Otto Neurath voyait l’ISOTYPE comme contribution à l’unification de l’humanité, par l’intermédiaire d’un langage universel ; que sa ligne de réduction de l’information à une image ait pu si plaire à des gens liés historiquement au futurisme en dit long sur la nature subjectiviste de la quête d’un tel langage.
Il est essentiel ici de noter qu’Otto Neurath relevait de la tradition de la social-démocratie autrichienne consistant à séparer le marxisme en politique des questions philosophiques. C’était une voie commune avec Karl Kautsky, mais inversement totalement opposée à celle de Lénine.
Otto Neurath aida ainsi en 1928 à fonder le Verein Ernst Mach, l’association Ernst Mach, prenant ce philosophe comme référence, que Lénine avait dénoncé en mai 1909 dans le cadre des polémiques au sein de la social-démocratie russe.
Cette association posait la base de ce qui sera connu historiquement comme le cercle de Vienne, un nom choisi par Otto Neurath.
Le cercle de Vienne, qui se rendit public par le manifeste Wissenschaftliche Weltauffassung (Vision scientifique du monde), existait en pratique déjà depuis 1923 ; les figures les plus importantes en furent l’allemand Rudolf Carnap, Kurt Gödel, Richard von Mises, Moritz Schlick, Hans Hahn, le Finlandais Eino Kaila et le Norvégien Arne Næss (qui fondera le principe de « l’écologie profonde »), Felix Kaufmann, Edgar Zilsel, et Viktor Kraft.
Deux personnalités incontournables proches du cercle furent Ludwig Wittgenstein et Karl Popper. Tous ces auteurs, fuyant l’Allemagne nazie, joueront un capital dans l’émergence de la philosophie anglo-saxonne après 1945, sur la base de « l’empirisme logique », puis de la « philosophie analytique ».
Pour résumer l’approche du cercle de Vienne, il faut saisir son approche résolument anti-idéologique. Le cercle de Vienne, au-delà des différences notables de conceptions ou points de vue, affirme que tout doit se fonder sur l’expérience, et affirme que celle-ci doit être étudiée de manière analytique.
On comprend ici aisément qu’il s’agit, ni plus ni moins, que de l’équivalent strict du positivisme d’Auguste Comte, en Autriche, avec plusieurs décennies de retard. Il s’agit pareillement de réfuter tant la métaphysique et la théologie d’un côté, que le dogmatisme (c’est-à-dire le marxisme) de l’autre.
Le spectre idéologique – culturel des membres du cercle était ainsi particulièrement large, depuis une position conservatrice jusqu’à une expression favorable au communisme, comme avec Otto Neurath qui représentait l’aile gauche et qui lutta pour que soit publié une International Encyclopedia of Unified Science, une Encyclopédie de la science unifiée.
Incapable de saisir le matérialisme dialectique, Otto Neurath réactivait l’affirmation de la forme encyclopédique promue par la révolution française, comme lecture matérialiste du monde suffisante en soi. L’accumulation remplaçait l’esprit de synthèse.
Deux volumes seulement sortirent à partir de 1938, au lieu des 36 prévus (dont 10 d’images).
Pour Otto Neurath, comme pour le cercle de Vienne par ailleurs, « notre pensée est un outil », et ainsi « les théories scientifiques sont des événements sociologiques ».
Par conséquent, l’assemblage de toutes les connaissances ne peut que faire progresser l’humanité : c’est une démarche encyclopédiste qui a une prétention totale, mais est en fait extrêmement formelle, se présentant comme une accumulation pratiquement sans fin de ce qui permet le progrès. C’est la croyance en une pensée progressiste s’appuyant sur un matérialisme constatant la matière de manière séparée.
Une image connue dans le milieu des partisans de la « logique » et de l’empirisme est celle du navire, employée par Otto Neurath dans l’ouvrage Problèmes de l’économie de guerre :
« Nous sommes comme des marins qui en mer doivent reconstruire leur navire mais ne sont jamais en mesure de recommencer depuis le début.
Lorsqu’une poutre est enlevée, une nouvelle doit immédiatement la remplacer et pour cela le reste du navire est utilisé comme soutien.
De cette façon, en utilisant les vieilles poutres et le bois qui flotte, le navire peut-il être entièrement reformé, mais seulement par une reconstruction progressive. »
Ainsi, pour Otto Neurath un bon enseignant était celui qui savait le mieux « omettre » des choses, et il valait mieux « se rappeler d’images simplifiées que d’oublier des représentations justes ».
Son mot d’ordre réductionniste, reflet de sa philosophie cherchant à saisir une conception à partir de l’expérience, sans vue d’ensemble, est tout à fait clair dans sa nature :
« Les mots séparent, les images rapprochent. »
C’était là une intention louable, mais finalement une simple réédition du maître de la pédagogie, le Tchèque Comenius actif au 17e siècle, oubliant la question de la participation des masses au-delà de la simple compréhension formelle, niant la question de la transformation de la matière, de la primauté de la philosophie matérialiste dialectique comme poste de commandement.
C’est pour cette raison que, malgré la dimension progressiste d’Otto Neurath, l’URSS ne pouvait nullement se cantonner dans un réductionnisme de l’information, alors que l’ensemble des masses devait être protagoniste dans l’État soviétique.
Le matérialisme dialectique n’est pas un positivisme ; la vision du monde ne se résume pas à un encyclopédisme ou une accumulation de méthodes.