[PCI :] La force du fascisme

Lo Stato Operaio Juin 1934 – Année 08, Numero 6

Nous devons revenir sur la liste des mouvements, manifestations, protestations de masse contre les patrons et contre le fascisme que nous avons publié au cours des numéros de la présente revue. Elle contient une grande quantité d’éléments intéressants la situation italienne, que nous entendons mettre en lumière ici.

Le premier fait notable est l’abondance de mouvements, de manifestations et de protestations de masse dans les provinces habitées par les minorités slovènes et croates opprimées par l’impérialisme italien. L’indignation et la disposition à la lutte des masses laborieuses son dans cette province est plus grande qu’ailleurs, parce que le mécontentement de la misère, du chômage et des bas salaires s’unit au mécontentement dû aux provocations de l’oppression nationale de la politique de dénationalisation violente conduite par l’Etat italien, sous l’autorité fasciste.

A la réelle vague de manifestations advenue en Vénétie Julienne, répondent, dans l’Egée, les rebellions répetées à l’autorité et aux forces d’occupation italiennes de la population grècques des iles du Dodécanèse.

Aussi bien en Vénétie Julienne que dans le Dodécanèse, le mouvement des masses contre le fascisme tend rapidement à prendre un caractère violent. Dans le Dodécanèse sont survenus un certain nombre de conflits armés, comptant des morts et des blessés. En Vénétie Julienne, il est fréquent de passer rapidement de la simple manifestation au face à face violent avec les forces armées du fascisme, avec les milices et les gendarmes.

La lutte des populations laborieuses de Vénétie Julienne et des iles du Dodécanèse est une lutte contre l’impérialisme italien, qui est ici frappé en un de ses points les plus faibles. Les progrès de cette lutte sont donc, objectivement, des progrès de la révolution prolétarienne italienne. Les liens entre celle ci et la lutte des ouvriers italiens contre l’impérialisme et le fascisme sont toutefois toujours, du point du vue politique et de l’organisation, trop faibles,quasi inexistants.

La conscience que la rébellion des minorités nationales et des populations opprimées par le fascisme soit une des forces motrices de la révolution n’est pas encore largement diffusée parmi les ouvriers et les paysans d’Italie, et cette conscience reste limitée même au sein de leur propre avant-garde.

Les ouvriers de Turin et de Milan, les journaliers de l’Emilie; ils ne voient pas encore, en masse, les slovènes et les croates de Vénétie Julienne comme leurs alliés directs dans l’action révolutionnaire qui doit briser le joug du fascisme. N’est pas non plus largement diffusée parmi les travailleurs italiens cette obscure intuition défaitiste qui leur faisait crier « Vive Menelik! » au temps des guerres d’Afrique.

Les révoltes sanglantes du Dodécanèse sont ignorées.

A qui la faute? Pas aux masses, qui couvent la haine du fascisme, parmi lesquelles l’indignation existe, toujours croissante, ainsi que le terrain favorable au développement d’une solidarité profonde avec tous les combattants antifascistes.

La faute – pour ainsi dire – est à la faiblesse de la direction révolutionnaire, de l’action faible et discontinue de l’avant-garde communiste, à laquelle revient pourtant la tâche de créer entre les diverses forces révolutionnaires antifascistes un lien de solidarité consciente, active.

Si ce lien n’existe pas, le risque que le fascisme n’étrangle, sans que le prolétariat italien ne réagisse, une révolte générale des slovènes et des croates de Vénétie Julienne ou des grecs du Dodécanèse, est très forte; très fort est donc aussi le danger que le fascisme ne réussisse à battre ses ennemis séparément les uns des autres, voire en les liguant habilement les uns contre les autres, comme cela a été le cas jusqu’ici.

En second lieu, on peut noter la violence et le nombre des mouvements survenus dans le sud, en Sicile, en Sardaigne. Ces mouvements aussi révèlent un profond mécontentement des masses et leur combattivité, mais ils apparaissent pour la plupart spontanés, privés de direction politique et d’organisation. Une des forces motrices de la révolution italienne est pourtant ici en jeu – lesmasses des populations méridionales – mais on y observe le même élément négatif que nous mettions en lumière ci dessus.

Le lien entre la rebellion des paysans méridionaux face à l’Etat italien exploiteur et réactionnaire et la lutte de classe des prolétaires contre le capitalisme se présente de manière spontané, élémentaire, comme c’est arrivé de façon répetée (mais toujours sans résultat décisif) dans l’histoire du mouvement ouvrier italien.

