Pourquoi le mouvement contre la réforme des retraites a-t-il été une fiction ?
On doit parler de fiction, car c’est l’aristocratie ouvrière qui a calibré le mouvement contre la réforme des retraites. La forme des luttes, le contenu des revendications, les manière de s’engager intellectuellement et spirituellement dans le mouvement, l’esthétique des informations et des actions… Tout a été paramétré par l’aristocratie ouvrière.
La conséquence en a été une absence totale d’accroche dans la société. Malgré les profondes sympathies qui sont nées, le mouvement est toujours resté cantonné aux sympathisants des syndicats. Il n’a connu aucun développement culturel, il n’y a aucune élévation du niveau idéologique. Il n’a été qu’une péripétie, de manière totalement découplée de l’Histoire.
Cela, bien entendu, implique qu’on reconnaisse le principe d’Histoire, qu’on considère celle-ci comme l’histoire de la lutte des classes.
Une telle manière de voir les choses ne rentre-t-elle pas en conflit avec le fait que le mouvement contre la réforme des retraites a été porté par des centaines de milliers de gens, à travers tout le pays, pour des initiatives très variées ?
Bien au contraire, c’est justement parce qu’il s’agit d’un mouvement de masse qu’on peut et doit parler de fiction. Car le mouvement des retraites n’a été qu’un mouvement de masse de plus dans l’histoire française, dans le cadre d’un capitalisme puissant, très bien organisé, ayant intégré depuis les années 1960 les syndicats au sein même des institutions.
Il suffit de regarder les trente dernières années pour voir que le mouvement contre la réforme des retraites n’est qu’un ajout de plus à une liste déjà longue de mouvement de masse à caractère revendicatif.
C’est une tradition française, qui doit au fait que les rapports d’intégration des travailleurs au sein des institutions ne sont pas aussi bien structurés que, par exemple, en Allemagne, en Suède, en Belgique. Cela tient bien entendu au taux très faible de syndicalisation en France, le pire de tous les pays capitalistes d’ailleurs.
C’est cela la source du style français de négociations au moyen de coups de force symboliques, de rassemblements de masse sans lendemain, de discours contestataires enflammés. Vu de l’extérieur, cela peut impressionner. Quand on voit que cela se répète sans fin, c’est moins convainquant.
Il suffit de prendre l’exemple de la grève contre la réforme des retraites de 2010. La CGT et la CFDT affirment toutes deux que le 23 septembre 2010, trois millions de personnes se sont rendues aux manifestations, dans 239 villes. Qui s’en souvient ? Quel a été l’impact culturel, politique, idéologique ?
Il n’en reste tout simplement rien du tout. De la même manière, personne ne se souviendra qu’il y a eu d’après la CGT 1,8 millions de manifestants en France, le 17 décembre 2019. La raison en est que ce n’est pas de l’Histoire, mais une péripétie relevant de la petite histoire de la pacification des rapports sociaux dans le capitalisme français.
C’est là une critique du suivisme par rapport aux directions syndicales et du spontanéisme en général. Les actions menées par les bases syndicales ne sont-elles toutefois pas la preuve d’une dynamique conflictuelle, justement ?
Au-delà de la question importante de savoir si la lutte doit être portée par la base syndicale ou la base des travailleurs organisés en assemblée, il faut porter son regard sur le contenu des actions.
La CGT énergie 33 a par exemple, au cours du mouvement, pris de très nombreuses initiatives de coupures de courant. Au début, on a eu des coupures notamment du centre commercial Bordeaux-Lac, du centre commercial Mérignac Soleil, des sièges sociaux des banques de Bordeaux. Cela s’est déroulé en décembre. Puis, en janvier 2020, on a eu notamment des coupures contre la gare de Bordeaux-Saint-Jean et trois lycées bordelais.
C’est tout à fait exemplaire d’un esprit qui se veut contestataire, mais bascule dans une démarche réformiste de nuisance pour marquer le coup. Et pourquoi ? Parce que les syndicats ne sont pas une organisation politique. Or, quand on commence à lutter, il faut avoir des objectifs concrets, des exigences précises répondant à un agenda qui est par définition même politique.
Les syndicats sont hypocrites. D’un côté, ils récusent la politique au nom de la charte d’Amiens de 1906. De l’autre, ils se comportent de manière politique, dans un sens réformiste, cogestionnaire, et on ne devrait rien leur dire, simplement se soumettre.
