Pour le dialecticien, tout est comme une partie d’échecs

Le matérialisme dialectique, c’est la théorie des « deux points » comme vision du monde. Deux points se font face, c’est une contradiction, et tout se décide par cette contradiction.

« La philosophie marxiste considère que la loi de l’unité des contraires est la loi fondamentale de l’univers. Cette loi agit universellement aussi bien dans la nature que dans la société humaine et dans la pensée des hommes. Entre les aspects opposés de la contradiction, il y a à la fois unité et lutte, c’est cela même qui pousse les choses et les phénomènes à se mouvoir et à changer. »

Voilà ce que nous dit Mao Zedong.

Cela ne veut pas dire qu’il s’agisse d’une méthode à appliquer a posteriori, une fois qu’on fait déjà face à un phénomène. Cela implique qu’avant même de commencer quoi que ce soit, tout est agencé pour être saisi suivant la théorie des « deux points ».

Il ne s’agit pas d’accompagner ce qui existe, en appliquant une méthode dialectique. Cela, c’était l’approche marxiste-léniniste, avant le marxisme-léninisme-maoïsme qui en a compris les limites. Ce qu’il faut, c’est configurer sa réalité de telle manière à toujours se fonder sur « deux points », sur « deux lignes ». C’est là le grand acquis de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine populaire, qui a généralisé à tous les domaines la nécessité de toujours se placer de telle manière à s’appuyer sur une ligne contre une autre.

Il ne faut pas adopter une position opportuniste et attendre que les choses soient disposées pour agir. C’est d’une part faux, car on ne lit pas les contradictions internes, puisqu’on sort de la dignité du réel. C’est ensuite prétexte à l’opportunisme, car au moyen de la dialectique, on peut s’y connaître suffisamment pour chercher à « profiter » de la situation, sans changer quoi que ce soit.

Cela ne dure qu’un temps, puisque pour saisir la dialectique des choses, il faut être authentique. Néanmoins, il existe ici un espace pour manoeuvrer, dans la mesure où on s’est mis à l’écart des choses.

Pour prendre un exemple concret, qui soit parlant, il suffit de penser aux cadres de la Gauche Prolétarienne du début des années 1970. Ils espéraient mener la révolution, et quelques années plus tard, ils se sont pour beaucoup placés au sein de la bourgeoisie, de son appareil culturel, de son appareil d’État, etc.

Comment ont-ils fait ? Ils ont tout simplement profité, de manière abusive, de leur expérience révolutionnaire. Ils lisaient mieux les choses, et avant de devenir de vils corrompus, ils ont pu apparaître comme brillants, de par le regard nouveau qu’ils apportaient. Des éditions du Seuil au quotidien Libération, de Radio Nova à l’enseignement supérieur, les anciens « maos » ont fait carrière, apportant leur « supplément d’âme ».

C’est là le prix à payer lorsqu’on laisse des gens profiter des conceptions nouvelles, sans faire en sorte que ces conceptions nouvelles soient toujours liées à la vision d’ensemble. Mais il est vrai également qu’à cette époque, il était raisonné en termes de maoïsme et non de matérialisme dialectique, c’est-à-dire qu’il était considéré que, somme toute, la question était politique seulement.

Or, lorsqu’on résume les choses à la politique et qu’on ferme la porte à ce niveau seulement, on laisse grande ouverte les fenêtres de la culture, des questions scientifiques, de la vie quotidienne, etc. L’opportunisme passe par là.

Certains ont alors tenté de tout verrouiller en assimilant la politique à la lutte armée, mais il va de soi que cela ne saurait suffire en soi : même si la lutte armée est la forme suprême de l’action politique, elle n’exprime pas en soi à tous les niveaux la question de la vision du monde, même si elle la porte.

C’est ici l’erreur du Parti Communiste du Pérou qu’on retrouve : sa guerre populaire a été victorieuse, mais l’arrestation de son dirigeant Gonzalo a précipité la défaite, en raison de l’incapacité à s’appuyer sur une vision du monde suffisamment systématisée sur tous les plans.

L’opportunisme est passé par là pour tout emporter sur son passage, en multipliant les brèches dans tous les domaines, sapant la démarche générale déjà affaiblie par l’arrestation de Gonzalo et la liquidation physique de très nombreux dirigeants par la contre-révolution.

C’est d’autant plus vrai alors que les forces productives se sont considérablement élargies et approfondies. Aujourd’hui, et c’est vrai pour toute la planète, les gens ont des connaissances significatives dans plusieurs domaines, et se sont souvent spécialisées dans un domaine particulier.

Cela peut être un jeu vidéo, une collection de timbres, la salsa ou bien la cuisine libanaise, mais il est courant de trouver chez les gens un aspect particulier où les connaissances sont vraiment fournies.

C’est là un moteur qui joue fondamentalement dans leur vie et ici il y a deux choses à faire : reconnaître cet aspect, qui est le fruit du développement inégal de la personne, et faire en sorte qu’il y ait une lecture dialectique à la base de cette activité (et non a posteriori).

Si les militants de la Gauche Prolétarienne des années 1970, au lieu de pratiquer un militantisme standardisé, avaient apporter chacun leur richesse personnelle, les choses auraient été totalement différentes. S’il y a bien sûr un dénominateur commun, il est évident que pour parvenir à quelque chose, il faut prendre les gens tels qu’ils sont, et « tels qu’ils sont » implique de reconnaître l’aspect inégal qui joue un rôle majeur dans leur vie.

Il faut bien entendu peser le pour et le contre, car malheureusement le capitalisme a façonné les intérêts des uns et des autres. Il y a cependant une dignité à la base de chaque intérêt personnel particulier, et le retrouver est une tâche fondamentale.

C’est en ce sens que pour un dialecticien, tout est une partie d’échecs. Il y a un début de partie, un milieu de partie, une fin de partie. De la même manière, il faut dès le départ raisonner en termes de deux lignes pour chaque phénomène, comprendre comment les choses se confrontent, trouver le point de bascule – le nexus – pour qu’il y ait une sortie productive à la contradiction.

Quelqu’un qui passe son temps à la salle de sport exprime la contradiction entre le travail manuel et le travail intellectuel, qu’il entend dépasser, sans savoir réellement comment. L’homme qui désire devenir entrepreneur reflète un besoin d’abondance matérielle (mais égoïste, au lieu du Communisme) et d’initiatives (mais élitiste, et non démocratique).

Ce dont il s’agit, c’est de faire en sorte que les gens relisent leur propre existence, en partant dès le départ de la dialectique, pour trouver ce qui correspond au positif et ce qui correspond au négatif.

C’est le principe même de la révolution culturelle en Chine populaire. Et son exigence est essentielle dans un pays capitaliste développé, où il y a tellement moyen de se perdre en route, en raison de la corruption possible par ce qui est proposé.

Se méfier est incontournable, raisonner en termes de partie d’échec pour chaque choix est ainsi juste, si on pense bien qu’il ne s’agit pas de « gagner », mais de connaître un développement dialectique authentique.

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