Lorsque dans les Essais, Michel de Montaigne annonce que c’est Etienne de La Boétie qui a écrit le Discours de la servitude volontaire, il fait une révélation à laquelle personne ne s’attendait. En feignant d’avoir voulu le publier, mais de ne plus le pouvoir, il attire l’attention de manière précise dessus.
En plaçant 29 poèmes à la place du Discours, il souligne bien l’importance de ce dernier, par son absence dont il est pourtant parlé, et qu’il faut même combler. En en parlant au sein d’un vaste discours philosophique sur l’amitié, il se couvre : s’il parle du Discours de la servitude volontaire, ce n’est qu’en référence à son ami… qui fut comme une partie de lui-même… Michel de Montaigne a de plus bien souligné par ailleurs qu’il a connu Etienne de La Boétie parce qu’il avait connu son Discours…
On a là une savante construction, qui est résolument politique, savamment calculée. L’arrière-plan le montre aisément.
Rappelons ici, en effet, que Michel de Montaigne était l’une des figures les plus proches, les plus intimes de Henri de Navarre, le futur Henri IV. Dans les Essais, il revendique un important rôle de négociateur entre factions des guerres de religion, qu’il ne raconte pas pour des raisons impérieuses de secret.
Un proche de Montaigne fut d’ailleurs Henri de Mesmes (1532-1596), seigneur de Roissy et provenant d’une grande famille aristocratique du Béarn. En août 1570, Henri de Mesmes fut responsable des négociations avec les chefs huguenots, dirigés par le maréchal de Biron ; il signa alors au nom du Roi la troisième paix de religion, appelé paix de Saint-Germain.
Or, ce qu’il y a d’intéressant ici, c’est qu’aucun manuscrit original du Discours de la servitude volontaire ne nous est parvenu… Il reste par contre trois copies, possédées par la Bibliothèque Nationale, dont l’une appartenait justement à Henri de Mesmes. Ce qu’on voit alors, c’est que ce dernier a, justement, écrit une réfutation du Discours.
On y trouve un résumé des positions de son auteur :
« Il déteste la Tyrannie et blâme notre servage. Ne sait quel nom lui donner. Il ne la met pas entre les états publics.
Montre la facilité de le défaire. Publie les victoires que la liberté a eues contre les Tyrans.
Puis il se repent de penser [à] un malade qui ne veut pas guérir et cherche la cause qui rend la tyrannie tolérable aux hommes.
La liberté est le droit de nature. Les bêtes le montrent.
Il y a trois sortes de tyrans. Tous ne valent rien.
On s’y assujettit par force ou par tromperie. Après la force, l’accoutumance nous y retient. C’est son propre fondement. »
La chose est entendue : Henri de Mesmes a considéré l’œuvre comme relevant de la littérature protestante dite monarchomaque. C’est bien la monarchie qui est visée. Cela rentre en contradiction absolue avec ce que prétend Montaigne – ou feint de prétendre – dans les Essais, arguant qu’il s’agirait d’une œuvre d’un adolescent l’ayant écrit simplement pour s’amuser.
Sachant que Henri de Mesmes était proche de Montaigne, que tous deux sont des diplomates de factions lors d’une guerre civile, qu’ils se connaissaient, on voit mal comment l’un peut prétendre que le texte est un jeu intellectuel, l’autre que c’est un texte relevant de la contestation monarchomaque !
Portons d’ailleurs un regard sur Etienne de La Boétie lui-même. Né à Sarlat, il est orphelin très tôt ; son père était un officier royal du Périgord, sa mère était la sœur du président du Parlement de Bordeaux.
Étienne de La Boétie fit ses études à l’Université d’Orléans et se situe dans la perspective française mêlant humanisme et Renaissance ; lui-même a traduit Plutarque et Xénophon. Ecrivant des poèmes, il fut également proche des poètes de la Pléiade, notamment Pierre de Ronsard, Jean Dorat, Jean-Antoine de Baif.
Lors de ses études, l’un de ses principaux professeurs fut pas moins qu’Anne du Bourg, magistrat calviniste dénonçant l’offensive royale anti-protestante et condamné à ce titre, étant pendu, puis brûlé en 1559. Anne du Bourg devint alors un martyr, la principale figure de résistance à la répression royale anti-protestante.
Le meilleur ami d’Étienne de La Boétie à l’université était également Lambert Daneau, l’élève préféré d’Anne du Bourg, qui devint une grande figure de la théologie calviniste.
Cet environnement ne doit laisser aucun doute au fait que le Discours de la servitude volontaire correspond bien à la dynamique monarchomaque.