Cela est acceptable si on veut profiter du mouvement avec comme but de faire du racolage, du populisme, de la démagogie sociale, pour se donner une image combative, activiste. C’est une grande tradition que de faire cela, pour « recruter » et se prétendre le fer de lance de la lutte, en accusant par la suite les directions de trahison, etc.
C’est inacceptable, par contre, pour qui veut faire avancer la lutte des classes.
Il y aurait donc une opposition irréductible entre, disons, un engagement immédiat et revendicatif, et un engagement se définissant comme politique ? Cela peut apparaître comme désengageant, échappatoire, comme une dérobade.
Il va de soi que la démagogie syndicaliste accuse ceux qui veulent faire de la politique d’esquiver le travail de fond. Et c’est même une point de vue très largement partagé, paralysant absolument tout depuis l’effondrement des organisations politiques révolutionnaires issus de mai 1968, qui assumaient, elles, leur propre agenda.
La France connaît, et c’est là notre malheur historique, une grande tradition syndicaliste révolutionnaire. Lorsque dans notre pays, quelqu’un se reconnaît dans l’idéologie révolutionnaire, il entend immédiatement « lutter ». Il ne considère pas qu’il doit se former, suivre une école de pensée, se soumettre à une discipline, répondre aux exigences intellectuelles. Il considère au contraire qu’il a fait le principal et qu’il peut tout de suite participer à la bataille.
L’esprit syndicaliste révolutionnaire justifie cette démarche, anti-marxiste par définition. Et il ne faut pas s’étonner qu’un tel spontanéisme se précipite parfois dans le nihilisme, voire pratiquement dans des formes fascistes, comme avec les gilets jaunes.
Notre problème historique, en France, qui explique concrètement tous nos problèmes depuis la fin du XIXe siècle dans la lutte des classes, c’est l’incapacité à assumer le principe de l’organisation politique d’avant-garde, reposant sur des fondements idéologiques, avec la considération que les syndicats ne peuvent être qu’une simple courroie de transmission, et rien d’autre.
Comme malheureusement les premiers socialistes français, à la fin du XIXe siècle, n’ont rien compris au marxisme, ont été influencés par Blanqui, Proudhon… et se sont de plus soumis aux syndicats, on en arrive à la catastrophe actuelle.
Les seuls moments où la dimension politique a pris le dessus, permettant de réelles avancées en termes de lutte de classe, c’est lorsque le syndicalisme n’avait plus d’espace. C’est en février 1934 avec l’unité antifasciste, en mai 1936 avec le Front populaire, durant l’Occupation avec la Résistance, puis au tout début des années 1950 avec la polarisation idéologique, et enfin en mai 1968.
Mais dès que le syndicalisme a pu reprendre le dessus, il a aboli la dimension politique. Et quand il ne pouvait pas le faire, il est allé au conflit. Il suffit de prendre l’exemple de la fondation de la CGT-Force Ouvrière, en 1947, en tant que scission de la CGT, avec l’appui des socialistes réformistes, des trotskistes, des anarchistes et même de la CIA.
La CGT-Force Ouvrière a travaillé justement main dans la main avec la CGT lors du mouvement contre la réforme des retraites. Comment interpréter cela ?
Non seulement les syndicats français sont extrêmement faibles, mais en plus ils sont puissamment divisés. Il y a la CFDT, qui vient du syndicalisme chrétien, est passée par le camp de la « seconde gauche » autogestionnaire pour devenir réformiste – moderniste. Il y a la CGT-Force Ouvrière qui est un syndicat réformiste anti-politique et anti-communiste.
Il y a la CGT qui, depuis son opposition totale à mai 1968, est le bastion du social-impérialisme, c’est-à-dire de la participation de l’aristocratie ouvrière au capitalisme, à l’élaboration de ses projets, à l’organisation de ses activités, etc.
La question de fond posée par la réforme des retraites, c’est la place de ces syndicats alors que le capitalisme va à la guerre impérialiste. Y a-t-il encore de la place pour une intervention de l’aristocratie ouvrière directement dans les institutions ? Ou bien cela va-t-il à l’encontre des exigences de centralisation et de soumission unilatérale à une partie toujours plus réduite de la bourgeoisie ?
L’alliance totale entre la CGT et la CGT-Force Ouvrière s’explique évidemment par le fait que le capitalisme considère qu’il n’a plus besoin de l’intervention de l’aristocratie ouvrière. D’où justement l’espace libre nouveau qui apparaît et qui est pris par la CFDT, qui a compris que désormais le syndicalisme ne pouvait faire qu’accompagner la modernisation capitaliste, et rien de plus.
