Comment Pierre Drieu La Rochelle, avec son romantisme, caractérise-t-il la société? Dans Le jeune européen, Pierre Drieu La Rochelle exprime en fait une panique petite-bourgeoise devant le monde moderne, qui se résume pour lui en deux aspects : le machinisme d’un côté, l’égalitarisme de l’autre.
C’est ce point de vue petit-bourgeois qui lui fait s’associer de manière idéaliste le capitalisme et le communisme, considérés comme les rouleaux compresseurs de la production centralisée.
Cela se fait aux dépens de la personne, mais en romantique ayant basculé dans la réaction, Pierre Drieu La Rochelle assimile la personne à l’individu. Capitalisme et communisme apparaissent alors comme de gigantesques processus d’anonymisation.
Le communisme, permettant l’épanouissement des personnes par le dépassement de l’individu dans le collectivisme, dans la richesse matérielle et l’unification culturelle, lui est invisible ou, lorsque cela est perçu, foncièrement nocif.
Voici comment il exprime cette panique obsessionnelle petite-bourgeoise :
« Nous entrons dans une époque où la vie n’est qu’un rêve collectif. Les hommes mènent des destinées parallèles ; chacun ne pense qu’à son individu mais il ne trouve plus pour nourrir cet individu qu’une panade commune, un brouet spartiate, de plus en plus délayé.
Regardez dans un cinéma cette foule qui baigne dans une ombre égale. Ce poisson vient battre, comme dans un aquarium, contre la paroi lumineuse de l’écran, la seule issue pour tous ces égoïsmes, noyés, asphyxiés.
L’individu exaspéré, exténué va mourir, et de lui va naître un communisme étrange, fascinante, inévitable.
Cela me fait peur. Quelle tournante évolution suit l’humanité ? Pour le moment voilà où nous en sommes, à cet alignement monotone de signes, sans plus de valeur personnelle, de plus en plus désincarnés.
Et la scène va-t-elle produire quelque chose de plus substantiel que ces chiffres serrés les uns contre les autres, qui ne gardent que par habitude leurs vieux masques divins, ces chiffres qui font semblant d’être encore des visages ? »
La critique romantique idéaliste, en quête d’une source extérieure par incapacité à lire la contradiction interne, voit ici un dénominateur commun au capitalisme et au communisme : la machine.
Pourquoi ? Parce que la machine s’oppose au corps. On a ici une dénonciation romantique en lieu et en place de la critique scientifique, matérialiste dialectique, de la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel, entre villes et campagnes.
Ne profitant pas de cette base intellectuelle, perdu dans son nietzschéisme, Pierre Drieu La Rochelle aboutit à une critique idéaliste qui, incapable de voir ce qu’est une production, pleurniche sur la création, sur l’artisanat, avec un imaginaire résolument petit-bourgeois :
« L’homme n’a de génie qu’à vingt ans et s’il a faim. Mais l’abondance de l’épicerie tue les passions. Bourrée de conserves, il se fait dans la bouche de l’homme une mauvaise chimie qui corrompt les vocables.
Plus de religions, plus d’arts, plus de langages. Ses désirs assommés, l’homme n’exprime plus rien.
Il est écrit dans l’évangile de Saint Jean : « Je suis en mon Père, et vous en moi, et moi en vous. » Les doigts de l’homme sont divins : à la matière qui est vivante — un caillou est mouvant comme mon cœur — ils peuvent communiquer une seconde vie, de même que, selon le dogme catholique, du pain qui est déjà chair et sang, le prêtre peut faire l’Eucharistie, qui est deux fois pain de vie.
Mais l’homme ne peut déléguer ce pouvoir absolu de ses doigts à un agent déjà issu de ses œuvres. A peine si le sculpteur peut se servir de l’ébauchoir, le peintre du pinceau, le musicien de l’archet.
L’homme peut imprégner d’esprit un objet, faire jaillir d’un piano, d’un vase, d’un paysage, de longues sources de suggestions spirituelles, mais il faut qu’il soit là, qu’il les ébranle de ses mains.
L’outil n’est efficace que dans la main de l’homme, l’homme ne peut abandonner l’outil à lui-même. La filiation poussée au second degré ne porte plus ou, du moins, dégénère sans remède.
L’homme peut engendrer, il ne peut transmettre le pouvoir de la génération, insérer dans l’ordre de la matière une initiative indépendante et neuve, intercaler entre lui et les choses une race intermédiaire.
Mais cela qui lui est interdit l’homme a voulu l’accomplir et l’imposer à la nature, le faire accepter de Dieu. Il l’a voulu pour la pire raison par lassitude. La race européenne, américaine, maîtresse de la planète, comme les grands peuples conquérants au bout de leur effort, a voulu se reposer du poids de son travail sur un monde inférieur de vaincus et d’esclaves.
Au lieu de les prendre dans les rangs d’autres races — ce qui lui était interdit par tout un monde de circonstances et de pensées — elle a été les chercher hors du cercle animal, dans ce monde qu’à tort elle dit inanimé, dans le règne minéral, végétal. Avec les métaux, après avoir façonné l’outil unilatéral, inarticulé, inerte, elle conçoit la machine subtile, complexe, souple, capable de reprendre l’impulsion, de conserver le mouvement.
Beaucoup croyaient qu’ainsi l’homme servait son désir le plus haut, qu’après une victoire définitive sur la matière, il allait aiguiller l’esprit sur une voie libre, le lancer sur un rail d’infini.
Mais le mal se mêle au bien et rend les intentions fourchues : au moment même où il faisait un si grand effort, l’homme cherchait une pente où se laisser aller et se détendre. Il l’a trouvée et il s’y est tenu; et c’est pourquoi il est puni.
Car s’il ne peut conférer à des instruments le pouvoir d’engendrer la vie, par un revers inexorable, il peut les investir d’un pouvoir de mort.
La machine est née de la paresse de l’homme. Elle est née décrépite et ruineuse, elle ne peut engendrer que des cadavres. Pourtant, comme ils ont l’air jeune et vigoureux, ces beaux bras d’acier !
Mais ce ne sont que les pinces d’un vieux crabe maléfique.
Un enfant sort du ventre de sa mère ; si Dieu oublie de lui donner une âme, il coule comme de la gelée. Ainsi tout ce qui sort de la machine. »
Ce discours anti-machines est typique de la petite-bourgeoisie des années 1930, reflétant son refus du grand capitalisme, qu’elle sait être son fossoyeur. Et ce discours utilise des ressorts philosophiques à prétention humaniste, alors qu’il s’agit en réalité d’un existentialisme nietzschéen.