Avoir son avis pour soi, c’est forcément pratiquer la double vérité : on apparaît d’une certaine manière, aux yeux de l’Église, mais on a un avis personnel. Les commentateurs bourgeois ne sont jamais arrivés à trancher sur le caractère religieux ou non de Michel de Montaigne.
Tout comme pour Molière, ils soupçonnent l’athéisme, mais ils voient que dans sa vie, Michel de Montaigne a respecté la religion, que dans les Essais le catholicisme est mis en avant. Ils ratent en fait le principe averroïste de présenter de manière indirecte les thèses de l’athéisme, en raison de la censure et de la répression.
On sait que chaque page des Essais contient une ou plusieurs citations d’auteur de l’antiquité, qu’il s’agit d’une oeuvre de réflexion, avec un regard critique sur soi-même. Il y a de la curiosité, un travail réel qui est fait.
Or, Michel de Montaigne explique que pour apprécier la religion, il ne fait pas juger, il faut être pratiquement idiot. En apparence on a une soumission à l’immensité de la religion, en réalité vue l’arrière-plan c’est une dénonciation indirecte et brutale :
« Une âme exempte de préjugés se trouve bien avantagée sur le chemin de la tranquillité. Ceux qui jugent et critiquent leurs juges ne s’y soumettent jamais comme ils le devraient. Les esprits simples et peu curieux sont – ô combien! – plus dociles et plus faciles à conduire selon les lois religieuses et politiques que ces esprits qui surveillent en pédagogues les choses divines et humaines. »
Les Essais
Voici un autre exemple indirect. Aristote avait été subtilisé au matérialisme par l’Église, par l’intermédiaire de Thomas d’Aquin. Le vocabulaire de la pensée d’Aristote servait à la mise en avant, incompréhensible, du savoir religieux.
Michel de Montaigne ne peut pas lui opposer un matérialisme formant un système complet. Donc il va attaquer le fait d’avoir un système complet, et viser non pas l’Église, mais Aristote… Les religieux se cachent derrière des discours incompréhensibles et en latin, pour manipuler les gens…
« Aristote est le « prince » des dogmatiques, et pourtant c’est lui qui nous apprend que savoir beaucoup conduit à douter encore plus. On le voit souvent s’envelopper volontairement d’une obscurité si épaisse et si impénétrable qu’il est impossible d’y déceler quelle est son opinion: c’est en somme du « pyrrhonisme » sous une forme affirmative (…).
L’obscurité est une monnaie que les savants utilisent comme ceux qui font des tours de passe-passe, pour dissimuler la faiblesse de leur science, dont la sottise humaine se contente fort bien. »
Les Essais
Voici deux autres exemples, bien plus flagrants, et donc plus risqués pour Michel de Montaigne. Il parle de la découverte de peuples d’autres contrées, et il y voit qu’il y a des formes religieuses strictement équivalentes. C’est là relativiser le catholicisme !
Pire encore : il ne fait pas que constater cela, car il donne une multitude d’exemples où les mœurs sont équivalentes. Ce qui est une preuve qu’en réalité, la religion est née comme préjugé naturel, qu’il n’y a rien d’universel…
« On trouva aussi des hommes qui étaient vraiment à l’image de nos confesseurs ; de même que l’usage des mitres, le célibat des prêtres, l’art de la divination par les entrailles des animaux sacrifiés ; l’abstinence de toute sorte de chair et de poisson pour leur nourriture ; la même façon, chez les prêtres, d’utiliser dans leurs offices une langue particulière, et non la langue courante ; et encore cette idée que le premier dieu fut chassé par un autre qui était son frère aîné ; que les hommes furent créés avec toutes sortes d’avantages qui leur ont été retirés depuis à cause de leurs péchés : leur territoire changé, leur condition naturelle dégradée ; le fait qu’autrefois ils ont été submergés par une inondation venue du ciel, que seul un petit nombre de familles en réchappèrent en se réfugiant dans les grottes de montagnes élevées, dont ils bouchèrent l’entrée, de telle façon que l’eau ne put y entrer, après y avoir enfermé plusieurs sortes d’animaux. Quand la pluie vint à cesser, ils en firent sortir des chiens, et voyant que ceux-ci revenaient bien propres et mouillés, ils en conclurent que l’eau n’avait pas encore beaucoup baissé.
Mais quand ils en eurent fait sortir d’autres et qu’ils les virent revenir tout crottés, alors ils sortirent repeupler le monde qui leur apparut seulement rempli de serpents.
