Pseudo-Denys l’Aréopagite : le pape et l’Eucharistie

Le problème de l’approche de Pseudo-Denys l’Aréopagite est qu’il est obligé de pratiquer la fuite en avant, afin de maintenir l’équilibre entre un Dieu inaccessible et indéfinissable (comme chez Plotin) et une religiosité mystique (comme chez Proclus). Il est obligé, par conséquent, de renforcer le principe de l’incarnation.

Ainsi, la combinaison de l’esprit initiatique et de la théologie négative aboutit à une démarche insistant grandement sur la symbolique. Il s’agit en effet d’imiter les formes divines. Ce passage témoigne bien de l’approche globale qui est faite :

« On donne au nouveau chrétien des habits d’une éclatante blancheur ; car échappant par une ferme et divine constance aux attaques des passions, et aspirant avec ardeur à l’unité, ce qu’il avait de déréglé rentre dans l’ordre, ce qu’il avait de défectueux s’embellit, et il resplendit de toute la lumière d’une pure et sainte vie. »

On retrouve par conséquent ce qui est au cœur de l’Église catholique : la figure du grand initié, qui est le grand maître des cérémonies, la clef de voûte de la hiérarchie spirituelle sur Terre qui reproduit la hiérarchie céleste.

À l’incarnation divine terrestre de Jésus, Pseudo-Denys l’Aréopagite a dû ajouter, comme tout le catholicisme, une incarnation terrestre divine, celle du pape.

La figure de la Vierge Marie joue un rôle capital dans ce dispositif, parce qu’elle justifie la possibilité d’une figure terrestre divine. Le catholicisme ne peut que, historiquement, toujours davantage renforcer l’importance de la Vierge Marie.

Chez Pseudo-Denys l’Aréopagite, on a fort logiquement ce système où la fuite en avant pour maintenir l’équilibre Dieu inaccessible / mystique organisée exige une forme concrète, un portail vers l’au-delà.

Le grand initié, le pape, l’évêque, etc. joue le rôle de vecteur suprême sur Terre. Voici un passage où Pseudo-Denys l’Aréopagite raconte son rôle dans une cérémonie :

« Le pontife alors lui apprend que Dieu très pur et infiniment parfait veut qu’on se donne à lui complètement et sans réserve; et exposant les préceptes qui règlent la vie chrétienne, il l’interroge sur sa volonté de les suivre.

Après la réponse affirmative du postulant, le pontife lui pose la main sur la tête, le munit du signe de la croix, et ordonne aux prêtres d’enregistrer les noms du filleul et du parrain.

Après cette formalité, une sainte prière commence; quand l’Église entière avec son pontife l’a terminée, les diacres délient la ceinture et ôtent le vêtement du catéchumène.

L’hiérarque le place en face de l’occident, les mains dressées en signe d’anathème contre cette région de ténèbres, et lui ordonne de souffler sur Satan par trois fois, et de prononcer les paroles d’abjuration.

Trois fois le pontife les proclame, trois fois le futur initié les répète.

Alors le pontife le tourne vers l’orient, lui faisant lever au ciel les yeux et les mains, et lui commande de s’enrôler sous l’étendard du Christ et d’adhérer aux enseignements sacrés qui nous sont venus de Dieu. »

A côté de cette figure religieuse suprême qui est une représentation symbolique de la hiérarchie, il faut bien entendu un moment mystique où l’incarnation se reproduit.

C’est naturellement de l’Eucharistie qu’il s’agit, ce moment clef où le pain et le vin symbolisent de manière mystique et donc concrète le sacrifice de Jésus.

Ce moment est vital pour l’Église catholique, car il imite justement un moment donnant le sens même à la communauté religieuse, qui vit par le Christ. On sait que le protestantisme va précisément attaquer cette lecture mystique, qui justifie de par sa portée l’existence sur Terre d’une hiérarchie parallèle à celle dans les cieux.

