Pourquoi Blaise Pascal peut-il viser les jésuites de manière aussi forte ? Il ne peut, de fait, le faire que parce que le jansénisme qu’il propage a un noyau idéologique suffisamment fort pour cela. Cela nous ramène à la question de la genèse du jansénisme, qui va nous expliquer l’indépendance idéologique du jansénisme par rapport à la noblesse et à l’Église.
En fait, la plupart des grandes villes de Flandres, du Brabant et de la principauté de Liège sont historiquement des « villes à charte ». Ces chartes, achetées à grand prix, leur conféraient des droits communaux forts, ainsi qu’une certaine indépendance vis à vis de la féodalité.
Dans leur ensemble les chartes suppriment les redevances seigneuriales (notamment sur le commerce), autorisaient les milices communales, transféraient en partie le pouvoir judiciaire aux bourgeois, et les patriciens se virent également octroyer la propriété du sol de la ville. Dans certaines villes, comme à Liège, apparurent des bourgmestres et des jurés qui administraient la ville. Les échevins, équivalents des conseillers municipaux, furent choisis parmi le patriciat.
Huy fut la première ville d’Europe à être dotée d’une charte en 1066, et suivirent Saint-Omer en 1127, Arras en 1194, Liège en 1196, Bruges en 1281, etc.
On voit ici que le développement des villes est un élément central de l’affirmation de la bourgeoisie et de la remise en cause du catholicisme ; on a le même phénomène avec la Bohême qui basculera dans le hussitisme. A l’opposé de la Bohême, cependant, ici les villes parvinrent à pousser leur élan productif.
La production de drap fut effectuée par différents artisans et ouvriers, avec une division du travail assez poussée : fileresses, ourdisseurs, teinturiers, tisserands, foulons, tendeurs, tondeurs, etc. Ces artisans et ces ouvriers du textile furent organisés en corporations : tisserands, foulons et teinturiers, que l’on les appelle les grands métiers. Il y avait aussi des artisans boulangers, bouchers, poissonniers, selliers, armuriers, etc. que l’on les appelle les petits métiers.
Il s’agit de populations urbaines puisque les métiers liés à la transformation textile n’étaient autorisés que dans les villes. C’est ce transfert de la production des campagnes vers les villes, de la production domestique isolée vers les ateliers, qui explique, avec la plus grande division du travail, l’accroissement moyens de production.
Il existe donc une contradiction principale en développement : celle entre la féodalité et la bourgeoisie organisée en patriciat, qui trouvait sa résolution temporaire dans l’attribution de chartes et le paiement de taxes. A cela s’ajoutait notamment la contradiction entre d’un côté la bourgeoisie marchande qui contrôlait les approvisionnements et les débouchés et qui cherchait à acheter aux prix les plus bas et, d’un autre côté, la classe des producteurs, c’est à dire les métiers.
Concrètement, le patriciat écrasait littéralement les métiers, détenait le pouvoir politique, imposait ses prix et agit comme une vraie noblesse mercantile.
En 1252 à Gand, les métiers se révoltèrent contre le patriciat. Ce qui aboutit, en 1301, à la représentation des tisserands et des foulons (qui traitaient les draps) dans les échevinats de la ville. En 1253 à Liège, la révolte des métiers fut écrasée par une alliance entre les féodaux et des patriciens. En 1301 lors des Mâtines de Bruges, les patriciens pro-Français furent massacrés par les métiers, eux-mêmes soutenus par l’aristocratie féodale flamande.
Durant tout le XIVe siècle les révoltes opposèrent tantôt patriciens et métiers, tantôt patriciens et féodaux locaux, tantôt grands métiers (tisserands, teinturiers) et petits métiers (foulons, bouchers, etc.).
Il faut voir que, dans ce cadre, la production drapière dans les Flandres, qui se développa très rapidement, fut vite confrontée à un problème d’approvisionnement en matières premières. En effet, en raison du faible relief, les pâturages de Flandres sont des prés salés et les moutons qui y étaient élevés ont une laine donnant un tissu de mauvaise qualité.
Pour pouvoir faire face à la demande croissante en quantité comme en qualité, les marchands s’approvisionnèrent alors en laine anglaise, plus abondante et de meilleure qualité.
Ainsi, jusqu’au XIVe siècle, il y aura une très grande interdépendance des économies anglaise et flamande : la principale richesse de l’Angleterre provient de la laine exportée dans les Flandres, formant d’ailleurs la moité de ses exportations.
La Hanse flamande de Londres regroupait les guildes marchandes de différentes villes de Flandres. Elle installait des entrepôts sur la côte anglaise et permit aux marchands de s’associer pour acheter à meilleur prix. Elle était dirigée depuis Bruges qui devient le grand port d’Europe du Nord et l’un des grands centres capitalistes du Moyen-Âge.
L’essor initial de Bruges est ici profondément associé au commerce de la laine : ainsi à la fin du XIIe siècle, le port accueille déjà chaque année quelques 1700 navires anglais !
Mais à partir, du milieu du XIIIe siècle, dans le but de favoriser sa propre production textile, l’Angleterre augmenta les taxes à l’export sur la laine tout en les baissant fortement sur les produits textiles manufacturés. De plus la Flandres, vassale du roi de France, était prise dans les dissensions féodales entre les royaumes de France et d’Angleterre qui menèrent à des blocus et générèrent des difficultés économiques, tant en terme d’approvisionnement que de débouchés.
