Michel de Montaigne appartient au camp des politiques, qui entendent préserver la loyauté et la légitimité du régime face à tout trouble ; l’État prime sur tout. À ce titre, Michel de Montaigne n’est pas un réel humaniste : s’il était conséquent, il prendrait partie pour les calvinistes, qui représentent le camp du progrès.
La bourgeoisie prétend souvent que Michel de Montaigne serait le seul « intellectuel » d’une période barbare, un naïf parlant de lui-même ; c’est ce que formula par exemple Voltaire au XVIIIe siècle, le présentant comme suit :
« Un gentilhomme campagnard du temps de Henri III, qui est savant dans un siècle d’ignorance, philosophe parmi les fanatiques, et qui peint sous son nom nos faiblesses et nos folies, est un homme qui sera toujours aimé. »
Qualifier de « siècle d’ignorance » celui où émerge le calvinisme est absolument absurde. On ne peut présenter ainsi Michel de Montaigne que si on nie le calvinisme et qu’on ne retient que deux fractions : les catholiques et les politiques, en considérant comme Henri IV que les politiques sont le bon camp.
Au sujet de Michel de Montaigne, on devrait dire en réalité qu’au pays des aveugles, les borgnes sont rois ; il est grand par rapport aux catholiques, mais petit par rapport aux calvinistes qui eux portent alors le progrès en France.
Voici justement comment il fait référence à un épisode où un catholique, devant être assassiné, fait preuve de charité, témoignant de la « supériorité » de sa propre religion, alors qu’en fait ce qui est mis en avant c’est l’esprit magnanime au nom de la raison d’État, en raison du nécessaire refus des factions :
« Jacoues Amyot, grand aumônier de France, me récita un jour cette histoire à l’honneur d’un prince des nôtres (et nôtre était-il à très bonnes enseignes, encore que son origine fût étrangère), que durant nos premiers troubles, au siège de Rouen, ce prince ayant été averti par la reine, mère du roi, d’une entreprise qu’on faisait sur sa vie, et instruit particulièrement par ses lettres de celui qui la devait conduire à chef, qui était un gentilhomme angevin ou manceau, fréquentant lors ordinairement pour cet effet la maison de ce prince, il ne communiqua à personne cet avertissement ;
mais, se promenant lendemain au mont Sainte-Catherine, d’où se faisait notre batterie à Rouen (car c’était au temps que nous la tenions assiégée), ayant à ses côtés ledit seigneur grand aumônier et un autre évêque, il aperçut ce gentilhomme qui lui avait été remarqué, et le fit appeler.
Comme il fut en sa présence, il lui dit ainsi, le voyant déjà pâlir et frémir des alarmes de sa conscience :
« Monsieur de tel lieu, vous vous doutez bien de ce que je vous veux, et votre visage le montre.
Vous n’avez rien à me cacher, car je suis instruit de votre affaire si avant, que vous ne feriez qu’empirer votre marché d’essayer à le couvrir. Vous savez bien telle chose et telle (qui étaient les tenants. et aboutissants des plus secrètes pièces de cette menée) ; ne faillez sur votre vie à me confesser la vérité de tout ce dessein. »
Quand ce pauvre homme se trouva pris et convaincu (car le tout avait été découvert à la reine par l’un des complices), il n’eut qu’à joindre les mains et requérir la grâce et miséricorde de ce prince, aux pieds duquel il se voulut jeter; mais il l’en garda, suivant ainsi son propos :
« Venez çà ; vous ai-je autrefois fait déplaisir ? ai-je offensé quelqu’un des vôtres par haine particulière? Il n’y a pas trois semaines que je vous connais, quelle raison vous a pu mouvoir à entreprendre ma mort ? »
Le gentilhomme répondit à cela d’une voix tremblante, que ce n’était aucune occasion particulière qu’il en eût, mais l’intérêt de la cause générale de son parti; et qu’aucuns lui avaient persuadé que ce serait une exécution pleine de piété, d’extirper, en quelque manière que ce fût, un si puissant ennemi de leur religion. »
Or, suivit ce prince, je vous veux montrer combien., la religion que je tiens est plus douce que celle de quoi vous faites profession.
La vôtre vous a conseillé de me tuer sans m’ouïr, n’ayant reçu de moi aucune offense ; et la mienne me commande que je vous pardonne, tout convaincu que vous êtes de m’avoir voulu homicider sans raison.
Allez vous-en, retirez-vous, que je ne vous voie plus ici ; et, si vous êtes sage, prenez dorénavant en vos entreprises des conseillers plus gens de bien que ceux-là. » »
La référence à Jacques Amyot n’est nullement une anecdote qui devrait quelque chose au hasard : celui-ci a joué un rôle important pour l’affirmation des politiques.
C’est Jacques Amyot (1513-1593) qui est celui qui a permis de fournir à Michel de Montaigne les armes idéologiques dont François Rabelais ne disposait pas. Il a en effet traduit les œuvres de Plutarque (46-125), dont la nature est évidemment à rapprocher des Essais. On a en effet deux types d’oeuvres :
– d’un côté des biographies : est ainsi publiée en 1559 Les vies des hommes illustres grecs et romains, comparées l’une avec l’autre par Plutarque ;
– de l’autre des réflexions morales : en 1572 sont publiées les Œuvres morales de Plutarque.
