Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la fonction de l’antisémitisme

L’antisémitisme de Pierre Drieu La Rochelle n’est au départ qu’un préjugé de petit-bourgeois et de bourgeois, pour se transformer de plus en plus en paranoïa exterminatrice. Le fait que cet antisémitisme soit une fonction de son romantisme se reflète dans les propos qu’il peut tenir dans son Journal tenu entre 1939 et 1945 :

« Les amis juifs que je gardais sont mis en prison ou sont en fuite. Je m’occupe d’eux et leur rends quelque service. Je ne vois aucune contradiction à cela. Ou plutôt – la contradiction des sentiments individuels et des idées générales est le principe même de toute humanité. On est humain dans la mesure où l’on fait entorse à ses dogmes. »

Pierre Drieu La Rochelle est tellement enfoncé dans son nietzschéisme qu’il en arrive à vouloir dépasser même les valeurs qu’il a assumées. Cependant, il faut bien voir ici que la figure antisémite du « Juif » est une lecture romantique d’un être devenu une abstraction dont il faudrait se débarrasser.

L’anticapitalisme romantique a obligatoirement besoin du « Juif » comme fantôme à supprimer. Cela se comprend parfaitement lorsque dans ce Journal, Pierre Drieu La Rochelle tient le propos suivant :

« Les Juifs, c’est nous-mêmes rendus grimaçants par la vie des grandes villes. »

C’est là le fruit d’une incompréhension de la contradiction entre villes et campagnes. Le refus romantique de la grande ville n’arrivant pas à un dépassement vers l’avenir, vers le communisme, Pierre Drieu La Rochelle entend retourner en arrière. C’est pourquoi, dans ce même Journal, qu’il souhaitait voir publié, il écrit dans son « testament religieux et politique » en 1939 :

« Je meurs antisémite (respectueux des Juifs sionistes). »

Voilà pourquoi aussi, lorsqu’en pleine occupation il reprend contact avec Paul Eluard – son vrai nom est Eugène Grindel, son père étant juif – il reçoit une lettre pleine d’allusion voilée à son antisémitisme délirant faisant des personnes juives la source de tous les maux.

Voici en effet ce que Paul Eluard répond à la tentative d’approche de Pierre Drieu La Rochelle, dans une lettre du 14 septembre 1942 :

« Dans le temps, j’ai eu pour vous, Drieu, de l’estime et une réelle affection. Il y a deux ans j’ai même cru que, grâce aux circonstances, j’allais vous retrouver.

Vous vous étonnez, paraît-il, de mon attitude envers vous. Mettons-la, pour rester très général, sur le compte d’un certain avis qui rend responsable de n’importe quel « crime » (sic) des hommes, des femmes et des ENFANTS qui en sont innocents.

J’ai trop de cousins ! »

C’était trop tard, car Pierre Drieu La Rochelle, enfoncé dans son romantisme, ne pouvait plus reculer et sa personnalité, déjà foncièrement déformée par le capitalisme, par un mode de vie décadent, par un romantisme idéaliste, ne pouvait qu’avoir besoin de l’antisémitisme comme vecteur d’une « radicalité » pseudo-révolutionnaire, pseudo-critique du monde.

Tout romantisme, qui idéalisant le passé, prétend critiquer le monde sans matérialisme (dialectique), a en fin de compte la même approche que le national-socialisme, attribuant au capitalisme développé un pseudo caractère « juif ».

Tout comme le national-socialisme, Pierre Drieu La Rochelle conjugue de telles réflexions avec une paranoïa complète et un racialisme débridé.

Dans le Journal, on peut ainsi lire :

« Mais ce n’est pas un peuple, c’est une caste. Hier, une Juive vient me voir. Je ne vois pas tout de suite qu’elle est juive. Elle était assise de face dans mon bureau. Puis, un mot lui vient. Elle prétend que Franco n’est qu’un massacreur.

Je tressaille, je la regarde mieux. Je vois ce gros œil un peu dilaté, un peu exorbité, trop bleu, fixe (un peu comme celui de [Henry] Bernstein [un dramaturge], cette courbure moutonnière, cette mâchoire un peu lourde et déformée, ces dents un peu africaines, ces cuisses mal attachées au bassin. Jolies, d’ailleurs. Elles me font froid. »

Ces propos, d’une logique exterminatrice évidente, sont à rapprocher d’un fait important : Pierre Drieu La Rochelle s’est marié à la sœur d’un ami, dont la famille était d’origine juive mais convertie au christianisme. Il justifiera son mariage avec Colette Jéramec par le fait qu’elle était riche.

De fait, la vie de Pierre Drieu La Rochelle consistera à se marier avec des femmes riches ou bien à en devenir l’amant, notamment à partir de 1935 de la très mondaine Christiane Renault, l’épouse du richissime industriel Louis Renault, l’une des plus grandes figures de la réaction en France alors. Cette relation sevira de prétexte à un très mauvais roman se déroulant dans un Orient de pacotille, Beloukia.

Pierre Drieu La Rochelle en arrive même à une sorte de schizophrénie, oscillant entre pragmatisme parasitaire et antisémitsme comme fièvre « révolutionnaire », comme en témoigne ces lignes dans son Journal :

« – Quelles femmes aurais-je dû épouser raisonnablement ? Mania Heilbronn ? Elle était belle et riche et sérieuse. Mais elle avait l’esprit stupide des Juifs riches et frottés au gratin, figés entre leurs craintes, leurs rancunes et leur éternel gauchissement et leurs incapables velléités d’assimilation.

J’aurais eu mauvaise conscience. Que serais-je devenu, avec des enfants, quand j’aurais été repris par l’antisémitisme. En aucune situation, je n’aurais pu résister à l’appel de l’Allemagne. »

L’Allemagne, semblant victorieuse, était un appel inévitable pour Pierre Drieu La Rochelle, coupé du prolétariat, vivant comme un dandy, incapable de saisir le principe de transformation.

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