Le jansénisme est donc né aux Pays-Bas, avec comme base le patriciat qui, pour exister, ne pouvait accepter ni le calvinisme bourgeois, ni les jésuites et leur apologie du féodalisme le plus strict. Il s’agit d’une idéologie indépendante tant du calvinisme que des jésuites. À ce titre, on peut la reprendre et s’en inspirer. C’est ce que fait Port-Royal, qui y voit un outil pour ses propres thèses, qui restent à être exposées.
Cependant, il est un fait qu’il faut bien saisir de prime abord. En France, on a considéré souvent que, puisque l’école de Port-Royal combattait les jésuites, et que ceux-ci étant les partisans de la féodalité, alors Port-Royal serait anti-féodaux.
On a justifié cela notamment en remarquant que les gens s’intéressant au jansénisme dans l’Église catholique au XVIIIe siècle avaient une logique d’Église française, opposée aux jésuites et au Vatican, voire soutenant la révolution française en représentant les intérêts du bas-clergé.
C’est tout à fait erroné, et on peut le voir avec la quatrième lettre des Provinciales, qui commence même ainsi :
« Monsieur,
Il n’est rien tel que les Jésuites. »
Les jésuites, dans cette lettre, ne sont pas attaqués pour être rétrogrades, féodaux, etc. Non, au contraire, ils sont attaqués pour leur esprit d’innovation. Cela montre bien que Port-Royal, loin d’être anti-féodal, est même encore plus féodal que les jésuites.
Port-Royal défend la religion traditionnelle, élitiste, et n’apprécie pas du tout les innovations des jésuites qui visent à permettre la reconquête des masses perdues au profit du calvinisme. Ce qu’est le jansénisme, c’est ni plus ni moins qu’un fondamentalisme.
Il suffit de regarder la quatrième lettre. La question est maintenant de savoir sur quel terrain Blaise Pascal va porter son offensive. C’est là la clef permettant de définir ce qu’est le « jansénisme » en tant que courant de pensée. En effet, le thème abordé va révéler l’approche attendue des individus, leurs comportements, et il suffit de voir à quels intérêts correspondent ceux-ci.
On sait, par exemple, que le calvinisme professe l’autonomie de chaque être : contrairement au Dieu catholique auprès de qui on peut aller s’excuser à la confession dans l’église, le Dieu calviniste est tyrannique et nous observe partout, nous plaçant devant nos responsabilités.
C’était là une nécessité historique de par les besoins de la bourgeoisie à avoir des individus responsables, gestionnaires, pesant le pour et le contre. La peinture intitulée Le changeur et sa femme de Quentin Metsys en est le parfait exemple : le changeur compte, la femme lit la Bible ; c’est une allégorie du couple bourgeois, ou plus précisément de la psychologie bourgeoise dans un cadre forcément socialisé, ce qui est l’esprit du calvinisme.
On n’a rien de cela dans l’esprit baroque de la contre-réforme organisée par les jésuites. Comme il s’agissait de convaincre les larges masses ébranlées par la propagande anti-féodale du calvinisme, il fallait quelque chose de plus souple et maintenant l’Église au centre.
C’est le jésuite Luis de Molina (1535-1600) qui a théorisé le principe selon lequel tout dépend des cas : on ne peut pas reprocher à quelqu’un de faire le mal s’il ne savait pas que c’était mal. Le libre-arbitre est au cœur de cette perspective.
Voici comment, dans la quatrième lettre, un jésuite explique cela, provoquant l’étonnement de Blaise Pascal :
« Et en quoi, lui dis-je, êtes-vous en dispute avec les Jansénistes sur ce sujet ?
C’est, me répondit-il, en ce que nous voulons que Dieu donne des grâces actuelles à tous les hommes à chaque tentation, parce que nous soutenons que, si l’on n’avait pas à chaque tentation la grâce actuelle pour n’y point pécher, quelque pêché que l’on commît, il ne pourrait jamais être imputé.
Et les Jansénistes disent, au contraire, que les péchés commis sans grâce actuelle ne laissent pas d’être imputés ; mais ce sont des rêveurs.
J’entrevoyais ce qu’il voulait dire ; mais, pour le lui faire encore expliquer plus clairement, je lui dis : Mon Père, ce mot de grâce actuelle me brouille ; je n’y suis pas accoutumé : si vous aviez la bonté de me dire la même chose sans vous servir de ce terme, vous m’obligeriez infiniment.
Oui, dit le Père ; c’est-à-dire que vous voulez que je substitue la définition à la place du défini : cela ne change jamais le sens du discours ; je le veux bien.
Nous soutenons donc, comme un principe indubitable, qu’une action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne nous donne, avant que de la commettre, la connaissance du mal qui y est, et une inspiration qui nous excite à l’éviter.
M’entendez-vous maintenant ?
Etonné d’un tel discours, selon lequel tous les péchés de surprise, et ceux qu’on fait dans un entier oubli de Dieu, ne pourraient être imputés, puisqu’avant que de les commettre on n’a ni la connaissance du mal qui y est, ni la pensée de l’éviter, je me tournai vers mon Janséniste, et je connus bien, à sa façon, qu’il n’en croyait rien. »
Toute le reste de la longue lettre consiste alors à retracer le débat entre le jésuite et l’auteur anonyme de la lettre, qui se dit qu’avec une telle logique, on ne peut plus blâmer personne, puisqu’il suffit de ne pas penser à Dieu et de ne pas connaître les exigences de la religion pour être libre de toute responsabilité.
Tous les comportements erronés du point de vue religieux seraient excusables, au nom de la méconnaissance de ce qui aurait dû être fait. Pour simplifier, Blaise Pascal défend l’adage « nul n’est censé ignorer la loi » et accuse les jésuites de nier cela, et donc d’accepter tout et n’importe quoi.
À cette attaque logique en est combinée une seconde : le jésuite dont il est question dans la lettre cite à de très nombreuses reprises différents auteurs, tous récents. Or, justement Jansénius célébrait Augustin et prônait le retour aux sources.
Le janséniste présent dans le débat raconté par la lettre dit ainsi à Blaise Pascal :
« Faites état que jamais les Pères, les Papes, les Conciles, ni l’Ecriture, ni aucun livre de piété, même dans ces derniers temps, n’ont parlé de cette sorte : mais que pour des casuistes, et des nouveaux scolastiques, il vous en apportera un beau nombre. »
On a ici les deux thèses centrales du jansénisme : les jésuites sont des ennemis de l’Église à la fois parce qu’ils apportent des innovations conceptuelles qu’ils ont théorisé sous la forme de la casuistique, de l’étude de chaque cas, avec une justification libérale de tout et son contraire, ce qui est une innovation, et à la fois parce que ce faisant ils procèdent à la liquidation de ce qu’a fait l’Église jusque-là.