Il manque ce lien conscient,organisé par une avant-garde prolétarienne, qui voit clair dans les développements révolutionnaires de tout le mouvement et réussisse à trouver, dans le massacre de Pratola Peligna, dans les évenements de Palerme, Taranto, Bari, l’occasion de souder les conditions politiques des deux grandes forces révolutionnaires de l’Italie moderne, l’ouvrier des usines du nord et le paysans du sud et des iles. Ce qui manque, ou qui est trop faible, trop limitée, privée d’élan et de force, c’est la direction politique du mouvement révolutionnaire.

Troisième observation. Le mouvement des masses part, presque partout, d’une protestation qui se cherche initialement des formes légales, s’exprime au sein des organisations même du fascisme, ou alors se cache derrière une « couverture » d’un autre genre. Un exemple caractéristique est celui de Trieste, où la polémique des journaux fascistes contre l’Evêque Fomar a eu comme conséquence qu’une grande masse de travailleurs a pris comme prétexte une procession religieuse pour se réunir autour de l’Eveque antifasciste, manifestant ainsi tacitement, mais ouvertement, contre le fascisme.

Le succès de cette procession tenait au conflit entre la foule et les chemises noires, donc à une lutte assez avancée, pourtant la forme a été une manifestation extérieurement légale.

Cette recherche de la légalité, qui caractérise les mouvements des masses italiennes, en ce moment, est une chose non seulement inévitable, étant donné la période de pression et la terreur qui dure encore maintenant, mais bien nécessaire dans le but de rassembler ses forces, de leur donner une première organisation élémentaire, de leur faire reprendre confiance.

Le passage de la manifestation légale de mécontentement à la manifestation antifasciste ouverte, avec slogans subversifs et actes de violence brisant la légalité, se produit à différentes rythmes selon les cas.

Souvent cela n’arrive pas, et pas seulement parce que l’autorité fasciste fait des concessions, mais parce que le mouvement même des masses ne possède pas l’élan nécessaire, la résistance nécessaire.

Malgré le profond mécontentement, malgré l’indignation croissante, malgré l’intensité avec laquelle les groupes de travailleurs, pourtant nombreux, se déploient pour protester, leur lutte, à un certain moment, est freinée. Encore une fois, le problème qui se pose est celui de la direction, d’une direction consciente, qui s’exerce dès les prémisses de l’action et se fait sentir tout au long du mouvement.

Cette faiblesse, et souvent même cette absence de direction révolutionnaire, organisée et consciente, du mécontentement, de l’indignation, de la fermentation des mouvements des masses est un des éléments qui contribue le plus à expliquer la force du fascisme.

Examinons le dernier discours de Mussolini. Il nous est évident qu’il contient une déclaration ouverte de la faillite économique de la dictature fasciste. Finis les bavardages sur le fait que le régime corporatiste aurait évité à l’Italie de subir les conséquences de la crise. Finies les promesses d’un bien-être économique garanti par la collaboration de classe.

Finies jusqu’aux exaltations à la collaboration de classe, car dans le discours il est dit clairement que le fascisme a employé des milliards pour sauver les profits des capitalistes, pendant qu’aux prolétaires on a diminué (et annoncé de nouvelles diminutions) les salaires et le niveau de vie.

Finies les exaltations de la « civilité fasciste »: les travailleurs italiens ne peuvent même plus prétendre à un médecin, une machine à laver, à l’eau potable. Finie la « politiques des travaux publics », même ceux en cours aujourd’hui devront être réduits, voire abandonnés!

Mais quelle est la réaction des larges masses de la population laborieuse à l’écoute de ce bilan? Mécontentement, indignation, manifestations isolées dans les usines, résistance plus grande aux diminutions salariales, mais tout ceci de manière non organisée, non dirigée vers un objectif politique, de manière à ce que le fascisme peut les dominer, les contenir, les supporter.

Malgré cela, il est évident que le fascisme se cherche une porte de sortie. Il travaille y dans deux directions.

