Publié dans L’Egalité du 19 mars 1882
Le matérialisme économique tel que nous l’a enseigné Karl Marx, bannit de l’histoire de l’évolution humaine toute conception idéaliste ; il nous apprend à ne pas rechercher les causes de l’évolution humaine dans l’action d’un être supérieur, placé en dehors et au-dessus du monde, ainsi que le font les déistes, ni dans la réalisation d’une idée préconçue et préexistante ainsi que le font les historiens et les politiciens idéalistes, qui croient que l’évolution humaine a pour but de réaliser un certain idéal de justice, de liberté, d’autonomie etc. [1], mais dans les transformations des milieux dans lesquelles vivent les sociétés humaines, dans leur action sur l’homme et dans la réaction que l’homme exerce sur ces milieux.
L’homme vit dans deux milieux, le milieu cosmique fourni par la nature, et le milieu économique, créé par l’homme.
L’histoire naturelle parvenue à sa phase philosophique depuis Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, Darwin, essaye d’expliquer comment les plantes et les animaux se sont modifiés, transformés en variétés et en espèces pour s’adapter aux conditions du milieu cosmique ou naturel, dont ils subissent l’influence [2].
L’homme subit ainsi que les plantes et les animaux, l’influence du milieu cosmique, de là les différences observées dans les races humaines ; mais l’homme s’est créé un milieu économique dont il subit aussi les actions.
— Les actions et réactions combinées de ces deux milieux sont les causes déterminatives de l’évolution de l’homme et des agglomérations humaines.
L’histoire de la formation de la terre nous prouve que le milieu cosmique évolue. A cette évolution cosmique Geoffroy Saint-Hilaire rattachait principalement sa théorie ; par exemple la transformation des reptiles en oiseaux ; il l’attribuait aux changements de l’atmosphère, qui en s’enrichissant d’oxygène permit l’existence d’animaux à sang chaud.
Mais le milieu cosmique évolue lentement, il faut des milliers et millions d’années pour qu’il s’y produise des changements de quelque importance ; pour cette raison les espèces animales et végétales paraissent fixes.
Mais le milieu économique évolue rapidement ; pour cette raison l’histoire de l’homme et des sociétés humaines comparées à celles des animaux et des sociétés animales présente une marche si mouvementée et si diversifiée ; pour cette raison il existe de si grandes différences entre les diverses races des hommes : entre l’intelligence d’un Parisien et d’un Fuégien il y a plus de différence qu’entre l’intelligence de différentes races de chiens et de singes.
Par conséquent c’est dans le milieu économique, dans son évolution que l’on doit chercher les causes déterminantes de l’évolution de l’homme et des sociétés humaines : c’est là que résident les causes de « la grandeur et de la décadence » des nations, des luttes civiles qui ont déchiré leur sein, des luttes étrangères qui ont ébranlé des continents ; c’est là que gisent profondément ensevelies loin du regard des idéalistes, les origines matérielles des religions, des philosophies hantant la tête humaine.
— Le milieu économique domine l’homme physique et intellectuel, comme le milieu cosmique domine l’animal physique et intellectuel.
Donnons un exemple de l’application de la nouvelle théorie.
On trouve encore en Asie, Océanie et même en Europe, des peupler ne connaissant pas la propriété privée de la terre, si ce n’est celle de la maison et du jardin attenant.
La terre est possédée collectivement par toute la tribu ; les terres arables sont divisées tous les ans ou tous les trois et sept ans entre les familles ; les bois et les pâturages restent toujours indivis.
Les dernières fouilles géologiques montrent que les premiers habitants de la France taillaient leurs armes de silex de la même façon que les taillent encore aujourd’hui les aborigènes de l’Australie : de même les historiens modernes retrouvent la propriété collective de la terre aux débuts de toute société humaine, malgré les différences de climat, de race.
La propriété collective est un des moules économiques dans lesquels l’humanité a été coulée.
Chez tous les peuples vivant sous le régime de la propriété collective, on observe une organisation sociale et familiale spéciale, qui ne s’observe dans aucune autre société vivant sous une autre forme propriétaire.
Chez les peuples à propriété collective malgré les différences de race et de climat, on trouve toujours les mêmes passions, vices et vertus.
Ainsi le vol, la vertu par excellence des civilisés bourgeois vivant sous le régime de la propriété individuelle, est inconnu dans le sein des communautés primitives : tous les membres vivent de leur travail, pas un ne vit en faisant travailler autrui et en lui volant une partie des produits de son travail. Les membres se prêtent mutuellement leurs services, sans réclamer aucune rétribution.
En Russie, dans l’Inde, quand une famille ne peut achever sa moisson, les autres familles l’aident, et n’attendent pour tout salaire qu’une bonne noce, où l’on boit à la rigolade.
Dans ces communautés primitives, il n’y a pas de lois, pas de justice (voir Egalité , n° 2 et 3), il n’y a que des coutumes : la seule punition de ceux qui violent la coutume est la réprobation générale ; parfois, comme dans certaines tribus de l’Inde, le coupable est tenu à payer une certaine quantité de boisson, bue dans les réjouissances publiques. — Comme ces mœurs des tribus collectivistes sont opposées aux mœurs des bourgeois individualistes !
