Karl Marx constate dans Misère de la philosophie que Pierre-Joseph Proudhon a une analyse toute particulière du rôle de la machine. Pierre-Joseph Proudhon est un petit-bourgeois, pour lui la machine équivaut à l’atelier, et par conséquent tant à l’existence d’un contre-maître que d’emplois circonscrits à une fonction bien précise.
Pierre-Joseph Proudhon ne veut pas de cela, car il a en tête l’artisan du moyen-âge, qui n’a personne au-dessus de lui et qui réalise lui-même toutes les étapes de la production d’un objet.
Voici comment Karl Marx résume le point de vue de Pierre-Joseph Proudhon :
« Après avoir supposé l’atelier moderne, pour faire découler de la division du travail la misère, M. Proudhon suppose la misère engendrée par la division du travail, pour arriver à l’atelier et pour pouvoir le représenter comme la négation dialectique de cette misère.
Après avoir frappé le travailleur au moral par une fonction dégradante, au physique par la modicité du salaire; après avoir mis l’ouvrier dans la dépendance du contremaître, et rabaissé son travail jusqu’à la manœuvre d’un goujat, il s’en prend de nouveau à l’atelier et aux machines pour dégrader le travailleur “en lui donnant un maître”, et il achève son avilissement en le faisant “déchoir du rang d’artisan à celui de manœuvre”. »
La machine « dégrade » l’artisan qui auparavant faisait tout. Et comment l’artisan aurait-il été pris au piège ? Selon Pierre-Joseph Proudhon, en raison de la division du travail, qui aurait existé avant les machines, celles-ci venant en fait rassembler les forces éparpillées par la division du travail.
Ce qui l’amène à attribuer alors aux machines un rôle positif, voyant en la division du travail la thèse, en les machines l’anti-thèse et fantasmant sur une synthèse totalement idéaliste et digne du film Metropolis de Fritz Lang, dont la fin est une allégorie de l’idéologie fasciste.
En pratique, Pierre-Joseph Proudhon a une critique idéaliste de la machine, et Karl Marx rappelle la véritable nature de celle-ci :
« Le travail s’organise, se divise autrement selon les instruments dont il dispose. Le moulin à bras suppose une autre division du travail que le moulin à vapeur. C’est donc heurter de front l’histoire que de vouloir commencer par la division du travail en général, pour en venir ensuite à un instrument spécifique de production, les machines.
Les machines ne sont pas plus une catégorie économique, que ne saurait l’être le bœuf qui traîne la charrue. Les machines ne sont qu’une force productive. L’atelier moderne, qui repose sur l’application des machines, est un rapport social de production, une catégorie économique. »
La preuve de cela est que les machines renforcent la division du travail, alors que Pierre-Joseph Proudhon imagine qu’elle font cesser la division du travail. Ici, il n’a pas compris que les machines ne cesseraient d’avoir un rôle négatif – plaçant les êtres humains à des postes répétitifs amenant à l’idiotie – que lorsqu’elles seraient automatisées.
Karl Marx annonce ici la robotisation, et dénonce le romantisme qui veut aller en arrière :
« Outils simples, accumulation des outils, outils composés, mise en mouvement d’un outil composé par un seul moteur manuel, par l’homme, mise en mouvement de ces instruments par les forces naturelles, machine, système des machines ayant un automate pour moteur, – voilà la marche des machines (…).
Ce qui caractérise la division du travail dans l’atelier automatique, c’est que le travail y a perdu tout caractère de spécialité. Mais du moment que tout développement spécial cesse, le besoin d’universalité, la tendance vers un développement intégral de l’individu commence à se faire sentir. L’atelier automatique efface les espèces et l’idiotisme du métier.
M. Proudhon, n’ayant même pas compris ce seul côté révolutionnaire de l’atelier automatique, fait un pas en arrière, et propose à l’ouvrier de faire non seulement la douzième partie d’une épingle, mais successivement toutes les douze parties. L’ouvrier arriverait ainsi à la science et à la conscience de l’épingle. Voilà ce que c’est que le travail synthétique de M. Proudhon. Personne ne contestera que faire un mouvement en avant et un autre en arrière, c’est également faire un mouvement synthétique.
En résumé, M. Proudhon n’est pas allé au-delà de l’idéal du petit bourgeois. Et pour réaliser cet idéal, il n’imagine rien de mieux que de nous ramener au compagnon, ou tout au plus au maître artisan du moyen âge. Il suffit, dit-il quelque part dans son livre, d’avoir fait une seule fois dans sa vie un chef-d’œuvre, de s’être senti une seule fois homme. N’est-ce pas là, pour la forme autant que pour le fond, le chef-d’œuvre exigé par le corps de métier du moyen âge ? »
De fait, voici ce que Pierre-Joseph Proudhon disait justement :
« Parlez-moi de la propriété féodale qui a duré jusqu’en 1789, qui s’était propagée, enracinée profondément parmi les bourgeois et les paysans, mais qui, depuis soixante ans, a subi, jusque dans les campagnes, des modifications si profondes.
Ici encore… le principe de la division des industries existant à peine, la propriété était tout ; la famille était comme un petit monde ferme et sans communications extérieures… On passait des années entières presque sans argent ; on ne tirait rien de la ville ; chacun chez soi, chacun pour soi ; on n’avait besoin de personne.
La propriété était une vérité ; l’homme, par la propriété, était complet. »
Solution du problème social
La conception d’un « homme complet » par la petite propriété, voilà le sens petit-bourgeois du proudhonisme.