La guerre larvée entre Louis Aragon et Pierre Drieu La Rochelle ne cessa plus. Dans le premier numéro de la revue Commune, en juillet 1933, Louis Aragon publia des poèmes, mais également un long article intitulé Sur deux livres de marbre rose, dont une large partie vise Pierre Drieu La Rochelle et son livre Drôle de voyage.
Pierre Drieu La Rochelle est défini comme un dandy ne fréquentant que les riches, en s’appuyant justement sur ce que celui-ci raconte dans son œuvre ; la sentence finale est la suivante :
« Il propose à la jeunesse bourgeoise préfasciste la pensée nietzschéenne comme machine de guerre contre le marxisme. Il pose sa candidature à un rôle de leader dans le mouvement culturel d’un fascisme français. »
La réponse de Pierre Drieu La Rochelle viendra tardivement, en 1939, à travers le roman Gilles. Le très long roman, très largement autobiographique, décrit les aventures décadentes, nihilistes, opportunistes d’une figure tourmentée finalement plus vide qu’autre chose, malgré des tentatives expressionnistes à prétention existentialistes, comme ici :
« C’était l’hiver. Il y était allé en voiture. Qui ne connaît pas la campagne l’hiver ne connaît pas la campagne, et ne connaît pas la vie. Traversant les vastes étendues dépouillées, les villages tapis, l’homme des villes est brusquement mis en face de l’austère réalité contre laquelle les villes sont construites et fermées.
Le dur revers des saisons lui est révélé, le moment sombre et pénible des métamorphoses, la condition funèbre des renaissances. Alors, il voit que la vie se nourrit de la mort, que la jeunesse sort de la méditation la plus froide et la plus désespérée et que la beauté est le produit de la claustration et de la patience. »
Il présente également sous différents masques des personnages réels : Emmanuel Berl est ici Preuss,André Breton Caël, Gaston Bergery Clérences, et Louis Aragon Cyrille Galant. Il va de soi que le portrait, très long et décrivant les fréquentations faites, est totalement à charge, se concluant par un petit meurtre littéraire :
« Il pensait sur toutes choses ce que pensait le vieux. Ces petits intellectuels débiles, remplis de la jactance la plus imperceptible, étaient bien les derniers échappés des villages aux fenêtres fermées qu’il traversait quand il allait le voir et dont le vieux lui avait appris à embrasser toute l’horreur.
Ces petits intellectuels étaient les dernières gouttes de sperme arrachées à ces vieillards avares qui refermaient, sur leurs agonies rentières, les rares portes encore battantes. »
L’oeuvre se conclut sur les événements de février 1934 et un choix fictif d’aller en Espagne rejoindre les franquistes, après que Pierre Drieu La Rochelle ait relaté la vie de dandy qu’il a mené, au sein d’un roman particulièrement autocentré, bien mené mais somme toute largement médiocre, témoignant de l’incapacité à faire surgir une réelle densité.
Dans son Journal, Pierre Drieu La Rochelle dit la chose suivante au sujet de Gilles :
« Je reçois enfin le premier exemplaire de Gilles. Les quelques taches blanches qu’y a déposées la censure y font un ornement étrange, suggestif, fascinant.
Si ce livre n’est pas bon, ma vie littéraire est manquée. Je crois qu’il est bon. Je crois qu’il remplit les deux conditions d’un bon livre : cela forme un univers qui vit par soi-même, animé par sa propre musique.
J’ai bien fait d’attendre. Je ne pouvais attendre davantage. Mais que n’ai-je mieux attendu encore, dans un silence plus résolu et plus étanche. Selon l’exemple des vrais maîtres : Nerval et Baudelaire, Stendhal et Nietzsche.
Ce livre est un pamphlet et aussi une œuvre entièrement détachée. Bonne condition encore. Toute ma génération s’y retrouvera, de gré ou de force. Il faut qu’un livre vive à plein de la vie de son temps et en même temps s’en détache à perte de vue. »
C’était le 5 décembre 1939. Le 3 janvier 1940, il note :
« J’ai quarante-sept ans. C’est l’âge où Stendhal écrivait Le Rouge et le Noir. Tous les écrivains moyens ou ratés se consolent en pensant à Stendhal ou à Baudelaire.
Pour moi, ce n’est pas une consolation. Je sais bien que Gilles n’est pas un chef d’oeuvre. D’autre part, je sais que je n’en ai plus pour longtemps à vivre (…).
Que vaut Gilles ? Il me semble qu’il y a encore les traces de la paresse ; je n’y ai pas assez approfondi mes imaginations psychologiques ni mes thèmes philosophiques. J’ai bâclé l’intrigue de la 2e et 3e partie.
Mais à quoi bon avancer cela ? Au fond de moi-même je crois à la valeur de mon esprit à travers cette œuvre imparfaite. »
Le 22 janvier, il écrit, toujours au sujet de Gilles :
« – Gilles a assez de succès. Je crois que les gens reconnaissent que c’est un livre important. Lettre de Mauriac qui dit que c’est un maître-livre, un livre essentiel. Lettre de Chardonne. Réaction violente de Gérard Bauër [chroniqueur au Figaro] et des Juifs. »
Le 2 février, il écrit :
« Je ne pense plus guère à ce journal, ni à rien. Je suis au-dessous de zéro. Déceptions et ennuis. Je n’ai pas eu un article de franc acquiescement sur Gille. On me dénie toujours la qualité de romancier (…). A part cela, Gilles se vend un peu, mais pas plus que les autres, 6 000 exemplaires. »