Dans les sixième et septième lettres, Blaise Pascal est dans son élan ; les lettres ont eu leur succès, il peut approfondir le niveau, faire passer des messages plus âpres, avec davantage de profondeur théorique. Il peut tenter le saut qualitatif pour faire des lettres un vecteur idéologique.
Dans ces nouvelles lettres, il fait par conséquent parler un jésuite et lui fait décrire un véritable catalogue de situations, avec à chaque une fois une analyse des « intentions ». On lit par exemple et l’exemple est brutal :
« Et même, selon notre célèbre P. Lamy, il est permis aux prêtres et aux religieux de prévenir ceux qui les veulent noircir par des médisances, en les tuant pour les en empêcher. Mais c’est toujours en dirigeant bien l’intention. »
Les jésuites sont prêts à tout et toute leur pensée sert à se justifier au nom de la religion. Leur cruauté est présentée comme candide ; c’est naïvement que le jésuite explique ses approches les plus outrancières, comme si de rien n’était.
L’ironie de Blaise Pascal est primordiale et pratiquement méthodique. Le but bien entendu est de montrer que les jésuites trouvent toujours un moyen, littéralement une combine, pour justifier les actes s’il le faut, aux dépends des principes religieux.
Blaise Pascal fait ainsi justifier au jésuite le fait de ne pas toucher aux richesses des possédants, de permettre aux jésuites de contourner les exigences telles que le port systématique des habits religieux, de tuer par traîtrise ou encore pour un soufflet reçu, etc. Voici un passage sur le fait de tuer pour un vol :
« C’est ici où je veux vous faire sentir la nécessité de nos casuistes. Cherchez-moi, dans tous les anciens Pères, pour combien d’argent il est permis de tuer un homme.
Que vous diront-ils, sinon : non occides, Vous ne tuerez point ?
Et qui a donc osé déterminer cette somme ? répondis-je. C’est, me dit-il, notre grand et incomparable Molina, la gloire de notre Société, qui, par sa prudence inimitable, l’a estimée à six ou sept ducats, pour lesquels il assure qu’il est permis de tuer, encore que celui qui les emporte s’enfuie. »
Bien entendu, les jésuites eux-mêmes sont de la partie pour s’accaparer des biens, en se justifiant avec des références incessantes et dont l’obscurité les rend eux-mêmes nécessaires à leur propre justification :
« Cela serait-il raisonnable, à votre avis, que ceux qu’on doit le plus respecter dans le monde fussent seuls exposés à l’insolence des méchants ? Nos Pères ont, prévenu ce désordre, car Tannerus, [tr.] 2, d. 4, q. 8, d. 4, n. 76, dit : Qu’il est permis aux ecclésiastiques et aux religieux même de tuer, pour défendre non seulement leur vie, mais aussi leur bien, ou celui de leur communauté. Molina, qu’Escobar rapporte, n. 43 ; Bécan, in 2. 2, t. 2, q. 7, De Hom., concl. 2, n. 5 ; Reginaldus, I. 21, c. 5, n. 68 ; Layman, l. 3, tr. 3, p. 3, c. 3, n. 4 ; Lessius, l. 2, c. 9, d. II, n. 72 ; et les autres se servent tous des mêmes paroles. »
Le ton de Blaise Pascal est très violemment ironique pour montrer que les jésuites justifient tout et n’importe quoi, selon les besoins du moment. Ainsi, l’interlocuteur du jésuite se prétend fasciné par le côté « pratique », convaincu, comme dans le passage suivant :
« Je ne savais pourquoi vous aviez pris tant de soin d’établir qu’un seul docteur, s’il est grave, peut rendre une opinion probable, que le contraire peut l’être aussi, et qu’alors on peut choisir du pour et du contre celui qui agrée le plus, encore qu’on ne le croie pas véritable, et avec tant de sûreté de conscience, qu’un confesseur qui refuserait de donner l’absolution sur la foi de ces casuistes serait en état de damnation : d’où je comprends qu’un seul casuiste peut à son gré faire de nouvelles règles de morale, et disposer, selon sa fantaisie, de tout ce qui regarde la conduite des mœurs. »
La conclusion de cela est bien entendu que les jésuites fondent un véritable catalogue des situations et des gens liés à celles-ci. Il y a une adaptation, qui relève en fait de la manipulation.
La finalité des jésuites – la reconquête des masses – est elle-même donc moquée de la manière suivante, en faisant dire au jésuite les choses suivantes :
« Les hommes sont aujourd’hui tellement corrompus, que, ne pouvant les faire venir à nous, il faut bien que nous allions à eux : autrement ils nous quitteraient ; ils feraient pis, ils s’abandonneraient entièrement.
Et c’est pour les retenir que nos casuistes ont considéré les vices auxquels on est le plus porté dans toutes les conditions, afin d’établir des maximes si douces, sans toutefois blesser la vérité, qu’on serait de difficile composition si l’on n’en était content ; car le dessein capital que notre Société a pris pour le bien de la religion est de ne rebuter qui que ce soit, pour ne pas désespérer le monde.
Nous avons donc des maximes pour toutes sortes de personnes, pour les bénéficiers, pour les prêtres, pour les religieux, pour les gentilshommes, pour les domestiques, pour les riches, pour ceux qui sont dans le commerce, pour ceux qui sont mal dans leurs affaires, pour ceux qui sont dans l’indigence, pour les femmes dévotes, pour celles qui ne le sont pas, pour les gens mariés, pour les gens déréglés : enfin rien n’a échappé à leur prévoyance. C’est-à-dire, lui dis-je, qu’il y en a pour le Clergé, la Noblesse et le Tiers-État : me voici bien disposé à les entendre. »
Tout cela est absolument loin de toute forme de spiritualité et c’était l’objectif poursuivi. Ce que fait Blaise Pascal dans ces deux lettres, en décrivant l’approche des jésuites, c’est de mettre en valeur inversement la spiritualité de l’approche janséniste. A la « casuistique » des jésuites, il faudrait opposer l’amour de Dieu, personnel et volontaire.
En présentant les jésuites sous le jour le plus noir alors qu’ils sont au coeur du dispositif catholique, Blaise Pascal appelle à un renouveau spirituel, intransigeant.