Etienne de La Boétie l’a-t-il cependant vraiment écrit ? Doit-on se fier à Michel de Montaigne ? L’œuvre n’est-elle pourtant pas apparue après tout qu’après la Saint-Barthélémy, alors qu’Etienne de La Boétie était déjà décédé ?
Michel Montaigne n’a-t-il pas écrit qu’Etienne de La Boétie l’aurait écrit à 18 ans, puis à 16 ans, ce qui met sa réalisation en 1548 ou en 1546, bien loin des affrontements du moments, les massacres de la Saint-Barthélémy ayant eu lieu en 1572 ?
Cela ne change pas fondamentalement la question de l’œuvre et l’une des interrogations reste tout de même de savoir pourquoi Montaigne a mis en valeur l’œuvre au sein des Essais, la confiant ainsi à l’attention de la postérité.
Ce qu’on va voir, c’est que le Discours de la servitude volontaire correspond à une tentative de théorie politique générale, dans l’esprit d’un compromis pro-monarchie des ailes modérées des factions catholique et protestante, sous l’égide des politiques, partisans d’une monarchie stable coûte que coûte, dont Montaigne est la grande figure intellectuelle avec ses Essais.
Le rapport direct entre Etienne de La Boétie, Michel de Montaigne et le Discours reste, par manque de documents, problématique; néanmoins, cela a son importance, même secondaire, et il est intéressant de connaître la thèse d’Arthur Armaingaud, publié dans un article intitulé Montaigne et La Boétie, paru en mars et en mai 1906 dans la Revue politique et parlementaire.
Celle-ci consiste en deux aspects : tout d’abord, que l’œuvre fait des allusions politiques à des faits datant d’après la mort d’Étienne de La Boétie, ensuite, que Montaigne serait le co-auteur de l’œuvre.
Il est indéniable que, quand on lit le Discours, on est amené à établir un rapprochement avec le style de Montaigne. On pourrait l’insérer dans les Essais sans réellement remarquer de différence. On a le même principe de références antiques à foison, avec une réflexion utilisant des digressions.
De plus, les critiques ont été obligés de reconnaître que, de par les allusions aux poésies de Pierre Ronsard, Joachim du Bellay et Jean-Antoine de Baïf, l’œuvre n’avait pas pu être écrite avant 1551. Cela remet en cause la datation donnée par Montaigne.
Arthur Armaingaud souligne de plus un passage qui, à ses yeux, ne pouvait viser que le roi Henri III et ses mignons, dans la tradition de la dénonciation protestation des mœurs décadentes de la cour, et spécifiquement de Henri III :
« Mais ô bon Dieu, que peut être cela ? Comment dirons-nous que cela s’appelle ? Quel malheur est celui la ?
Quel vice ou plutôt quel malheureux vice voir un nombre infini de personnes, non pas obéir, mais servir ; non pas être gouvernés, mais tyrannisés, n’ayant ni bien, ni parents, femmes ni enfants ni leur vie même qui soit a eux, souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d’une armée non pas d’un camp barbare contre lequel il faudrait dépendre son sang et sa vie devant, mais d’un seul ; non pas d’un Hercule ni d’un Samson, mais d’un seul hommeau, et le plus souvent le plus lâche et femelin de la nation ; non pas accoutumé à la poudre des batailles, mais encore a grand peine au sable des tournois, non pas qui puisse par force commander aux hommes, mais tout empêché de servir vilement à la moindre femmelette ; appellerons nous cela lâcheté ? »
Est explicitement visé ici un tyran aux mœurs homosexuelles de type efféminé, n’ayant aucune connaissance des valeurs chevaleresques propres à l’aristocratie. On a ici d’une certaine manière une référence à l’Antiquité, où la décadence était propre à la caste dominante, par exemple avec César, que Suétone décrit comme « le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris ».
Toutefois, la question des combats, des tournois, fait de ce passage indubitablement une allusion possible, voire franchement probable, à Henri III et ses mignons.
On notera que le passage « tout empêché de servir vilement à la moindre femmelette » signifie vraisemblablement « tout occupé à servir vilement à la moindre femmelette » ; c’est un argument contre Arthur Armaingaud utilisé dans la Revue d’histoire littéraire de la France, mais par femmelette on peut très bien considérer qu’il est parlé des mignons.
Quant au fait que Montaigne cite les vers et les auteurs en latin et que le Discours de la servitude volontaire les traduise, cela ne veut rien dire non plus : cela peut être pour donner le change. Tout cela est cependant bien secondaire et d’ailleurs fort discutable, alors que le contenu de l’œuvre en elle-même est porteur d’un message limpide, conforme à la revendication anti-tyrannique des protestants, au souci de stabilité des politiques, à l’inquiétude légitimiste catholique.