Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la fusion mystique avec le «Grand Midi»

On est donc, avec le jeune Pierre Drieu La Rochelle, au croisement du symbolisme, du décadentisme (et donc surréaliste) et du futurisme. Le manque de liaison avec les forces vives historiques – le prolétariat -, ainsi que le mode de vie décadent, aboutit à une posture futuriste nietzschéene, dont il ressort finalement un vitalisme, mais profondément ancré dans une fascination pour la mort qui ne sortira plus jamais de Pierre Drieu La Rochelle, toutes ses œuvres étant marquées, d’une manière ou d’une autre, par le sceau de celle-ci.

C’est le prix à payer pour l’incohérence de sa position. Le poème Triptyque de la mort, tiré du recueil Interrogation, de 1917, exprime parfaitement cette fascination morbide :

« Parmi ces prestiges de la force militaire dont s’enivre un adolescent, tu m’es apparue, ô mort : bouche sombre d’où s’épanouit le cri lumineux de la trompette.

Dès lors, j’ai été celui qui sait. »

Le savoir par la mort préfigure ici littéralement la mentalité des SS, à ceci près que Pierre Drieu La Rochelle refuse de se cantonner dans une telle perspective, se focalisant toujours sur la dimension transcendante, la quête de l’ultime connaissance, de l’ultime fusion avec le monde.

Ses œuvres restent focalisés sur le suicide comme fusion avec le tout. Ce culte de la mort amènera Pierre Drieu La Rochelle, tout comme l’Italien Julius Evola, à une profonde fascination pour l’occultisme.

Lorsqu’en 1927 Pierre Drieu La Rochelle publie Le jeune européen, l’œuvre commence par deux choses : d’abord, une dédicace « A André Breton », le chef de file des surréalistes, ensuite, une citation de la Bhagavad Gîtâ :

« Sans aucun attachement au fruit de ses travaux, éternellement satisfait, absolument libre, bien qu’engagé dans un travail, il ne travaille pas. »

Dans son Journal, à la toute fin 1943, Pierre Drieu La Rochelle résume son basculement dans le mysticisme, l’occultisme, le néo-platonisme :

« Après avoir un peu lu la Kabbale et beaucoup la Bible, j’en viens à une conclusion, bien sûr non pas d’antisémitisme (qui n’a été pour moi qu’une passion et une réflexion dans le bas plan politique) mais d’asémitisme.

La pensée occulte de l’Occident est bêtement butée sur la Kabbale, comme l’exotérisme sur la Bible, alors qu’il y a toute la pensée de l’Asie et l’islamisme et les religions primitives aryennes (celtiques, grecques, germaniques, scandinaves, slaves).

Je vais mourir à la limite du védantisme et du bouddhisme, à la limite du Samkya et du Madhyamika.

Mais quelle ignorance. Comme tout cela est atteint mièvrement et minablement à travers les ouvrages de seconde main, les traductions incertaines. Quelle belle vie c’eût été d’étudier le grec et l’hébreu, puis le sanscrit, puis l’égyptien. »

Puis, quelques semaines plus tard, il écrit :

« J’ai eu de grandes heures en lisant et relisan les Upanishads, les Brahmasutras, les textes du Grand Véhicule, le Tao.

On ne retrouve pareille liberté que dans Héraclite et Plotin, et Denys l’Aréopagyte, quelques théologiens mystiques du Moyen Âge, quelques Allemands, Nietzsche et Bergson (j’adore Kierkegaard).

J’ai été très déçu par la lecture du Sophar [sans doute le Zohar en fait] : cela fait presque double emploi avec la Gnose, cela est de la même veine. C’est une mythologie certes dialectique, mais beaucoup trop minutieuse et rectiligne.

Cela a des angles trop matériels et sensuels. Cela étonne surtout par l’art littéraire, le même que celui qui brille dans la Bible. Les Juifs sont plus littérateurs que philosophes. Ils ont assimilé lentement et inégalement la philosophie des Aryens.

