Aux yeux du matérialisme historique, Port-Royal exprime donc un courant fondamentaliste. D’où vient-il ? Du décrochage de la religion catholique française par rapport au courant ascendant de la monarchie absolue, qui a établi un accord avec le Vatican au moment d’Henri IV.
La religion catholique est depuis l’Édit de Nantes indissociablement liée à la montée du pouvoir absolu du roi, elle l’accompagne, afin de tenter de récupérer son hégémonie dans la foulée.
La religion catholique dans sa dynamique française a été en porte-à-faux avec cette évolution. La religiosité dans son approche mystique, spiritualiste, avait une dynamique différente de celle du Vatican.
La raison de cela, c’est bien sûr notamment les multiples guerres de religion. A la dynamique rationaliste du calvinisme, à sa logique, la religion catholique a opposé son mysticisme.
Les savantes constructions intellectuelles jésuites, leurs techniques, leur esprit pragmatique, tout cela est radicalement différent de l’esprit spiritualiste et chevaleresque, qui est une des grandes constantes du catholicisme français, comme en témoigne notamment l’école d’Uriage durant la Seconde Guerre mondiale.
Pierre Bénichou (1908-2001), « spécialiste » bourgeois du XVIIe siècle notamment pour son ouvrage Morales du Grand Siècle, a bien vu cela, mais il a attribué de manière unilatérale cet esprit chevaleresque à l’aristocratie.
En réalité, c’est le catholicisme qui se pose comme aventure médiévale ; c’est pour cela que, par la suite, il a la capacité d’activer en France le romantisme comme nostalgie idéaliste du Moyen-Âge, puis le symbolisme-décadentisme.
Tant les romantiques que les symbolistes-décadentistes ou les partisans de l’école d’Uriage s’imaginent être des chevaliers national-catholiques avec une conception mystico-élitiste du monde.
Port-Royal exerça ainsi une énorme fascination au XVIIe siècle, car c’est cet esprit mythique du chevalier qu’on retrouve dans le catholicisme français, avec sa dimension idéaliste, sa solitude mystique, son affirmation de valeurs transcendantes.
Voici par exemple comment la marquise de Sévigné décrit Port-Royal dans une lettre à sa fille en janvier 1674, alors qu’elle allait rendre visite à son oncle vivant là-bas depuis plusieurs années.
C’est pas moins qu’une nouvelle Thébaïde, du nom de la région d’Egypte ayant abrité les premiers ascètes chrétiens, rentrant dans la langue française comme synonyme de lieu isolé et sauvage.
« Je revins hier du Méni, où j’étais allée pour voir le lendemain M. d’Andilly [Robert Arnauld, frère d’Antoine]. Je fus six heures avec lui ; j’eus toute la joie que peut donner la conversation d’un homme admirable ; je vis aussi mon oncle de Sévigné, mais un moment.
Ce Port-Royal est une Thébaïde ; c’est un paradis ; c’est un désert où toute la dévotion du christianisme s’est rangée ; c’est une sainteté répandue dans tout le pays à une lieue à la ronde. Il y a cinq ou six solitaires qu’on ne connaît point, qui vivent comme les pénitents de Saint Jean Climaque ; les religieuses sont des anges sur terre.
[Issue de la haute noblesse et ayant rejoint Port-Royal pour des retraites, puis 18 ans de vie de religieuse, dont les onze dernières alitée en raison de la maladie,] Mademoiselle de Vertus y achève sa vie avec des douleurs inconcevables et une résignation extrême ; tout ce qui les sert, jusqu’aux charretiers, aux bergers, aux ouvriers, tout est modeste.
Je vous avoue que j’ai été ravie de voir cette divine solitude, dont j’avais tant ouï parler. C’est un vallon affreux, tout propre à inspirer le goût de faire son salut. »
Le solitaire, c’est la figure moderne du chevalier. Elle reflète la tragédie de la condition humaine, et pour cette raison il y a eu l’erreur de chercher une classe sociale « tragique » à la même époque.
Des commentateurs bourgeois, d’esprit « sociologue » tels Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869) ou trotskyste comme Lucien Goldmann (1913-1970) sont connus pour avoir élaboré cette thèse.
Méconnaissant la formation sociale qu’est la monarchie absolue, ne connaissant rien à la nature du calvinisme, ils ont imaginé que le jansénisme était une affirmation identitaire d’une couche sociale.
Charles-Augustin Sainte-Beuve, dans son Port-Royal qui fait pas moins de cinq volumes extrêmement denses, exprime sa manière de voir les choses de la manière suivante :
« On a dit qu’au seizième siècle, le protestantisme en France fut une tentative de l’aristocratie, ou du moins de la petite noblesse, qui se montrait contraire en cela à la royauté de saint Louis et à la foi populaire.
On peut dire qu’au dix-septième siècle, la tentative de Saint-Cyran et des Arnauld fut un second acte, une reprise à un étage moindre, mais aussi suivie et prononcée, d’organisation religieuse pour la classe moyenne élevée, la classe parlementaire, celle qui, sous la Ligue, était plus ou moins du parti des politiques.