C’en est fini de la très longue tradition de la CGT consistant à aller voir la bourgeoisie en proposant de meilleurs plans industriels, de meilleurs avions, de produire des centrales nucléaires, de meilleurs missiles pour l’exportation, de meilleurs tanks pour l’armée, de meilleures voitures pour de meilleures ventes, etc. Il n’y a plus de place pour la CGT relevant du social-impérialisme.
Le second aspect, c’est que l’État sort du jeu des négociations sociales, ce qui correspond à l’individualisation complète au sein du capitalisme. Les négociations sont censées désormais exister seulement entre la force de travail et l’acheteur de force de travail. Tout est individuel, ou au niveau de communautés d’individus. L’État n’a plus à s’en mêler, se résumant à un pôle stratégique – militariste pour l’aspect impérialiste du capitalisme.
Ainsi, il n’y a plus de place pour la CGT-Force Ouvrière non plus, qui n’existe que comme ombre de la CGT et de l’État. L’idéologie de la dénonciation de la main-mise de l’État sur les négociations et de l’influence de la CGT forme en effet le noyau dur de la démarche de la CGT-Force Ouvrière.
L’idéal, pour le capitalisme, ce sont des travailleurs se concevant comme « libres », s’unissant localement ou de manière corporatiste éventuellement pour des négociations avec les entreprises. La CFDT est parfaite pour cela. L’État, lui, se cantonne à être un stratège et un pourvoyeur de force militaire.
Si cela est juste, alors le capitalisme n’a plus du tout besoin du Parti Communiste Français révisionniste, il a simplement besoin de quelque chose de « moderne » comme, par exemple, Europe Écologie les Verts, le pendant politique de la CFDT.
Très précisément. Toute l’idéologie du PCF révisionniste repose sur la conception de Paul Boccara : il faudrait arracher l’État « neutre » au pouvoir de la finance et « démocratiser » les entreprises publiques. On ne peut comprendre strictement aucune décision du PCF révisionniste, des années 1960 à aujourd’hui, sans en cerner la substance « boccariste ».
Le boccarisme était le justificatif de l’intervention du PCF révisionniste et de la CGT en faveur du capitalisme, qui serait déjà mort-vivant et qu’il faudrait détourner dans le bon sens. Cela avait du sens : le capitalisme français était content d’une force d’appoint, l’URSS sociale-impérialiste était contente d’un satellite influençant l’État français, le PCF révisionniste disposait d’une pseudo-proposition révolutionnaire, la CGT pouvait se précipiter dans le bureaucratisme.
C’est désormais du passé. Le PCF révisionniste se retrouve dans un cul-de-sac. D’où justement la réactivation du social-impérialisme « dur », avec le Pôle de Renaissance Communiste en France, avec les éditions Delga… diffusant toute une nostalgie du PCF révisionniste des années 1960 et 1970.
C’est d’ailleurs un aspect important du mouvement contre la réforme des retraites, puisque d’importants secteurs de la CGT, sans l’assumer publiquement, relèvent de ce courant social-impérialiste « dur », notamment à la direction des cheminots et de l’énergie. Il y avait l’espoir de forcer le retour à une CGT sociale-impérialiste à l’ancienne.
Une telle démarche est vaine, ou réactionnaire. Elle n’a rien à voir avec la stratégie révolutionnaire de renversement du capitalisme et de destruction de l’appareil d’État, par la mise en place d’un nouvel État naissant de l’océan armé des masses et saisissant les principales forces de production, brisant les valeurs culturelles capitalistes.
Une structure politique moderniste comme Europe Écologie les Verts ne suffira pourtant pas au capitalisme pour détourner les mouvements de masse.
Tout à fait et cela implique le transvasement du courant social-impérialiste vers l’extrême-droite. On a déjà pu constater cette tendance avec Jean-Luc Mélenchon et La France Insoumise. Mais ce n’était qu’un début.
On va vers l’émergence d’un populisme social-national de masse, d’un idéalisme national-social minoritaire mais ultra-activiste.
C’est le modèle italien. L’échec des luttes populaires à s’inscrire dans la lutte des classes, dans une perspective communiste organisée et idéologique, aboutit au basculement dans l’affirmation nationaliste comme seule orientation « réaliste ». C’est ce qu’on appelle le fascisme.
Parti Communiste de France (Marxiste-Léniniste-Maoïste)
Mars 2020