En plus de la pénurie de matière première, l’industrie drapière flamande subissait la concurrence des drapiers anglais et italiens. On assista alors à une profonde crise et économique avec notamment des périodes de chômage massif. Cette crise accentua les contradictions entre bourgeoisie marchande et artisans, mais aussi entre bourgeoisie marchande et féodalité locale.
Le patriciat était coincé entre le rejet du féodalisme et la volonté de l’accepter en y ayant un rôle éminent. On a un panorama précis de cette situation de classe si l’on regarde comment le patriciat de Prague a louvoyé lors des fameuses guerres hussites qui au XVe siècle bouleversèrent l’Europe historiquement.
Et le grand problème du patriciat était qu’aux Pays-Bas, la situation était précisément en cela différente d’en Bohême, parce que le Roi tchèque était à la tête d’une grande puissance régionale. La bourgeoisie pouvait le suivre dans son affirmation hussite, voire être liée à une évolution radicale, taborite.
Aux Pays-Bas, le patriciat ne prit pas de risques et soutint le parti opposé au comte de Flandres, celui du roi de France. Dans le comté de Flandres, tout au long du XIVe siècle, les Leliaerts (faisant référence au lys des armoiries du roi de France), grands bourgeois et nobles partisans du roi de France, s’opposèrent aux Klauwaerts (faisant référence aux griffes du lion de Flandre), petits bourgeois et gens des métiers soutenus par le comte de Flandre.
L’apogée de cette contradiction fut, le 8 juillet 1302, l’écrasement des chevaliers français à Courtrai face aux milices communales flamandes, lors de la bataille dite « des Éperons d’Or » (sept cents éperons furent placés comme trophées dans l’église Notre-Dame de Courtrai).
Les comtes de Flandres furent les bénéficiaires de la crise et de ces dissensions, asseyant leur pouvoir sur les villes et la noblesse et gagnant l’indépendance vis à vis du royaume de France. Ils soutinrent les métiers dans les villes où les patriciens s’opposaient à ses projets, s’alliant avec les éléments populaires, assumant l’émergence d’un sentiment pré-national contre l’ingérence française.
Les initiatives des comtes de Flandres relèvent toutefois de la monarchie absolue, pas d’une lutte anti-féodale en tant que telle. Là réside la clef pour l’émergence du jansénisme. Car bien entendu, ils n’hésitèrent pas à s’allier avec les patriciens pour mater la plèbe et ses volontés démocratiques. A cet égard, la révolte, dite des bonnets blancs à Gand fut un exemple frappant, comme le raconte Paul Lafargue en 1882 dans son article intitulé Les luttes de classes en Flandre de 1336-1348 et de 1379-1385.
Cependant, en tant que tel, en Flandres, durant le XVe siècle, sur fond de déclin de l’industrie textile, les villes flamandes, en proie à de violentes luttes de classes et faisant face à une crise économique, furent matées par la volonté centralisatrice des ducs de Bourgogne.
Suite à la révolte dite des « vêpres brugeoises», en 1437-1438, Bruges vit ses chefs décapités, perdit tout droit de regard sur l’un de ses principaux avant-ports et dut payer de lourdes amendes l’endettant gravement à l’étranger. Puis en 1453, après quatre ans de révolte, Gand fut vaincue militairement. Elle perdit sa charte et ses privilèges, mais garda certains droits douaniers. Ces villes flamandes tentèrent de revenir sur ces sanctions, qui furent toutefois définitivement actées en 1490-1492.
A Liège, à la suite de la révolte de 1408 où les milices liégeoises perdirent 8000 hommes, des sanctions terribles furent édictées : abolition des chartes de franchises et de libertés, abolition des métiers, démolition des fortifications ; de nombreux Liégeois sont décapités ou jetés à la Meuse, liés dos à dos.
En 1417, les droits communaux furent partiellement rétablis, mais finirent par être définitivement abolis en 1467 suite à une dernière révolte où la ville fut finalement incendiée. A Dinant, en 1466, suite à une révolte, le duc de Bourgogne ordonna des noyades, des pendaisons, le pillage de la ville et sa destruction totale. La plèbe et la petite bourgeoisie furent écrasées.
Il faut noter ici une différence profonde de situation. De fait, le Brabant s’étant développé plus tardivement, surtout face au déclin de la draperie flamande, la bourgeoisie ne prit jamais une place assez considérable pour menacer réellement la féodalité. De plus le Brabant n’avait pas vu son économie menacée par les guerres féodales comme ce fut le cas dans les Flandres. Il y eut certes des luttes municipales entre les métiers et les drapiers, mais elles ne prirent pas les mêmes proportions.
Ainsi, à la fin du XVe siècle, la grande bourgeoisie des centres urbains a été matée, mais la féodalité lui accordait quand même quelques privilèges lui permettant d’exister, sous contrôle.
Dans ce qui deviendra la Belgique, la féodalité bourguignonne avait uni les différentes principautés, maté les volontés démocratiques des villes, encadré fermement le patriciat, posé les bases d’un état central et assumé la protection des travailleurs et artisans contre les abus de celui-ci, quand elle ne les a pas écrasés comme à Liège.
Jansenius, dans ce contexte, se faisait le porte-parole d’un patriciat « raisonnable ». Le jansénisme est un hussitisme qui se serait arrêté dans ses premières étapes.