Port-Royal fut l’entreprise religieuse de l’aristocratie de la classe moyenne en France. »
On voit aisément qu’est ici obscurcie la délimitation de classe entre la bourgeoisie et l’aristocratie, au profit d’une « aristocratie de la classe moyenne ».
Lucien Goldmann a prétendu, par la suite, l’avoir trouvé, sous la forme de la noblesse de robe. Il dit ainsi, en 1955 dans Le dieu caché ; étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine :
« Si, en effet, le jansénisme est en premier lieu issu des milieux de robe, ses initiateurs, Saint-Cyran, Arnauld d’Andilly, Antoine Le Maître, appartiennent à un milieu en partie différent et tout cas plus limité ; ils sont ce qu’on pourrait appeler des candidats aux postes de grands commis, à la direction – politique ou idéologique – de la bureaucratie centrale (…).
A un certain moment, difficile à fixer avec précision, Saint-Cyran commence cependant à formuler une position nouvelle, qui donnera naissance au mouvement janséniste : l’impossibilité pour tout vrai chrétien et surtout pour tout vrai ecclésiastique de participer à la vie économique et sociale (…).
Il se trouve que la pensée janséniste s’est répandue dans deux groupes sociaux parfaitement circonscrits : quelques figures de la grande aristocratie qui s’accommodaient mal de la domestication qu’exigeaient d’eux la monarchie absolue et en même temps socialement trop faibles et trop isolés – surtout après la Fronde – pour pouvoir constituer un mouvement d’opposition propre (Mme de Longueville, la princesse de Guéméné, les ducs de Roannez, de Liancourt, de Luynes, le prince et la princesse de Conti, Mme de Grammont, etc.) et les milieux d’officiers – surtout membres des Cours souveraines – et d’avocats. »
Ainsi, les différents parlements et la noblesse de robe – celle qui consiste en des gens ayant des fonctions de gouvernement et qui ont parfois acheté leur office, sans être noble d’extraction forcément – auraient utilisé le « jansénisme » comme levier pour influencer la monarchie absolue.
Ils auraient exprimer une tendance au refus à la centralisation passant au-dessus d’eux. Seulement, cela revient à être un suicide social et on ne voit pas quel serait l’intérêt pratique. De plus, Lucien Goldmann est obligé de reconnaître deux choses : tout d’abord, il n’y a pas eu de mouvement de masse vers l’adhésion aux pratiques des solitaires et des religieuses cloîtrée.
Ensuite, il y avait une dimension mystique dans Port-Royal, et Lucien Goldmann la met simplement de côté, pour ne garder que la dimension janséniste, « augustinienne », « tragique », consistant en une vision uniquement négative de la condition humaine.
C’est là un bricolage qui nie la Contre-Réforme et le calvinisme. Port-Royal était littéralement fanatique sur le plan religieux et ne consistait pas en un « quiétisme » qui serait une pratique personnelle. De manière ininterrompue, Port-Royal a d’ailleurs cherché le soutien du Vatican pour s’affirmer comme un réel courant religieux.
Lorsque le Vatican cessa temporairement de réprimer Port-Royal en 1668, la première chose que fit Port-Royal c’est d’appeler à écraser le protestantisme en France, à remettre en cause la tolérance pourtant déjà si faible.
Antoine Arnauld et Pierre Nicole, en tant qu’idéologues de Port-Royal, publièrent en ce sens La perpétuité de la foi de l’Église catholique touchant l’eucharistie.
Port-Royal n’est, en fait, qu’une alternative aux jésuites pour la Contre-Réforme ; au baroque jésuite tourné vers le peuple, les jansénistes proposent la formation d’une élite mystique.
Les « jansénistes » considèrent qu’il y a une capitulation jésuite devant l’abandon de la reconnaissance du mysticisme intérieur, du surnaturel ; ce qu’on appelle jansénisme est une fracture dans le développement de la société française permis par la monarchie absolue.
La concurrence entre jésuites et jansénistes n’est d’ailleurs pas quelque chose d’original. Un parallèle aisé à trouver et tout à fait juste peut être fait avec la réaction hindouiste aux bouleversements économiques, sociaux, culturels et idéologiques en Inde.
On voit à ce moment-là apparaître le culte hindouiste de la fusion avec la « totalité », notamment avec Adi Shankara, mais également l’esprit de célébration avec le principe de la bhakti, et le développement d’une littérature de textes mystiques autour de la Bhagavat-Gita.
C’est là une réaction fondamentaliste et Port-Royal proposait ni plus ni moins que cela. C’est pour cette raison qu’il y a la répression, tant par l’Église que par la monarchie absolue, de manière disproportionnée en apparence.
Le « jansénisme » entendait faire partir la roue de l’histoire en arrière, lancer un mouvement fondamentaliste : cela ne correspondait pas à la logique, précisément contraire, de la monarchie absolue, ni de son allié tactique jésuite.