Jansénius a donc agi aux Pays-Bas, dans un contexte différent de celui de la France. Mais si sa conception avait un intérêt pour des gens en France, c’est qu’elle répondait à leurs attentes. Ce qui est en jeu en fait, dans la défense du jansénisme ou plus exactement de l’abbaye de Port-Royal, c’est l’offensive anti-jésuite.
Ainsi, si les deux premières lettres des Provinciales avaient exposé le contenu théologique de l’affaire, Blaise Pascal profite du succès de celles-ci – et avec lui l’équipe de Port-Royal qui supervise leur contenu – pour déplacer le débat, pour l’accentuer et attaquer les jésuites en tant que jésuites, ce qui est par ailleurs le véritable objectif fondamental de Port-Royal.
Il s’agit, sous couvert de dénoncer l’offensive illégitime contre les jansénistes et surtout Antoine Arnauld qui en est le chef de file, d’attaquer les jésuites comme une structure parasite de l’Église catholique, obéissant à ses intérêts propres. La théologie catholique serait maltraitée par des intérêts, ceux des jésuites qui profiteraient des contorsions intellectuelles de Luis de Molina : telle est la thèse de Blaise Pascal.
Il commence donc, dans la troisième lettre des Provinciales, par dénoncer l’acharnement contre les « jansénistes », qui serait purement arbitraire.
« Pour l’entendre avec plaisir, ressouvenez-vous, je vous prie, des étranges impressions qu’on nous donne depuis si longtemps des Jansénistes.
Rappelez dans votre mémoire les cabales, les factions, les erreurs, les schismes, les attentats, qu’on leur reproche depuis si longtemps ; de quelle sorte on les a décriés et noircis dans les chaires et dans les livres, et combien ce torrent, qui a eu tant de violence et de durée, était grossi dans ces dernières années, où on les accusait ouvertement et publiquement d’être non seulement hérétiques et schismatiques, mais apostats et infidèles, de nier le mystère de la transsubstantiation, et de renoncer à Jésus-Christ et à l’Evangile. »
Il dénonce ensuite le fait que les jésuites aient attaqué le jansénisme sans être capable de démontrer la différence entre ce que dit Jansénius et (« Saint ») Augustin, et que donc ils masquent leurs intérêts propres derrière de grands discours sans aucun sens qui remettent en cause les traditions catholiques et donc les affaiblissent :
« Soit que les docteurs Molinistes n’aient pas daigné s’abaisser jusqu’à nous en instruire, soit pour quelque autre raison secrète, ils n’ont fait autre chose que prononcer ces paroles : Cette proposition est téméraire, impie, blasphématoire, frappée d’anathème et hérétique.
Croiriez-vous, Monsieur, que la plupart des gens, se voyant trompés dans leur espérance, sont entrés en mauvaise humeur, et s’en prennent aux censeurs mêmes ? Ils tirent de leur conduite des conséquences admirables pour l’innocence de M. Antoine Arnauld.
Eh quoi ! disent-ils, est-ce là tout ce qu’ont pu faire, durant si longtemps, tant de docteurs si acharnés sur un seul, que de ne trouver dans tous ses ouvrages que trois lignes à reprendre, et qui sont tirées des propres paroles des plus grands docteurs de l’Église grecque et latine ? Y a-t-il un auteur qu’on veuille perdre, dont les écrits n’en donnent un plus spécieux prétexte ? et quelle plus haute marque peut-on produire de la foi de cet illustre accusé ?
D’où vient, disent-ils, qu’on pousse tant d’imprécations qui se trouvent dans cette censure, où l’on assemble tous ces termes, de poison, de peste, d’horreur, de témérité, d’impiété, de blasphème, d’abomination, d’exécration, d’anathème, d’hérésie, qui sont les plus horribles expressions qu’on pourrait former contre Arius, et contre l’Antéchrist même, pour combattre une hérésie imperceptible, et encore sans la découvrir ?
Si c’est contre les paroles des Pères qu’on agit de la sorte, où est la foi et la tradition ?
Si c’est contre la proposition de M. Antoine Arnauld, qu’on nous montre en quoi elle en est différente, puisqu’il ne nous en paraît autre chose qu’une parfaite conformité. Quand nous en reconnaîtrons le mal, nous l’aurons en détestation ; mais tant que nous ne le verrons point, et que nous n’y trouverons que les sentiments des saints Pères, conçus et exprimés en leurs propres termes, comment pourrions-nous l’avoir sinon en une sainte vénération ? »
Blaise Pascal attaque ensuite le pouvoir des jésuites, qui leur permet de lancer une offensive sans contenu, en s’appuyant sur la méconnaissance de la théologie de la population et du prestige des jésuites se présentant comme les garants de l’orthodoxie :
« Voici la censure de M. Antoine Arnauld, voici la condamnation des Jansénistes, les Jésuites auront leur compte.
Combien y en aura-t-il peu qui la lisent ? combien peu de ceux qui la liront qui l’entendent ? combien peu qui aperçoivent qu’elle ne satisfait point aux objections ? Qui croyez-vous qui prenne les choses à cœur, et qui entreprenne de les examiner à fond ? Voyez donc combien il y a d’utilité en cela pour les ennemis des Jansénistes.
Ils sont sûrs par là de triompher, quoique d’un vain triomphe à leur ordinaire, au moins durant quelques mois. C’est beaucoup pour eux. Ils chercheront ensuite quelque nouveau moyen de subsister. Ils vivent au jour la journée.
C’est de cette sorte qu’ils se sont maintenus jusqu’à présent, tantôt par un catéchisme où un enfant condamne leurs adversaires, tantôt par une procession où la grâce suffisante mène l’efficace en triomphe, tantôt par une comédie où les diables emportent Jansénius, une autre fois par un almanach, maintenant par cette censure. »
Les jésuites, en se posant comme les garants idéologiques, auraient donc la main-mise sur l’Église et celle-ci ne pourrait qu’en pâtir.
La fin de la lettre est alors très claire dans son soutien non pas tant aux jansénistes, qu’à une position anti-jésuite. C’est là le cœur de l’idéologie de Port-Royal : frapper idéologiquement les jésuites, supprimer leur base sociale. Blaise Pascal affirme donc dans sa conclusion :
« Cette instruction m’a servi. J’y ai compris que c’est ici une hérésie d’une nouvelle espèce. Ce ne sont pas les sentiments de M. Antoine Arnauld qui sont hérétiques ; ce n’est que sa personne.
C’est une hérésie personnelle. Il n’est pas hérétique pour ce qu’il a dit ou écrit, mais seulement pour ce qu’il est M. Antoine Arnauld. C’est tout ce qu’on trouve à redire en lui.
Quoi qu’il fasse, s’il ne cesse d’être, il ne sera jamais bon catholique. La grâce de saint Augustin ne sera jamais la véritable tant qu’il la défendra. Elle le deviendrait, s’il venait à la combattre. Ce serait un coup sûr, et presque le seul moyen de l’établir et de détruire le Molinisme, tant il porte de malheur aux opinions qu’il embrasse. »