La treizième lettre s’adresse directement aux jésuites, leur répondant directement, mais de manière publique, et même politique. Blaise Pascal, en effet, attaque entièrement les jésuites ; il ne fait pas que les critiquer, il les dénonce et appelle à leur élimination. Ce n’est compréhensible que si l’on saisit cette question de la régénération mystique prônée par Port-Royal.
Car l’objectif de Port-Royal est de régénerer l’Église au moyen du « coeur », de l’adoration, du mysticisme. Blaise Pascal expose donc son point de vue de manière très franchement, et c’est donc très différent d’auparavant.
Le « jansénisme » n’est plus ici une simple victime et les jésuites des gens qui se trompent : on a un affrontement idéologique ouvert. Blaise Pascal appelle au combat :
« Je justifierai donc, dans cette lettre, la vérité de mes citations contre les faussetés que vous m’imposez.
Mais parce que vous avez osé avancer dans vos écrits, que les sentiments de vos auteurs sur le meurtre sont conformes aux décisions des Papes et des lois ecclésiastiques, vous m’obligerez à détruire, dans ma lettre suivante, une proposition si téméraire et si injurieuse à l’Église.
Il importe de faire voir qu’elle est exempte de vos corruptions, afin que les hérétiques ne puissent pas se prévaloir de vos égarements pour en tirer des conséquences qui la déshonorent.
Et ainsi, en voyant d’une part vos pernicieuses maximes, et de l’autre les Canons de l’Église qui les ont toujours condamnées, on trouvera tout ensemble, et ce qu’on doit éviter, et ce qu’on doit suivre. »
La lettre traite des contradictions dans les références des jésuites, avec un ton moqueur et destructeur, qui aura grand succès. Sur le plan du contenu, il faut par contre chercher « entre les lignes » pour voir à qui s’adresse Blaise Pascal.
Les Provinciales, de fait, visent à convaincre, et elles visent à convaincre au sein de l’Église. L’idée exposée par Blaise Pascal, c’est que la religion a tout à perdre à s’insérer dans les organisations institutionnelles de l’État, car elle perd alors en qualité.
La religion et son mysticisme sont, par l’intermédiaire des jésuites, corrompus au nom des nécessités pratiques d’alignement sur le pouvoir. Blaise Pascal formule cela ainsi :
« Quand vous avez entrepris de décider les cas de conscience d’une manière favorable et accommodante, vous en avez trouvé où la religion seule était intéressée, comme les questions de la contrition, de la pénitence, de l’amour de Dieu, et toutes celles qui ne touchent que l’intérieur des consciences.
Mais vous en avez trouvé d’autres où l’État a intérêt aussi bien que la religion, comme sont celles de l’usure, des banqueroutes, de l’homicide, et autres semblables ; et c’est une chose bien sensible à ceux qui ont un véritable amour pour l’Église, de voir qu’en une infinité d’occasions où vous n’avez eu que la religion à combattre, vous en avez renversé les lois sans réserve, sans distinction et sans crainte, comme il se voit dans vos opinions si hardies contre la pénitence et l’amour de Dieu, parce que vous saviez que ce n’est pas ici le lieu où Dieu exerce visiblement sa justice.
Mais dans celles ou l’État est intéressé aussi bien que la religion, l’appréhension que vous avez eue de la justice des hommes vous a fait partager vos décisions, et former deux questions sur ces matières : l’une que vous appelez de spéculation, dans laquelle, en considérant ces crimes en eux-mêmes, sans regarder à l’intérêt de l’État, mais seulement à la loi de Dieu qui les défend, vous les avez permis sans hésiter, en renversant ainsi la loi de Dieu qui les condamne ; l’autre, que vous appelez de pratique, dans laquelle, en considérant le dommage que l’État en recevrait, et la présence des magistrats qui maintiennent la sûreté publique, vous n’approuvez pas toujours dans la pratique ces meurtres et ces crimes que vous trouvez permis dans la spéculation, afin de vous mettre par là à couvert du côté des juges. »
C’est-à-dire que Blaise Pascal pose la primauté de la religion sur l’État. Aucun compromis ne doit être fait : la religion prime. Les vrais religieux doivent s’écarter de la société, et une élite doit servir de sas entre les religieux et la société, celle-ci devant être encadrée dans le sens décidé par la religion.
Port-Royal ne remet en effet nullement le Pape ni l’intolérance religieuse la plus complète ; c’est bien une démarche fanatique qu’on a ici, prônant la théocratie. Et de fait, à partir de la quatorzième lettre, on a compris que Port-Royal a perdu et qu’il s’agissait ni plus ni moins que d’une tentative ultra-sectaire de lancer un fondamentalisme.
