La dimension panthéiste du christianisme représente l’expression de sa base dynamique, correspondant à la modification profonde de la réalité et au besoin de cette modification. Karl Marx a explicité de manière tout à fait claire le double aspect de la religion, qui est à la fois consolation et protestation, en plus d’être, en tant qu’idéologie, un reflet.
Cependant, la dimension dynamique est nécessairement atténuée, freinée, paralysée par la conception du monde qui attribue aux cieux une valeur supérieure à la réalité terrestre.
Ce n’est pas nécessairement l’aspect principal, car le christianisme fait œuvre de civilisation, accompagnant l’effondrement de l’esclavagisme, modifiant les mentalités en fonction. Mais le panthéisme est toujours relatif, la dignité du réel ne saurait être complète.
L’exigence de comportements non barbares est, en effet, justifié par les cieux, tout comme Platon les justifiait en fonction du « Beau » de son « monde des idées », un monde non matériel, purement spirituel.
Pseudo-Denys l’Aréopagite n’échappe pas à ce rapport entre le bien et le mal, malgré une véritable tentative de préserver la dignité du réel.
Voici comment il parle de comportements erronés, en les justifiant paradoxalement relativement, dans la mesure où il explique qu’ils relèvent du bien, car ils existent. Le mal, en effet, n’existe pas en soi, il n’est qu’une mauvaise compréhension de l’inclination inévitable vers le bien.
On voit tout de suite en quoi cette conception porte en elle une détermination panthéiste-matérialiste, dans la mesure où l’être humain est bon, la tendance générale à la complexité et la compassion.
« Ainsi l’impudique, d’un côté, s’exclut du bien par sa brutale convoitise, et comme tel, il n’est qu’un non-être, et les choses qu’il désire sont un non-être; mais d’autre part, il participe encore au bien en ce sens qu’il garde un reste d’amitié et une manière d’alliance avec ce qui est.
Également la fureur tient au bien par le fait de son émotion, et par son désir de redresser et de ramener ce qu’elle estime mauvais à un but qui semble louable.
De même celui qui se précipite dans les dérèglements, aspirant à une vie qui le charme, n’est pas totalement déchu du bien, puisqu’il a un désir, le désir de la vie, d’une vie qui lui sourit.
Enfin, si vous supprimez tout bien absolument, il n’y a plus dès lors ni substance, ni vie, ni désir, ni mouvement, ni quoi que ce soit. »
Cette dernière phrase, si on la lit de manière matérialiste en supprimant Dieu, est juste. Toutefois, Pseudo-Denys l’Aréopagite n’est pas matérialiste.
Là où le matérialisme dialectique voit le communisme dans le produit synthétique de la matière éternelle en mouvement, il voit le paradis dans la nature unique de Dieu éternel et statique.
Pour cette raison, il est obligé de rejeter de manière explicite la dialectique : « la dualité ne peut être principe ».
« Si le mal n’émane pas du bien, il a donc évidemment une autre origine, une autre cause. Car ou le mal dérive du bien, ou le bien dérive du mal, ou il faut assigner au bien et au mal une source différente : car la dualité ne peut être principe, l’unité au contraire est le principe de la dualité.
Or personne assurément ne soutiendra que d’une seule et même chose puissent procéder deux choses de tout point contraires, et qu’au lieu d’être simple et un, le même principe soit composé, double, opposé à lui-même et variable.
Mais on n’admettra pas non plus deux principes contraires, qui d’une part se pénètrent mutuellement et régissent le monde, et de l’autre se livrent constamment la guerre; ou en cas qu’on les admette, d’abord Dieu ne sera pas indépendant, ni sans contradiction, si toutefois son éternelle paix peut jamais être troublée; ensuite le désordre et une hostilité permanente régneraient dans l’univers.
Pourtant la bonté suprême établit l’harmonie entre tous les êtres ; et elle est la paix même, et elle donne la paix, comme disent les écrivains sacrés. C’est pourquoi toutes choses bonnes s’entr’aiment, et forment un merveilleux concert, produites par une même activité, ordonnées par rapport à un même bien, régulières et unanimes dans leur mouvement, et se prêtant un mutuel appui. »
Il en découle inévitablement un affaiblissement fondamental de la perspective panthéiste. La réalité matérielle ne peut être, chez Pseudo-Denys l’Aréopagite, que finalement « privation, faiblesse, mélange inharmonique de substances dissemblables ».
Ce qu’on appelle le mal n’est alors plus critiquable en soi, car il découle de la nature même de la matière, au lieu d’être une simple erreur d’inclination.
Le mal n’est plus un défaut quantitatif, il est dans la qualité même de la matière. Pseudo-Denys l’Aréopagite dit ainsi au sujet du mal :
« Par suite il est une privation, une défectuosité, une faiblesse, un dérèglement, une erreur, une illusion ; il est sans beauté, sans vie, sans intelligence, sans raison, sans perfection, sans fixité, sans cause, sans manière d’être déterminée.
Il est infécond, inerte, impuissant, désordonné, plein de contradiction, d’incertitude, de ténèbres; il n’a pas de substance et n’est absolument rien de ce qui existe. »
Ou encore :
« Tout ce qui résulte naturellement d’une chose, trouve en elle sa raison d’être déterminée ; or le mal, n’ayant pas sa raison d’être déterminée, n’est le résultat naturel d’aucune chose; car ce qui est contre nature ne dérive pas de la nature, comme l’irrégularité n’a pas sa raison dans la règle.
Est-ce donc que l’âme est cause du mal, comme le feu est cause de la chaleur, et qu’elle emplit de sa malice les substances auxquelles elle s’allie? Ou originairement douée d’une nature bonne, ses opérations seraient-elles tantôt bonnes et tantôt mauvaises? Or, si l’âme est naturellement mauvaise, alors d’où vient sa substance ?
Est-ce du principe souverainement bon qui a créé tous les êtres?
Mais, en ce cas, comment peut-elle être essentiellement mauvaise, puisque la cause suprême ne produit que des œuvres bonnes? Si au contraire l’âme est mauvaise dans ses actions, du moins ce n’est pas toujours : autrement et si elle n’était créée conforme au bien, d’où lui viendrait la vertu?
Reste donc à conclure que le mal est faiblesse et défection dans le bien. »
Même les démons cherchent, paradoxalement, le bien :
« Le mal donc n’est point un être, et ne subsiste dans aucun être. Le mal, en tant que mal, n’est nulle part, et quand il se produit, ce n’est pas comme résultat d’une force, mais d’une infirmité.
Ainsi l’existence des démons est chose bonne, et elle procède du bien; le mal pour eux consiste en ce qu’ils sont déchus de leur destination propre, qu’ils n’ont pas su se tenir immuables dans leur état originel, ni garder dans son intégrité la perfection angélique qui leur était départie.
Les démons recherchent le bien quand ils désirent l’être, la vie, l’intelligence; et quand ils ne désirent pas le bien, ils recherchent ce qui n’est pas : ce n’est point là proprement un désir, c’est plutôt le néant du désir véritable. »
La lecture panthéiste-matérialiste est ainsi littéralement plombé par la vision du bien relevant de Dieu, hors la matière. On voit néanmoins très bien que la religion ne saurait se placer uniquement en-dehors de la réalité ; s’il n’y avait pas une profonde dimension matérielle, elle n’aurait eu aucune réalité historique.