D’un coté il étudie et restructure le cadre de son organisation, renouvelle en masse les secrétaires fédéraux pour placer aux postes décisifs des éléments prêts à l’action et qui ne reculeront devant rien, continue à mettre en oeuvre toutes ses campagnes paralisatrices du mécontentement populaire, la campagne corporatrice, la campagne nationaliste et impérialiste, la campagne pour la conquête des jeunes; de l’autre coté il se cherche des contacts avec des cadres de la social-démocratie, traite avec Caldara, Schiavi etc, leur offre un peu de « liberté », tente de les remettre en circulation dans les masses, dans l’appareil syndicaliste fasciste, comme il a déjà remis en circulation, à la base, des dizaines d’ex-socialistes, devenus secrétaires de cercles et de coopératives, propagandistes du corporativisme, ou seulement chantres de la panique et du « rien à faire ».

Cette double action du fascisme rend évidente la manière complexe dont les classes capitalistes dirigeantes italiennes, conscientes de la gravité de la situation objective, opèrent et avec laquelle ils organisent leur résistance d’aujourd’hui et de demain.

L’organisation de la résistance des classes dirigeantes capitalistes prend en considération aussi bien le retour au squadrisme et de nouvelles réductions salariales, que la campagne corporative et l’utilisation de Caldara et des autres chefs de file sociaux-démocrates.

A différents degrés et à travers diverses lignes celle ci en vient jusqu’à la défiguration de la Concentration (1) – qui offre à « Justice et Liberté » des liens majeurs avec la petite bourgeoisie inquiète et les paysans méridionaux et devrait rendre plus efficace l’action des socialistes contre le front unique – et jusqu’à la constitution de la nouvelle ligue « pour l’autonomie de la Vénétie Julienne », qui émane de « Justice et Liberté » et créer une nouvelle ligne pour la défense des positions de l’impérialisme italien menacé.

Cette amplitude et cette multiplicité d’action politique des classes dirigeantes capitalistes rend encore plus évidente la nécessité du renforcement de la direction révolutionnaire du mouvement prolétaire, rendant ainsi plus aigue, plus urgente la nécessité due renforcement du Parti, de toute son action, de toutes les manifestations de son activité, de tous ses liens avec les masses.

Les expressions « faire comme en Russie » et « il faudrait une révolution » deviennent très populaires parmi les masses, mais la bourgeoisie italienne a déjà démontré une fois sa capacité à briser, en manoeuvrant habilement, les états d’âmes révolutionnaires qui n’étaient pas couplés à une direction politique révolutionnaire, et la social-démocratie italienne a démontré, quant à elle, bien savoir servir les intérêts de la bourgeoisie dans ce champ.

Mais d’où partir, où commencer le travail pour réussir le plus rapidement possible à renforcer la direction révolutionnaire du mouvement? Revenons à l’examen des mouvements de masse actuels.

La chose la plus importante est de dépasser le détachement existant jusqu’à maintenant entre les groupes d’avant-garde organisés et conscients et la masse mécontente, indignée, dans laquelle s’accentue la disposition à la lutte. Le plus important est de créer une connection avec cette masse à la source, dès le moment où celle ci cherche la voie et les moyens de manifester « légalement » et dans l’unité.

Pour cela il convient de savoir pénetrer partout, travailler partout, utiliser massivement les formes les plus simples de travail révolutionnaire (l’agitation orale, par exemple, trop négligée) pour être partout et présents constamment. Ce n’est pas toujours chose aisée, et c’est souvent une chose que les révolutionnaires répugnent à faire car son efficacité est peu visible, ou juste parce qu’ils ont perdu le sens du travail de masse. C’est pourtant ce qui perturbe le plus le fascisme, ce qui le frappe de la manière la plus profonde.

Ce n’est pas pour rien que Mussolini a demandé à Caldara des hommes qui sachent diriger une assemblée syndicale, et des hommes qui sachent agir rapidement. Mais plus que tout, il me semble que nous avons besoin d’hommes qui sachent commencer, c’est à dire se jeter dans les masses à la moindre occasion et sachent y faire éclater une agitation, une protestation, un mouvement collectif. Savoir faire cela aujourd’hui signifie s’assurer la possibilité de dominer tous les futurs développements du mouvement.

NOTES:

1. La Concentration Antifasciste était une coalition politique regroupant le Parti Socialiste Italien, le Parti Socialiste Unitaire de Turati, le Parti Républicain Italien, la direction en exil de la Confédération Générale du Travail et la Ligue des Droits de l’Homme Italienne autour d’un programme libéral, républicain et anti-communiste de résistance au fascisme.

Son émanation partisane pendant la période de résistance armée fut les Brigades « Justice et Liberté ». La Concentration s’est dissoute en 1934, suite au rapprochement entre le PSI et le PCI au sein du front unique.

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