Si partout où l’on trouve la propriété collective on retrouve ces mœurs étranges, ces organisations sociales et familiales spéciales, c’est qu’elles sont intimement liées à la forme collectiviste de la propriété, elles en sont les produits naturels ; aussi, dès que cette forme propriétaire se transforme, on voit immédiatement apparaître de nouvelles organisations sociales, de nouvelles mœurs, habitudes, idées.
Dans l’Inde, où l’on peut étudier la série évolutive de la propriété collective et sa transformation en propriété féodale, puis en propriété individuelle bourgeoise, on voit apparaître successivement les organisations sociales et les mœurs des sociétés féodales et bourgeoises.
Si une des phases d’arrivée de l’évolution de la propriété est la propriété capitaliste, la propriété capitaliste elle-même n’est qu’une phase transitoire de l’évolution de la propriété.
Mais avec la propriété capitaliste, c’est-à-dire l’appropriation individuelle des moyens de production devenus collectifs par des capitalistes individuels ou associés, on voit surgir des formes sociales et des mœurs inconnues dans toute société.
Par exemple, dans toutes les sociétés à propriété capitaliste, le parlementarisme finit par s’établir, en dépit de toutes les oppositions ; la dissolution de la famille s’accentue, la religion polythéiste catholique prend la forme monothéiste protestante ou philosophique ; la littérature après avoir traversé la phase romantique, aboutit au naturalisme plus ou moins virulent ; les mœurs sont profondément affectées, la loyauté et le courage des sociétés féodales sont remplacés par la rouerie et l’intrigue devenues les meilleurs moyens de parvenir.
Partout où l’on constate une certaine forme de propriété, on est sûr de trouver les formes sociales et familiales, les mœurs, les habitudes, les idées qui lui correspondent, malgré les différences de climat, de race, de traditions historiques.
— On peut donc dire que l’action du milieu économique ou artificiel est antagonique à l’action du milieu cosmique ou naturel ; tandis que le milieu cosmique diversifie les hommes en races différentes, le milieu économique unifie les hommes en leur donnant les mêmes mœurs et idées, les mêmes vertus et vices, en imprimant à leurs sociétés les mêmes formes politiques, judiciaires, etc.
Ainsi donc, c’est dans le milieu économique et non ailleurs qu’il faut chercher les causes des malaises sociaux et des vices humains.
Quand un cultivateur veut débarrasser son champ des mauvaises herbes qui l’envahissent, il bouleverse avec la charrue et la pioche le sol où elles plongent leurs racines : pour guérir la société de ces maux et l’homme de ces vices, il faut recourir non aux réformes politiques et aux prédications morales des politiciens et des moralistes bourgeois, mais bouleverser avec la charrue et la pioche révolutionnaires le sol économique qui les engendre. Et c’est pourquoi le Parti ouvrier, le seul Parti politique qui ait une base philosophique, prend pour but de ses efforts une refonte générale de la propriété.
Notes
1. Le représentant le plus grand de cet idéalisme fut le puissant dialecticien Hegel, Auguste Comte n’a fait que mutiler, rapetisser et fausser l’évolution de l’idée du philosophe allemand, avec son passage de la pensée humaine « par les trois états théoriques différents ; l’état théologique ou fictif ; l’état métaphysique ou abstrait ; l’état scientifique ou positif » (Philosophie positive, I).
Ces trois états prétendus successifs existent contemporainement dans toute société, et vivent parfois dans la même cervelle, ainsi que le prouve le cas même de Comte ; bien que cultivé scientifiquement, il était profondément théologique, témoin sa religion comtiste, et essentiellement métaphysique, témoin sa loi des trois états de la pensée humaine.
Pour Auguste Comte, la pensée est une entité trouvant on elle-même les causes de son mouvement et progressant continuellement en dépit des milieux où l’homme évolue : sa classification des trois états est tout aussi ridicule que serait celle d’un botaniste qui trouvant dans les fleurs une gamme des couleurs, ferait progresser les couleurs du vert au blanc ou au bleu , et avec sa classification des couleurs, voudrait ensuite expliquer l’évolution des plantes.
La loi des trois états est la grande découverte de Comte. Et le positivisme, est la philosophie la plus élevée qu’ait produite la bourgeoisie française : misérable philosophie, misérable bourgeoisie.
2. Cependant certaines espèces animales les fourmis, les abeilles, les castors, etc., se sont crées comme l’homme des milieux économiques ou artificiels, qui ont agi puissamment sur leur développement intellectuel et physique. L’école darwinienne, qui pour expliquer le développement organique n’a recours presque exclusivement qu’à la lutte pour l’existence a complètement négligé l’action des milieux artificiels.
Mais l’impuissance explicative de la concurrence vitale se fait sentir de plus en plus. Darwin lui-même en avait marqué les limites quand il reconnaissait dans son Origine des espèces que la lutte pour l’existence ne créait pas les variétés, mais conservait celles qui répondaient le mieux aux besoins du milieu où elles évoluaient. La jeune école naturaliste d’Angleterre commence à trouver que souvent la lutte pour l’existence, loin d’être une cause de progrès, est une cause de dégénérescence.
A ce sujet, Ray Lankester, un des professeurs de l’Université de Londres, a publié un travail très curieux, intitulé Dégénérescence, un chapitre du darwinisme, dont nous rendons compte. Darwin, comme tout grand génie, contient en germe les théories que ses successeurs doivent développer par la suite ; déjà chez lui cette théorie de la dégénérescence est pressentie.