Pierre Drieu La Rochelle aurait pu alors se contenter, ne voyant pas deux classes comme moteur d’une époque, de considérer qu’aucun changement complet n’était nécessaire. Il y a toutefois un souci : il voit que le capitalisme pose un problème, et il le fait en des termes qui sont ceux du marxisme, sauf qu’il ne le sait pas.
Il considère même que son approche s’oppose au marxisme. On peut voir cela en comparant deux synthèses faites. Voici celle faite par Karl Marx, en parlant de la loi qui veut qu’il y ait nécessairement une partie de la population au chômage :
« C’est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même. »
Pierre Drieu La Rochelle, dans Socialisme fasciste, explique la chose suivante :
« Comment le prolétariat pourrait-il produire une révolution et un gouvernement ? En effet, la raison même qui l’obligerait à faire une révolution, à savoir qu’il lui faut sortir de la condition misérable qui le destitue des vertus humaines, l’empêche de faire cette révolution.
Où prendrait-il les vertus intellectuelles et morales qu’il s’agit précisément pour lui de conquérir ?
Certes, on peut admettre qu’il les ait en germe, mais c’est de ces vertus déjà toutes déployées qu’il aurait besoin pour concevoir et mener à bien la révolution et ensuite pour prendre en main le gouvernement – ce qu’aucune classe mieux armée n’a jamais fait dans sa masse.
Il y a là un cercle vicieux dont il ne peut sortir – du moins par lui-même. »
Ce que Pierre Drieu La Rochelle pose là, c’est la question de la conscience et on sait quel est le point de vue de la social-démocratie, formulée par Karl Kautsky et saluée par Lénine : la conscience vient de l’extérieur du prolétariat, en tant que compréhension de l’ensemble du système capitaliste.
Pierre Drieu La Rochelle ne comprend pas cela et il est évident ici qu’il suit le point de vue de Georges Sorel. Ce dernier explique pareillement que le prolétariat ne peut pas s’en sortir seul, d’où le besoin d’un mythe mobilisateur.
Georges Sorel rejetait en effet la social-démocratie, car pour lui elle basculait inévitablement dans le réformisme et la trahison : il avait l’exemple de Jean Jaurès et ne comprenait rien à la social-démocratie allemande. D’où son affirmation de la nécessité du syndicat et uniquement du syndicat comme forme d’organisation.
Pierre Drieu La Rochelle voit les choses précisément de la même manière :
« Les prolétaires qui manifestent des dons politiques deviennent des agitateurs du prolétariat constitué en parti ; parfois, au-delà, ils deviennent des chefs de l’ensemble du peuple.
Restant des chefs prolétariens, ils ne se détachent pas moins de leurs classes qu’en entrant dans le cercle hors-classe des gouvernants, car plus ou moins, ils vivent d’une vie pareille à la vie de ceux-ci et perdent insensiblement leur souci de classe et le besoin pressant de faire une révolution prolétarienne.
D’ailleurs, les chefs du prolétariat issus directement du prolétariat sont en réalité peu nombreux et peu efficaces. Les hommes politiques qui s’appuient sur la doctrine prolétarienne sont en général des bourgeois (Marx, Engels, Bakounine, Trotsky, Lénine, Jaurès. Les despotes comme Staline, Mussolini, Hitler sont d’origine plus modeste que ceux-là) – c’est-à-dire des gens qui profitent d’une évolution d’une ou deux générations au-dessus du niveau le plus modeste.
Le rêve que des bourgeois comme Marx firent sur le prolétariat s’explique aussi par les traits que le prolétariat montrait dans les débuts de son histoire et qui se sont émoussés depuis. »
Georges Sorel dit exactement la même chose, sauf que lui veut retourner à l’époque du prolétariat d’avant la social-démocratie, alors que Pierre Drieu La Rochelle, lui, pense qu’il faut passer à autre chose. Le prolétariat n’est plus que plèbe ou petite-bourgeoisie, et il y a d’autres classes, le tout étant par ailleurs impossible à distinguer :
« Un ouvrier est un bourgeois, en ce sens qu’il partage la même vie paisible et qu’il n’y a dans cette vie aucun ressort décisif qui le rende plus belliqueux que les autres.
L’ouvrier va à son usine, en revient, comme la bourgeois va à son bureau et en revient. Il va au bistrot et au cinéma comme la bourgeois ; il a une famille, ou il vit dans l’ambiance d’une femme.
Vie régulière et sans à-coup. Les traits de la vie ouvrière qui passent pour en faire une école de courage ne sont pas décisifs, si on les regarde près.
L’ouvrier a une vie économique plus instable ? L’ouvrier a une vie physique plus dure ?
Mais combien de bourgeois ont une vie économique stable, du haut en bas de l’échelle ? Le confort dont vit le bourgeois est toujours menacé par la ruine.
Quant à la dureté du travail, elle est fort inégale pour l’ouvrier selon les métiers. Le machinisme tend dans un nombre de cas de plus en plus grand à faire de l’ouvrier un homme assis et inerte comme le bourgeois.
Et d’autre part, le sport restitue la force physique au bourgeois. »
C’est un point de vue petit-bourgeois. Et un tel point de vue ne peut aller que dans le sens de l’unification des classes sociales, pour le maintien, la stabilité de l’ensemble social, permettant au petit-bourgeois de maintenir sa condition sociale.