Molière : triomphe du baroque

Molière ne s’arrache donc pas à la soumission à la cour. La Comtesse d’Escarbagnas est une comédie-ballet, sans grande envergure, mais soulignant la séparation entre Paris et la province sur le plan des mœurs. A ce titre, elle célèbre la séparation villes-campagnes, en affirmant la cour et en abaissant l’aristocratie.

Le ton est le même avec Le Malade imaginaire, comédie-ballet où la pièce qui se moque des médecins est entrecoupé de danses, de chants, et de scènes à la gloire du roi et du mode de la vie de la cour.

« Tous

Joignons tous dans ces bois
Nos flûtes et nos voix :
Ce jour nous y convie
Et faisons aux échos redire mille fois :
LOUIS est le plus grand des rois ;
Heureux, heureux qui peut lui consacrer sa vie !

Dernière et grande entrée de ballet

Faunes, bergers et bergères, tous se mêlent, et il se fait entre eux des jeux de danse ; après quoi ils se vont préparer pour la comédie. »

Comme régulièrement dans les pièces de Molière, les médecins sont présentés comme des obscurantistes, des membres zélés de la féodalité. Le pouvoir royal est ouvertement présenté comme un obstacle progressiste à l’obscurantisme des médecins.

On a ainsi cette scène où le médecin est scandalisé que sa profession ait parfois à rendre des comptes :

« Argan

N’est-ce pas votre intention, monsieur, de le pousser à la cour, et d’y ménager pour lui une charge de médecin ?

Monsieur Diafoirus

A vous en parler franchement, notre métier auprès des grands ne m’a jamais paru agréable ; et j’ai toujours trouvé qu’il valait mieux pour nous autres demeurer au public. Le public est commode. Vous n’avez à répondre de vos actions à personne ; et, pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands, c’est que, quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent.

Toinette

Cela est plaisant ! et ils sont bien impertinents de vouloir que, vous autres messieurs, vous les guérissiez. Vous n’êtes point auprès d’eux pour cela ; vous n’y êtes que pour recevoir vos pensions et leur ordonner des remèdes ; c’est à eux à guérir s’ils peuvent.

Monsieur Diafoirus

Cela est vrai. On n’est obligé qu’à traiter les gens dans les formes. »

Molière oppose ainsi la joie de vivre de la cour aux remèdes des médecins. Les XVIIe et XVIIIe siècles sont de fait marqués par les « lavements » comme remèdes « miracles », au moyen de seringues enfoncés dans le rectum et propulsant des liquides dans l’intestin.

La pièce se moque de la méthode et de ses médecins qui ont pour habitude de parler finalement à des postérieurs de personnes crédules :

« Monsieur Fleurant, à Béralde.

De quoi vous mêlez-vous, de vous opposer aux ordonnances de la médecine, et d’empêcher monsieur de prendre mon clystère ? Vous êtes bien plaisant d’avoir cette hardiesse-là !

Béralde

Allez, monsieur ; on voit bien que vous n’avez pas accoutumé de parler à des visages.

Monsieur Fleurant

On ne doit point ainsi se jouer des remèdes et me faire perdre mon temps. Je ne suis venu ici que sur une bonne ordonnance ; et je vais dire à monsieur Purgon comme on m’a empêché d’exécuter ses ordres et de faire ma fonction. Vous verrez, vous verrez…

Argan

Mon frère, vous serez cause ici de quelque malheur.

Béralde

Le grand malheur de ne pas prendre un lavement que monsieur Purgon a ordonné ! »

« Monsieur Purgon

Un clystère que j’avais pris plaisir à composer moi-même. »

« Monsieur Purgon

Inventé et formé dans toutes les règles de l’art. »

« Monsieur Purgon

Et qui devait faire dans les entrailles un effet merveilleux. »

Le problème est toutefois le même que pour l’affirmation des droits des femmes. Comment organiser socialement le changement ?

La pièce oscille ainsi entre l’idéologie baroque – la science est, en fait, prétentieuse et vaine – et l’idéologie matérialiste célébrant la nature comme étant rationnelle.

Voici deux extraits significatifs :

« Argan

Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu’un homme en puisse guérir un autre ?

Béralde

Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères, jusques ici, où les hommes ne voient goutte ; et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose.

Argan

Les médecins ne savent donc rien, à votre compte ?

Béralde

Si fait, mon frère. Ils savent la plupart de fort belles humanités, savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir et les diviser ; mais, pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent pas du tout. »

« Argan

C’est que vous avez, mon frère, une dent de lait contre lui. Mais, enfin, venons au fait. Que faire donc quand on est malade ?