Il ne peut plus rien y avoir de constructif, que l’emportement ouvertement mystique. Voici un passage particulièrement lyrique :
« Où en sommes-nous, mes Pères ? Sont-ce des religieux et des prêtres qui parlent de cette sorte ? sont-ce des Chrétiens ? sont-ce des Turcs ? sont-ce des hommes ? sont-ce des démons ?
et sont-ce là des mystères révélés par l’Agneau à ceux de sa Société, ou des abominations suggérées par le Dragon à ceux qui suivent son parti ?
Car enfin, mes Pères, pour qui voulez-vous qu’on vous prenne : pour des enfants de l’Evangile, ou pour des ennemis de l’Evangile ?
On ne peut être que d’un parti ou de l’autre, il n’y a point de milieu.
Qui n’est point avec Jésus-Christ est contre lui. Ces deux genres d’hommes partagent tous les hommes. Il y a deux peuples et deux mondes répandus sur toute la terre, selon saint Augustin : le monde des enfants de Dieu, qui forme un corps dont Jésus-Christ est le Chef et le Roi ; et le monde ennemi de Dieu, dont le diable est le Chef et le Roi.
Et c’est pourquoi Jésus-Christ est appelé le Roi et le Dieu du monde, parce qu’il a partout des sujets et des adorateurs, et que le diable est aussi appelé dans l’Ecriture le Prince du monde et le Dieu de ce siècle, parce qu’il a partout des suppôts et des esclaves.
Jésus-Christ a mis dans l’Église, qui est son empire, les lois qu’il lui a plu, selon sa sagesse éternelle ; et le diable a mis dans le monde, qui est son royaume, les lois qu’il a voulu y établir.
Jésus-Christ a mis l’honneur à souffrir ; le diable à ne point souffrir. Jésus-Christ a dit à ceux qui reçoivent un soufflet, de tendre l’autre joue ; et le diable a dit à ceux à qui on veut donner un soufflet, de tuer ceux qui leur voudront faire cette injure.
Jésus-Christ déclare heureux ceux qui participent à son ignominie, et le diable déclare malheureux ceux qui sont dans l’ignominie.
Jésus-Christ dit : Malheur à vous, quand les hommes diront du bien de vous ! et le diable dit : Malheur à ceux dont le monde ne parle pas avec estime !
Voyez donc maintenant, mes Pères, duquel de ces deux royaumes vous êtes. Vous avez ouï le langage de la ville de paix, qui s’appelle la Jérusalem mystique, et vous avez ouï le langage de la ville de trouble, que l’Ecriture appelle la spirituelle Sodome : lequel de ces deux langages entendez-vous ? lequel parlez-vous ? »
Dans cet emportement, c’est forcément la bataille pour l’orthodoxie qui prime. La seizième lettre procède en deux temps : Blaise Pascal explique ainsi qu’il n’est pas lui-même de Port-Royal, pour montrer que le problème ne tient pas au jansénisme, mais à l’exigence d’une purification religieuse générale :
« Vous ne manquerez pas néanmoins de dire que je suis de Port-Royal ; car c’est la première chose que vous dites à quiconque combat vos excès : comme si on ne trouvait qu’à Port-Royal des gens qui eussent assez de zèle pour défendre contre vous la pureté de la morale chrétienne.
Je sais, mes Pères, le mérite de ces pieux solitaires qui s’y étaient retirés, et combien l’Église est redevable à leurs ouvrages si édifiants et si solides.
Je sais combien ils ont de piété et de lumière, car, encore que je n’aie jamais eu d’établissement avec eux, comme vous le voulez faire croire, sans que vous sachiez qui je suis, je [ne] laisse pas d’en connaître quelques-uns et d’honorer la vertu de tous. Mais Dieu n’a pas renfermé dans ce nombre seul tous ceux qu’il veut opposer à vos désordres. »
Ensuite, on a droit à une longue défense de Port-Royal, de son orthodoxie, avec une dénonciation détaillée du calvinisme, pour mieux renforcer l’approche de Port-Royal comme la plus correcte par rapport à l’Église catholique.
Défendant les religieuses de Port-Royal et leur orthodoxie religieuse, il souligne particulièrement leur engagement « nuit et jour » :
« Pourquoi se seraient-elles obligées, par une dévotion particulière, approuvée aussi par le Pape, d’avoir sans cesse, nuit et jour, des religieuses en présence de cette sainte Hostie, pour réparer, par leurs adorations perpétuelles envers ce sacrifice perpétuel, l’impiété de l’hérésie qui l’a voulu anéantir ? »
Les deux dernières lettres des Provinciales, les dix-septième et dix-huitième lettres, s’adressent directement au Père Annat, confesseur du roi Louis XIV de 1654 jusqu’à sa propre mort en 1670. C’est une reconnaissance de la défaite : les jésuites sont trop proches du pouvoir. L’offensive des Provinciales a échoué.