On a même trouvé, dans certains endroits, la croyance au Jugement Dernier, de sorte que les habitants s’offensaient grandement du comportement des Espagnols qui dispersaient les os des trépassés en fouillant les trésors des sépultures, disant que ces os séparés ne pourraient pas facilement être rassemblés ; on a rencontré aussi dans ces contrées un trafic qui se fait par le troc et non autrement, dans des foires et sur des marchés, de nains et d’individus difformes, pour l’ornement des tables des princes ; l’usage de la fauconnerie selon la nature des oiseaux ; des impôts très lourds ; des raffinements dans le jardinage ; des danses et des sauts de saltimbanques ; de la musique instrumentale ; l’usage des armoiries ; des jeux de paume, les jeux de dés et de hasard pour lesquels ils se passionnent souvent au point de s’y mettre en jeu eux-mêmes avec leur liberté ; une médecine reposant uniquement sur la magie ; une façon d’écrire par le moyen de figures ; la croyance en un seul premier homme, père de tous les peuples ; le culte d’un dieu qui vécut autrefois comme un homme dans une parfaite virginité, dans le jeûne et la pénitence, prêchant la loi de la nature et pratiquant des cérémonies religieuses, et qui disparut du monde sans subir de mort naturelle ; la croyance aux géants ; l’usage de s’enivrer par des breuvages et de boire le plus possible ; celui des ornements religieux peints d’ossements et de têtes de morts ; des surplis, de l’eau bénite, des goupillons ; des femmes et des serviteurs qui se disputent pour être brûlés et enterrés avec leur maître ou leur mari trépassé ; une règle qui veut que les aînés héritent de tous les biens, et que rien ne soit réservé au puîné [né immédiatement après l’un de ses frères ou l’une de ses sœurs], si ce n’est l’obéissance; une coutume, lors de l’accession à certaines fonctions de grande autorité, qui impose au promu de prendre un nouveau nom et d’abandonner le sien ; et celle de verser de la chaux sur le genou du nouveau-né en lui disant : « Tu viens de la poussière, et tu retourneras en poussière » — l’art de pratiquer les augures.
Ces pâles imitations de notre religion, que l’on a pu voir dans les exemples précédents, témoignent de sa divinité et de sa dignité. Elle ne s’est pas seulement insinuée dans tous les peuples infidèles de ce côté-ci, par une sorte d’imitation, mais également chez ces barbares, comme par l’effet d’une inspiration surnaturelle et commune.»
Les Essais
De là, Michel de Montaigne en arrive à une conclusion terrible : c’est la société où l’on vit qui décide pour nous quelle religion est la bonne. Les religions sont relatives, leurs vérités sont nationales, et certainement pas universelles comme elles le prétendent :
« Tout cela c’est un signe très évident que nous ne recevons notre religion qu’à notre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoivent. Nous nous sommes rencontrés au pays, où elle était en usage, ou nous regardons son ancienneté, ou l’autorité des hommes qui l’ont maintenue, ou craignons les menaces qu’elle attache aux mécréants, ou suivons ses promesses.
Ces considérations-là doivent être employées à notre créance, mais comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines. Une autre région, d’autres témoins, pareilles promesses et menaces, nous pourraient imprimer par même voie une créance contraire.
Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes ou Périgourdins ou Allemands. »
Les Essais
Cette dernière phrase a été un outil majeur de l’athéisme après Michel de Montaigne ; elle est devenue pratiquement un manifeste. En effet, pourquoi suivre une religion si toutes se valent ? Qu’est-ce qui fait que l’une plutôt que l’autre serait juste ? Elles apparaissent toutes commes ayant la même substance.
Voici encore un exemple de comment Michel de Montaigne se moque : il fournit un catalogue de peuples, et explique à la fin que l’un d’entre eux aurait raison.
Mais pourquoi ? Il ne le dit pas, car il provoque : il veut montrer que tout se vaut ici, qu’il n’y a nulle raison de considérer qu’une religion est mieux que l’autre. Il faut avoir un regard pragmatique ; la religion peut être un outil pour la faction royale, mais cela s’arrête là : il n’y a pas de vérité religieuse.
« L’autorité que Numa donna à ses lois en les plaçant sousle patronage de cette déesse, Zoroastre, législateur des Bactrienset des Perses la donna aux siennes sous le nom du dieu Oromasis; Trismégiste, chez les Égyptiens, invoqua Mercure; Zamolxis chezles Scythes, Vesta; Charondas, chez les Chalcides, Saturne; Minos, chez les Crétois, Jupiter; Lycurgue, chez les Lacédémoniens, Apollon.
Dracon et Solon, chez les Athéniens, Minerve. Toute société a un dieu à sa tête: c’est un faux dieu, sauf celui que Moïse établit pour le peuple de Judée à sa sortie d’Égypte. »
Les Essais
C’est là un averroïsme politique le plus complet : il y a deux vérités, et la vérité religieuse est secondaire, subordonnée, la faction royale ne doit pas en être dupe. La religion, c’est le bas niveau de la féodalité, ce sont les massacres :
« Amestris, mère de Xerxès, devenue vieille, fit ensevelirvivants en une seule fois quatorze jeunes gens des meilleures mai-sons de Perse, en l’honneur de quelque dieu souterrain, selon la religion du pays. Aujourd’hui encore, les idoles de Tenochtitlan sont scellées avec le sang de petits enfants, et n’aiment comme sacrifice que celui de ces âmes infantiles et pures: c’est une justice affamée de sang innocent.
« La religion a inspiré tant de crimes! » [Lucrèce] »
Les Essais
Citer Lucrèce, un matérialiste, pour condamner les religions – même si la religion catholique est épargnée en apparence – c’est exprimer une tendance très claire. Les Essais sont une œuvre extrêmement offensive, servant la cause anti-religieuse de la faction royale.