Béralde

Rien, mon frère.

Argan

Rien ?

Béralde

Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature, d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout ; et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies. »

Molière, de fait, cède au baroque. On retrouve le principe de la « mise en abyme », puisqu’il est parlé de lui dans la pièce, et on a donc lui comme personnage se moquant de lui-même. La triste ironie est qu’il mourra après une représentation de cette pièce, après avoir joué un malade imaginaire alors que lui-même était réellement malade.

Voici la mise en abyme.

« Argan

Ouais ! vous êtes un grand docteur, à ce que je vois, et je voudrais bien qu’il y eût ici quelqu’un de ces messieurs, pour rembarrer vos raisonnements et rabaisser votre caquet.

Béralde

Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la médecine ; et chacun, à ses périls et fortune, peut croire tout ce qu’il lui plaît. Ce que j’en dis n’est qu’entre nous ; et j’aurais souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes et, pour vous divertir, vous mener voir, sur ce chapitre, quelqu’une des comédies de Molière.

Argan

C’est un bon impertinent que votre Molière, avec ses comédies ! et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins !

Béralde

Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.

Argan

C’est bien à lui à faire, de se mêler de contrôler la médecine ! Voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps des médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces messieurs-là.

Béralde

Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des hommes ? On y met bien tous les jours les princes et les rois qui sont d’aussi bonne maison que les médecins.

Argan

Par la mort non de diable ! si j’étais que des médecins, je me vengerais de son impertinence ; et, quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours. Il aurait beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement ; et je lui dirais : « Crève, crève ; cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté. »

Béralde

Vous voilà bien en colère contre lui.

Argan

Oui. C’est un malavisé ; et, si les médecins sont sages, ils feront ce que je dis.

Béralde

Il sera encore plus sage que vos médecins, car il ne leur demandera point de secours.

Argan

Tant pis pour lui, s’il n’a point recours aux remèdes.

Béralde

Il a ses raisons pour n’en point vouloir, et il soutient que cela n’est permis qu’aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie ; mais que, pour lui, il n’a justement de la force que pour porter son mal.

Argan

Les sottes raisons que voilà ! Tenez, mon frère, ne parlons point de cet homme-là davantage ; car cela m’échauffe la bile et vous me donneriez mon mal. »

L’idéologie baroque est ainsi finalement prédominante. Une servante se déguise en médecin de 99 ans à la va-vite, et la « confusion » triomphe, typiquement dans l’esprit baroque :

« Béralde

J’ai lu des choses surprenantes de ces sortes de ressemblances, et nous en avons vu, de notre temps, où tout le monde s’est trompé.

Argan

Pour moi, j’aurais été trompé à celle-là ; et j’aurais juré que c’est la même personne. »

« Béralde

Il est vrai que la ressemblance est tout à fait grande ; mais ce n’est pas la première fois qu’on a vu de ces sortes de choses, et les histoires ne sont pleines que de ces jeux de la nature. »

Le fait qu’il suffise d’un habit de médecin pour devenir médecin est une critique de la prétention des médecins, mais joue également sur le fait que les apparences sont trompeuses, dans l’esprit du baroque encore une fois.

« Argan

Mais il faut savoir bien parler latin, connaître les maladies et les remèdes qu’il y faut faire.

Béralde

En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela ; et vous serez après plus habile que vous ne voudrez.

Argan

Quoi ! l’on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit-là ?

Béralde

Oui. L’on n’a qu’à parler avec une robe et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison. »

Le moment final, toujours baroque, consiste en une sorte de danse orientale où le malade imaginaire se voit attribuer le titre de médecin, l’illusion étant ouvertement mise en avant comme méthode.

« Toinette

Quel est votre dessein ?

Béralde

De vous divertir un peu ce soir. Les comédiens ont fait un petit intermède de la réception d’un médecin, avec des danses et de la musique ; je veux que nous en prenions ensemble le divertissement, et que mon frère y fasse le premier personnage.

Angélique

Mais, mon oncle, il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon père.

Béralde

Mais, ma nièce, ce n’est pas tant le jouer que s’accommoder à ses fantaisies. Tout ceci n’est qu’entre nous. Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite préparer toutes choses. »

Molière ne peut pas s’arracher à son époque : la monarchie absolue, avec son classicisme comme baroque français, limite son projet dans ses fondements mêmes.

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