Au fond il n’y a que la pensée aryenne dans le monde qui d’un côté rayonne jusqu’à la Chine et de l’autre jusqu’au fond de l’Occident par les Grecs, les Alexandrins, les Celtes et Germains et la réfraction juive. »

On retrouve ici le mythe d’une sorte de religion sacrée, dont toutes les religions ne serait qu’une émanation, un aspect, l’aventurier lisant à travers elle pour remonter la source. Pierre Drieu La Rochelle tente d’y voir un chemin explicatif, une vision du monde :

« En tout cas, ma vie intérieure a été totalement bouleversée par la découverte que j’ai faite peu à peu depuis quelques années de la Tradition Esotérique.

Oui, y j’y crois. Je crois qu’il y a sous toutes les grandes religions une religion secrète et profonde qui lie toutes les religions entre elles et qui n’en fait qu’une seule expression de l’Homme Unique et partout le même.

Mon initiation ne va pas très loin, à cause de l’infertilité de ma nature et de mon peu d’empressement à rechercher la communication orale, mais le peu que j’ai touché suffit à mettre en moi une confiance, une illumination merveilleuse. »

Puis, un peu plus tard dans l’année, il écrit dans son Journal :

« Derrière les occultistes et les occultes, il y a tout le fond de l’Antiquité : indien et grec, toute la philosophie emmêlée à la religion. Pour ce qui est de l’Occident, ce qui est admirable, c’est le platonisme, qui est d’une fécondité inépuisable.

Tout se ramène à cela pour nous. Tout ce qui nous intéresse dans la période hellénistique, dans une partie du Moyen Âge, dans la Renaissance, dans l’occultisme plus récent se ramène à Platon.

Or, on peut rattacher assez aisément Platon à l’Egypte et à l’Inde. Il est l’anneau de la chaîne humaine. Tout au moins dans la chaîne mystique. Pour le côté rationaliste, c’est au contraire Aristote, bien que…

Relu Denys l’Aréopagyte, Hermès Trismégiste, Angelus Silesius, Suso, Ruysbroek. »

On notera un aspect véritablement essentiel pour comprendre le fascisme. Denys l’Aréopagyte est le grand théoricien d’un néo-platonisme chrétien, et si on suit son prolongement on rejoint des thèmes existentiels qui seront ceux du protestantisme de Martin Luther.

Or justement, Henri Suso appartient à la mystique rhénane médiévale aboutissant à Martin Luther ; Angelus Silesius est un luthérien basculant dans le mysticisme et tombant dans le catholicisme ; Jan Van Ruysbroeck est la grande figure néerlandaise de la mystique rhénane médiévale.

C’est la grande quête de l’absolue, strictement parallèle au communisme. Preuve de cela, quelques jours après, Pierre Drieu La Rochelle résume ainsi sa position :

« Je vais mourir tué par les communistes, j’aime mieux être tué par eux que par ces imbéciles de gaullistes.

Mais je crois au communisme, je me rends compte sur le tard de l’insuffisance du fascisme. D’ailleurs, je ne considérais le fascisme que comme une étape vers le communisme.

Mais impossible de devenir communiste pratiquement, mon essence bourgeoise s’y oppose.

Je meurs dans la foi de la Baghavad-Gita et du Zarathoustra [de Nietzsche] : c’est là qu’est ma vérité, mon credo. La foi la plus pure et la plus indéterminée, la foi infinie au sein du scepticisme et du détachement. Une sorte de stoïcisme dégagé de toute morale.

La foi dans l’indicible, par-delà le Bien et le Mal, par-delà l’Être et le Néant. La persuasion qu’action et contemplation sont une seule et même chose dans la minute éternelle, dans le Grand Midi. »

Dans un dernier élan littéraire, en plus des Mémoires de Dirk Raspe, un roman lamentablement faible prenant Vincent Van Gogh comme prétexte pour une référence à la peinture, Pierre Drieu La Rochelle écrira Les Chiens de paille, publié en 1944. Ce roman tente de formuler un sens du sacrifice dans la totalité, au moyen d’un personnage entièrement détaché de la vie tel un hindouiste, jonglant avec les résistants gaullistes, nationalistes, communistes et les nazis, pour finir dans un suicide censé aller vers l’absolu.

C’est ici, sans nul doute, avec Le feu follet et Rêveuse bourgeoisie, l’oeuvre la plus aboutie de la philosophie incohérente, romantique en quête d’absolu, de Pierre Drieu La Rochelle.

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