Le passage le plus connu des Essais touche, paradoxalement, la religion. Michel de Montaigne y prend la défense de Ramon Sibiuda (vers 1385 – 1436), un théologien catalan, dans un chapitre très long, bien plus long que les autres. Il semble dédié également à Marguerite de Valois, fille de Henri II et de Catherine de Médicis, femme d’Henri de Navarre, le futur Henri IV.
Ce qui est très paradoxal, c’est que Michel de Montaigne raconte un nombre incroyable de choses dans ce chapitre, mais en tout cas pas de Raymond Sebon.
Il raconte avoir traduit une œuvre de Raymond Sebond à la demande de son père, qui s’y intéressait. C’est peut-être une couverture : Raymond Sebond considère en fait, dans la logique de la Renaissance, que la religion et la nature disent la même chose, que donc les sciences naturelles sont un moyen de retomber en quelque sorte sur la religion. C’est le fameux principe averroïste de la double vérité.
Michel de Montaigne explique d’ailleurs que l’œuvre de Raymond Sebond permet de rejeter les athées : en fait, il dit cela pour se couvrir d’une éventuelle critique de l’Église, prétextant d’aller d’une certaine manière aller affronter les athées sur leur propre terrain, celui de la nature.
Michel de Montaigne soutient donc Raymond Sebond dans son affirmation de la possibilité de la rationalité humaine :
« Le neud qui devrait attacher nostre jugement et notre volonté, qui devroat étreindre notre âme et joindre à notre Créateur, ce devrait être un neud prenant ses repliz et ses forces, non pas de nos considérations, de nos raisons et passions, mais d’une étreinte divine et supernaturelle, n’ayant qu’une forme, un visage, et un lustre, qui est l’authorité de Dieu et sa grâce. Or notre cœur et notre âme étant régie et commandée par la foi, c’est raison qu’elle tire au service de son dessein toutes nos autres pièces selon leur portée.
Aussi n’est-il pas croyable, que toute cette machine n’ait quelques marques empreintes de la main de ce grand architecte, et qu’il n’y ait quelque image en les choses du monde raportant aucunement à l’ouvrier, qui les a bâties et formées. Il a laissé en ces hauts ouvrages le caractère de sa divinité, et ne tient qu’à notre imbecillité, que nous ne le puissions découvrir.
C’est ce qu’il nous dit lui-même, que ses opérations invisibles, il nous les manifeste par les visibles. Raymond Sebonde s’est travaillé à ce digne étude, et nous montre comment il n’est pièce du monde, qui démente son facteur.
Ce serait faire tort à la bonté divine, si l’univers ne consentait à notre créance. Le ciel, la terre, les éléments, notre corps et notre âme, toutes choses y conspirent : il n’est que de trouver le moyen de s’en servir : elles nous instruisent, si nous sommes capables d’entendre.
Car ce monde est un temple très saint, dedans lequel l’homme est introduit, pour y contempler des statues, non ouvrées de mortelle main, mais celles que la divine pensée a faite sensibles, le Soleil, les étoiles, les eaux et la terre, pour nous représenter les intelligibles. Les choses invisibles de Dieu, dit Saint Paul, apparaissent par la création du monde, considérant sa sapience éternelle, et sa divinité par ses œuvres. »
Les Essais
C’est là le point de vue le plus progressiste de la Renaissance, et c’est très clairement une affirmation de la double vérité. De par sa nature, l’être humain peut comprendre le monde, la religion existe déjà dans sa nature même, puisque Dieu l’a fait. C’est très clairement d’une nature humaine divine dont nous parle Michel de Montaigne.
Cependant, à l’opposé du calvinisme qui est universaliste, Michel de Montaigne raisonne en parlant de cas chaque fois différent ; la nature divine de l’être humain est un prétexte pour ériger en science la politique. C’est pour cela que le néo-stoïcisme a vaincu idéologiquement en France : il exprime les intérêts de la monarchie absolue.
Michel de Montaigne présenta sa vision du monde ainsi :
« Dans cet univers, je me laisse tranquillement aller, ignorant, selon la loi générale du monde. Je la connaîtrai bien assez quand j’en ressentirai les effets : ma science ne saurait la faire changer de route. Elle ne se modifiera pas pour moi, ce serait folie de l’espérer, et plus grande folie encore de s’en mettre en peine, puisqu’elle est nécessairement la même, publique et commune à tous. La qualité et les capacités du gouverneur doivent nous décharger complètement et sans réserve du soin de son gouvernement. Les recherches et les spéculations philosophiques ne sont que les aliments de notre curiosité. »
Il faut donc se comporter de manière vertueuse ; ce qui compte, c’est la morale dominante, et l’adéquation de sa conscience avec ce qui est nécessaire. Or, Michel de Montaigne n’a pas parlé, jamais, des valeurs religieuses ; ses exemples sont tous tirés de l’antiquité gréco-romaine, d’une interrogation politique. La morale de Michel de Montaigne n’est donc pas religieuse, mais directement politique, avec une conscience indépendante.
Il ne pouvait soutenir le calvinisme, car il était déjà hors du schéma de la religion ; le prix à payer cependant pour l’averroïsme politique est de soumettre le matérialisme au roi, contre la religion. Voici plusieurs exemples de comment Montaigne présente les nécessités morales laïques :
« Envers Dieu comme envers leur conscience, l’offense se-rait aussi grande d’éprouver du désir que de s’y livrer. Et ce sont des actions par elles-mêmes cachées et secrètes; il serait donc bien facile d’en dérober quelques-unes à la connaissance d’autrui, sur laquelle repose l’honneur, si elles n’avaient d’autre respect envers leur devoir, et d’affection pour la chasteté en elle-même. Toute personne d’honneur choisit plutôt de perdre son honneur que sa conscience. »
Les Essais
« Il faut aller à la guerre pour y faire son devoir, et en attendre cette récompense, qui ne peut manquer d’accompagner toute belle action, pour occulte qu’elle soit, et même les pensées vertueuses: le contentement qu’une conscience bien formée ressent intimement d’avoir bien agi. Il faut être courageux pour soi-même, et pour cet avantage que comporte le fait d’avoir un cœur ferme et solide, face aux assauts du hasard.
« La vertu ignore les échecs honteux,
Elle brille d’un éclat sans mélange;
Elle ne prend ni ne quitte les faisceaux consulaires
Au gré des passions populaires. » [Horace]Ce n’est pas pour se montrer que l’âme doit jouer son rôle, c’est à l’intérieur de nous, là où seuls nos propres yeux peuvent pénétrer; là, elle nous protège de la peur de la mort,des souffrances et même de la honte; là, elle nous renforce contre la perte de nos enfants, de nos amis, de notre fortune. Et quand l’opportunité s’en présente, elle nous mène aussi aux périls de la guerre.
« Non pour un quelconque profit, mais pour l’honneur qui
s’attache à la vertu elle-même. » [Cicéron]Ce profit est bien plus grand, et plus digne d’être attendu et espéré que l’honneur et la gloire, quine sont pas autre chose qu’un jugement favorable porté sur nous. »
Les Essais
Voici un passage résumant de manière synthétique la pensée politique de Michel de Montaigne :
« Celui qui s’aventure dans la foule doit savoir se détourner, serrer les coudes, reculer ou avancer, voire quitter le chemin qu’il s’était tracé, en fonction de ce qu’il rencontre. Il ne peut vivre à son idée, il lui faut suivre celles des autres ; non selon ce qu’il se propose, mais ce qu’on lui propose; selon le temps, selon les gens, et selon les affaires. »
Les Essais