Il va de soi que le jansénisme en tant que courant religieux ne fut pas en mesure de s’implanter aussi rapidement en France, sans disposer d’une base pour cela.
Le paradoxe est que cette base ne fut pas janséniste ; en fait, on peut quasiment dire que le jansénisme n’a en tant que tel jamais existé, étant pris comme prétexte par les uns et les autres. Il existait toutefois un dénominateur commun : un esprit tendant au renouveau de la spiritualité, contre l’aridité intellectuelle et philosophique des jésuites.
On trouve à l’origine de cette base le cardinal Pierre de Bérulle (1575-1629), qui dirige la faction catholique pro-autrichienne, totalement cléricale-féodale, dans le contexte de l’Édit de Nantes et de la politique de modernisation du roi Henri IV.
Pierre de Bérulle fonda dans le cadre de son activité l’Oratoire de Jésus-et-Marie-Immaculée de France, en 1611, qui disposa très vite de nombreux établissements : 71 rien que 20 ans plus tard. L’objectif était de former les prêtres, et militant dans le sens de la Contre-Réforme, Pierre de Bérulle prônait le mysticisme en s’inspirant de ce qui était fait en Espagne ; le titre de son premier ouvrage est ici révélateur : Bref discours de la perfection intérieure.
Le cardinal de Richelieu réduisit l’influence politique de Bérulle et de sa faction à néant, dans le cadre de l’affirmation de la monarchie absolue. Cependant, l’influence idéologique fut importante et un proche de Pierre de Bérulle fut Jean Duvergier de Hauranne (1581-1643), abbé de Saint Cyran et par la suite connu sous le nom de Saint Cyran.
Saint Cyran connaissait également Jansénius, sans partager ses points de vue pour autant, mais il était une figure de la faction catholique alignée sur la Contre-Réforme, et à ce titre un ennemi de la monarchie absolue. Pour cette raison, il fut mis en prison en 1638, n’en ressortant qu’en 1643 après la mort de Richelieu, pour mourir dans la foulée des suites de ses conditions de détention.
En prison, il avait pu lire l’Augustinus, ouvrage posthume de son ami Jansénius, et il disposait encore d’une influence certaine, par l’intermédiaire de l’abbaye cistercienne de Port Royal de Paris.
Il en était devenu le directeur spirituel en 1634, influençant grandement sa responsable, Mère Angélique Arnauld, c’est-à-dire Jacqueline Marie Angélique Arnauld (1591 – 1661) qui était devenue abbesse à onze ans. Le frère de celle-ci, Antoine Arnauld (1612-1694), fut également profondément influencé, devenant lui-même prêtre, acquis à la conception de Jansénius et le chef de file par conséquent du nouveau courant janséniste qui apparaît.
Qu’est-ce qui a interpellé Antoine Arnauld pour qu’il défende Jansénius ? C’est que ce dernier considérait que pour son projet, il y avait un obstacle : la Contre-Réforme portée par les jésuites.
S’il voulait parvenir à réaliser un catholicisme qui soit en mesure de concurrencer le protestantisme sur son terrain, de par la configuration des Pays-Bas et de la Belgique, il devait appeler à rompre avec tout ce qui était lié au concile de Trente initiant la Contre-Réforme dans la mesure où c’était lié au triomphe des jésuites et de leur style « baroque ».
Jansénius entendait, ni plus ni moins, supprimer les apports de Thomas d’Aquin dans leur interprétation jésuite pour mettre en avant Augustin, faisant pour ainsi dire « redémarrer » l’Église différemment, comme si rien depuis le concile de Trente n’avait eu lieu ou plus exactement comme s’il avait eu lieu dans une démarche augustinienne.
Antoine Arnauld suivit cette voie ; il devint rapidement le « grand Arnauld » (pour le distinguer de son père dont le prénom était aussi Antoine), en particulier avec le grand succès en 1643 de son De la Fréquente communion ou les sentiments des pères des papes et des conciles touchant l’usage des sacrements de pénitence et d’eucharistie sont fidèlement exposés pour servir d’adresse aux personnes qui pensent sérieusement à se convertir à Dieu et aux pasteurs et confesseurs zélés pour le bien des âmes.
Quand on parle du jansénisme français, on ne parle en pratique pas tant des thèses de Jansénius que de l’approche d’Antoine Arnauld. C’est lui que défend Blaise Pascal dans ses Provinciales, par ailleurs supervisées par Antoine Arnauld lui-même.
Ce qui frappait dans l’approche d’Antoine Arnauld, c’était le grand rigorisme ; plutôt que d’exiger des choses par en haut à la multitude, il fallait se concentrer sur la formation d’une élite allant vraiment au repentir.
Le fond du jansénisme français c’est l’affrontement avec les jésuites et leur prépondérance, au nom littéralement du mysticisme. L’accès personel à Dieu, en toute soumission et dans l’abandon de la raison, était pour le courant spiritualiste en général et le jansénisme en particulier le fondement même du catholicisme.
Dans son ouvrage, Arnauld ne parle pas vraiment de la fréquente communion, qui était une exigence de la Contre-Réforme, puisqu’auparavant la communion se faisait rarement. Il parle de comment celle-ci doit se réaliser : non pas en attirant les masses avec laxisme et manipulation comme le feraient les jésuites, mais par l’amour intérieur de Dieu.
C’est un parcours difficile, Dieu étant exigeant, et c’est pourquoi la couverture de l’ouvrage d’Arnauld, dessiné par Philippe de Champaigne et gravé par François de Poilly pour l’édition de 1648, illustre la parabole des invités à la noces tel que raconté par Matthieu (22, 1-14) dans le Nouveau Testament chrétien :
1. Jésus, prenant la parole, leur parla de nouveau en paraboles, et il dit:
2 Le royaume des cieux est semblable à un roi qui fit des noces pour son fils.
3 Il envoya ses serviteurs appeler ceux qui étaient invités aux noces ; mais ils ne voulurent pas venir.
4 Il envoya encore d’autres serviteurs, en disant : Dites aux conviés: Voici, j’ai préparé mon festin ; mes bœufs et mes bêtes grasses sont tués, tout est prêt, venez aux noces.
5 Mais, sans s’inquiéter de l’invitation, ils s’en allèrent, celui-ci à son champ, celui-là à son trafic ;
6 et les autres se saisirent des serviteurs, les outragèrent et les tuèrent.
7 Le roi fut irrité ; il envoya ses troupes, fit périr ces meurtriers, et brûla leur ville.
8 Alors il dit à ses serviteurs : Les noces sont prêtes ; mais les conviés n’en étaient pas dignes.
9 Allez donc dans les carrefours, et appelez aux noces tous ceux que vous trouverez.
10 Ces serviteurs allèrent dans les chemins, rassemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, méchants et bons, et la salle des noces fut pleine de convives.
11 Le roi entra pour voir ceux qui étaient à table, et il aperçut là un homme qui n’avait pas revêtu un habit de noces.
12 Il lui dit : Mon ami, comment es-tu entré ici sans avoir un habit de noces ? Cet homme eut la bouche fermée.
13 Alors le roi dit aux serviteurs : Liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et des grincements de dents.
14 Car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus.