Molière : paysans, usuriers et traditions féodales

Le Ballet des Muses, à Saint-Germain-en-Laye, a consisté en une série de comédies utilisant également la danse et le chant ; Molière y participe avec trois œuvres : Mélicerte, Pastorale comique, Le Sicilien ou l’Amour peintre.

On est dans l’esprit de la pastorale, ces histoires de campagne idéalisée, avec l’antiquité gréco-romaine en référence, avec la culture de la Renaissance en arrière-plan.

Il y a ainsi deux Molière : celui qui d’un côté, bourgeois, tend à l’idéologie représentée par l’humanisme et la peinture flamande, celui qui, de l’autre, contribuant à la monarchie absolue, est lié à l’idéologie de la Renaissance.

Lorsqu’il écrit Amphitryon, après ses trois œuvres pour le Ballet des muses, il sert ainsi le Roi soleil, qui est en quelque sorte représenté par Jupiter, qui lui-même prend l’apparence d’Amphitryon afin de charmer, en fait abuser, sa femme Alcmène.

Mercure prend, lui, l’apparence du valet, qui s’appelle Sosie et philosophe sur ce « sosie » qu’il retrouve devant lui :

« Sosie

Il ne ment pas d’un mot à chaque repartie,
Et de moi je commence à douter tout de bon.
Près de moi, par la force, il est déjà Sosie ;
Il pourrait bien encor l’être par la raison.
Pourtant, quand je me tâte, et que je me rappelle,
Il me semble que je suis moi.
Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle,
Pour démêler ce que je voi ?
Ce que j’ai fait tout seul, et que n’a vu personne,
À moins d’être moi-même, on ne le peut savoir. »

Une autre comédie-ballet suit, qui n’aura guère de succès : George Dandin ou le Mari confondu. Riche paysan, Georges Dandin achète un titre de noblesse et est devenu Monsieur de la Dandinière, il se marie avec une famille noble désargentée, mais sa femme le méprise et s’empresse de se laisser courtiser.

La pièce consiste donc en la description des malheurs du paysan, comme la scène d’exposition le présente même directement, dans une sorte d’adresse au public :

« George Dandin

Ah ! Qu’une femme Demoiselle est une étrange affaire, et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme ! La noblesse de soi est bonne, c’est une chose considérable assurément ; mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très bon de ne s’y point frotter. Je suis devenu là-dessus savant à mes dépens, et connais le style des nobles lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos personnes : c’est notre bien seul qu’ils épousent, et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier en bonne et franche paysannerie, que de prendre une femme qui se tient au-dessus de moi, s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout mon bien je n’ai pas assez acheté la qualité de son mari. George Dandin, George Dandin, vous avez fait une sottise la plus grande du monde. Ma maison m’est effroyable maintenant, et je n’y rentre point sans y trouver quelque chagrin. »

Cependant, au-delà du portrait du paysan parvenu qui vient se fracasser sur les exigences féodales – une contradiction évidente, qui ne se résoudra que lorsque le capitalisme se développera plus avant – on a de nouveau la figure de la femme se libérant, s’arrachant à la féodalité.

« Angélique

Oh ! les Dandins s’y accoutumeront s’ils veulent. Car pour moi, je vous déclare que mon dessein n’est pas de renoncer au monde, et de m’enterrer toute vive dans un mari. Comment ? parce qu’un homme s’avise de nous épouser, il faut d’abord que toutes choses soient finies pour nous, et que nous rompions tout commerce avec les vivants ? C’est une chose merveilleuse que cette tyrannie de Messieurs les maris, et je les trouve bons de vouloir qu’on soit morte à tous les divertissements, et qu’on ne vive que pour eux. Je me moque de cela, et ne veux point mourir si jeune.

George Dandin

C’est ainsi que vous satisfaites aux engagements de la foi que vous m’avez donnée publiquement ?

Angélique

Moi ? je ne vous l’ai point donnée de bon cœur, et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous ? Vous n’avez consulté, pour cela, que mon père et ma mère ; ce sont eux proprement qui vous ont épousé, et c’est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l’on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi, et que vous avez prise sans consulter mes sentiments, je prétends n’être point obligée à me soumettre en esclave à vos volontés ; et je veux jouir, s’il vous plaît, de quelque nombre de beaux jours que m’offre la jeunesse, prendre les douces libertés que l’âge me permet, voir un peu le beau monde, et goûter le plaisir de ouïr dire des douceurs. Préparez-vous-y, pour votre punition, et rendez grâces au Ciel de ce que je ne suis pas capable de quelque chose de pis. »

Le problème de Molière est qu’ici, s’il dénonce les mœurs féodales et leur inhumanité, il ne peut pas aller trop loin dans le portrait, car cela amènerait à rejeter la monarchie absolue elle-même. L’Avare, pièce qui suit George Dandin ou le Mari confondu, sera ainsi également un échec.

Ce n’est que par la suite que cette pièce sera reconnue comme ayant de la valeur, au point d’être la seconde pièce la plus jouée à la Comédie française après Tartuffe.

C’est très révélateur de la fonction idéologique de L’Avare. Molière pouvait avoir du succès dans la mesure où il était un portraitiste bourgeois utilisé par la monarchie absolue dans le cadre d’une alliance contre la féodalité.

Cependant, L’Avare se concentre sur la question du rapport entre la bourgeoisie et le style de vie exigé à l’époque par la cour.

Pour le paysan Georges Dandin, la bourgeoisie ne pouvait que regretter son triste sort dans la mesure où c’était un parvenu, tout en se moquant en même temps de ses traditions paysannes féodales.

Pour l’Avare, la cour méprisait la figure de l’usurier, composante essentielle de la féodalité, symbole d’une logique rejetant tout principe de culture au nom de l’argent. Si l’on rit de l’avare, c’est parce qu’on rit de l’usurier, comme le fameux passage où il découvre le vol de sa cassette enterrée dans le jardin et contenant son argent :

« Harpagon.

Harpagon criant au voleur dès le jardin, et venant sans chapeau.
Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné ; on m’a coupé la gorge : on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? n’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. (À lui-même, se prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin… Ah ! c’est moi ! Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde. »

Mais la bourgeoisie ne pouvait pas appuyer une critique de quelqu’un accumulant du capital et revendiquant la frugalité, même si l’usurier est très différent du capitaliste…

En critiquant l’Avare comme figure, Molière assume ainsi l’idéologie dominante, où la bourgeoisie est déjà en recul sur le plan idéologique dans la mesure où elle est obligée de bricoler son échec à assumer le protestantisme, ce qui amène à la genèse d’une sorte de catholicisme d’esprit déiste, que l’on retrouve chez Descartes, Rousseau, Voltaire, la franc-maçonnerie, etc.

Mais la bourgeoisie, si elle accepte cela, ne peut pas prendre partie de manière réelle dans cette bataille qui ne lui est, en fin de compte, que d’un intérêt secondaire, alors qu’inversement l’idéologie de la monarchie absolue – paraître, civilisation et raison d’Etat – se donne comme tâche d’écraser toutes les autres idéologies sous sa pression.

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