Les Essais sont précisément la combinaison d’exemples biographiques et de réflexions morales.
En fait, Michel de Montaigne va littéralement s’appuyer – pour ne pas dire piller – les biographies traduites par Jacques Amyot pour établir son œuvre.
Cette convergence ne doit pas surprendre.
De la même manière que la famille de Montaigne est issue de la bourgeoisie rejoignant l’administration, Jacques Amyot a confondu sa vie avec l’État.
Il vient d’une famille pauvre, son père étant mégissier (c’est-à-dire un tanneur de peaux) et c’est sa liaison avec les rois qui fit sa fortune, lui-même en donnant une partie à son frère Jean qui deviendra ainsi conseiller à la Cour des Comptes.
Précepteur des neveus de l’abbé de Saint-Ambroux, il se voit remis le bénéfice de l’abbaye de Bellezane à l’initiative de François Ier et en profite pour aller en Italie, à Venise, pour noter les manuscrits de Plutarque, à la Bibliothèque de Saint Marc.
A son retour, il devient le précepteur de deux enfants d’Henri II, qui deviendront Charles IX et Henri III.
Dans son parcours, il sera nommé évêque d’Auxerre, grand aumônier de France, commandeur de l’ordre du Saint-Esprit.
Il est même présent lors de l’assassinat des Guise par Henri III, épisode précédant l’avènement d’Henri IV ; c’est bien dire à quel point ce religieux est un membre de la faction royale.
La pression de la faction catholique – la Ligue – qui s’ensuit est telle qu’il est par contre victime d’une excommunication, obligé de demander son absolution au légat du pape. Il se retire dans son diocèse, où il meurt en 1594.
Michel de Montaigne va faire dans les Essais de multiples références à Jacques Amyot, saluant son importance capitale. Il dit ainsi, de manière solennelle au sujet de sa traduction de Plutarque :
« Je donne, avec raison, ce me semble, la palme à Jacques Amyot sur tous nos écrivains français non seulement pour la naïveté du langage, en quoi il surpasse tous autres, ni pour la constance d’un si long travail, ni pour la profondeur de son savoir, ayant pu développer si heureusement un auteur si épineux et ferré (…), mais surtout je lui sais bon gré d’avoir su trier et choisir un livre si digne et si à propos pour en faire présent à son pays.
Nous autres ignorants, nous étions perdus si ce livre ne nous eût relevés du bourbier ; sa merci, nous osons à cette heure et, parler et écrire ; les dames en régentent les maîtres d’école ; c’est notre bréviaire. »
Voici un autre passage tout à fait significatif du rôle de Jaques Amyot.
Michel de Montaigne le salue pour avoir laissé les noms en latin, histoire de ne pas se perdre avec des traductions bancales en français.
Toutefois, dans le prolongement de cela, il attaque directement le fait que les noms des aristocrates soient liés à leurs terres, car n’importe qui s’appropriant à un moment donné ces terres peut se prévaloir d’un prestige lié à une personne à laquelle il n’y a pourtant pas de liaison historique ou familiale.
Outre que c’est cocasse, car la famille De Montaigne a acquis ce nom en achetant une terre, on voit ici que ce qui compte c’est la valeur d’une personne et non son appartenance familiale.
On a ici une utilisation de l’honneur pour ainsi dire romain, de type étatique, contre la féodalité.
« Item, je sais bon gré à Jacques Amyot d’avoir laissé, dans le cours d’une oraison française, les noms latins tout entiers, sans les bigarrer et changer pour leur donner une cadencé française.
Cela semblait un peu rude au commencement, mais déjà l’usage, par le crédit de son Plutarque, nous en a ôté toute l’étrangeté.
J’ai souhaité souvent que ceux qui écrivent les histoires en latin, nous laissassent nos noms tous tels qu’ils sont : car, en faisant de Vaudemont, Vallemontanus, et les métamorphosant pour les garber à la grecque ou à la romaine, nous ne savons où nous en sommes et en perdons la connaissance.
Pour clore notre conte, c’est un vilain usage, et de très mauvaise conséquence en notre France, d’appeler , chacun par le nom de sa terre et seigneurie, et la chose du monde qui fait plus mêler et méconnaître les races.
Un cadet de bonne maison, ayant eu pour son apanage une terre sous le nom de laquelle il a été connu et honoré, ne peut honnêtement l’abandonner; dix ans après sa mort, la terre s’en va à un étranger qui en fait de même : devinez où nous sommes de la connaissance de ces hommes.
Il ne faut pas aller querir d’autres exemples que de notre maison royale, où autant de partages, autant de surnoms; cependant l’originel de la tige nous est échappé. »
La référence à Jacques Amyot témoigne ainsi de la nature anti-féodale de l’œuvre de Michel de Montaigne ; les Essais relèvent de l’idéologie des politiques, de la faction royale.