Voici un long passage où Pseudo-Denys l’Aréopagite en parle et où il insiste grandement sur le fait que la célébration possède une grande dimension élitiste. C’est essentiel car, tout comme l’existence du pape est vitale de par la hiérarchie, la cérémonie du pain et du vin est intouchable, car elle possède une dimension capitale : celle de l’incarnation permettant de donner un sens réel à un discours magico-mystique puisée dans le néo-platonisme.

Si on ne voit pas cela, on ne comprend pas pourquoi l’Église catholique a catégoriquement refusé de remettre en cause tant le pape que la cérémonie de l’Eucharistie : il y a ici une portée mystique capitale pour elle.

La focalisation sur ces deux aspects par le protestantisme ne doit rien au hasard. Le maintien de ces deux aspects est le maintien de la prétention du catholicisme à être un portail réel avec les cieux.

Voici ce que dit Pseudo-Denys l’Aréopagite sur la hiérarchie et la nécessité de la maintenir fermement, en fermant les accès, en maintenant l’initiation, etc. : 

« Or, ceux qui ont fermé l’oreille à la trompette évangélique ne doivent pas même contempler les symboles de nos sacrés mystères, puisqu’ils ont dédaigné de recevoir le salutaire sacrement de la régénération divine, opposant aux paroles saintes ce lamentable refus : je ne veux pas connaître vos voies.

Quant aux catéchumènes, aux énergumènes, aux pénitents, la loi de notre hiérarchie leur permet bien d’entendre le chant des cantiques et la lecture des saintes Lettres; mais elle les exclut du sacrifice et de la vue des choses saintes, que l’œil pur des parfaits doit seul contempler.

Car, reflet de Dieu, et remplie d’une souveraine équité, la hiérarchie, se réglant avec un pieux discernement sur le mérite des sujets, les appelle à la participation des dons divins chacun en son temps et dans la proportion convenable.

Or, les catéchumènes ne sont qu’au dernier rang ; car jusqu’alors ils n’ont reçu aucun sacrement, et ne sont point élevés à ce divin état que donne la naissance spirituelle; mais ils sont encore portés, pour ainsi dire, dans les entrailles de ceux qui les instruisent; là, leur organisation se forme et se parfait, tant qu’enfin arrive cet heureux enfantement qui leur communique vie et lumière.

De même que dans l’ordre naturel, si le fruit encore imparfait et informe échappe avant le temps à sa prison de chair, et si, triste avorton, il est précipité à terre sans connaissance, pour ainsi dire, sans vie, sans lumière, personne assurément ne jugera ici d’après la seule apparence; personne ne dira que cet enfant est venu au jour, parce qu’il est sorti des ténèbres du sein maternel : car, comme enseigne la médecine si versée dans la science de notre organisme, la lumière tombe en vain sur les sujets qui ne peuvent la recevoir.

Ainsi, dans les choses sacrées, la science sacerdotale façonne d’abord et prépare à la vie les catéchumènes par l’aliment des Écritures, et voilà la conception spirituelle : puis elle les porte jusqu’au temps de l’enfantement divin, et alors elle leur communique les dons salutaires de la lumière et de la perfection.

C’est donc pour cela qu’elle éloigne les imparfaits des choses parfaites, veillant ainsi au respect des mystères et environnant des soins prescrits par la hiérarchie la génération et l’enfantement des catéchumènes.

La foule des énergumènes est traitée comme immonde aussi; toutefois elle tient le second rang, et ainsi précède les catéchumènes qui sont les derniers.

Car je ne pense pas qu’il faille mettre sur la même ligne ceux qui ne furent point initiés, qui demeurent encore étrangers aux choses saintes, et ceux qui, ayant déjà participé à quelque sacrement, se débattent encore sous le joug des voluptés de la chair et des passions de l’esprit; bien qu’on refuse à ceux-ci l’honneur de contempler et de recevoir les sacrés mystères, et cela pour une haute raison.

Effectivement l’homme vraiment divin et digne de participer aux choses divines, et qui, se transformant par les pratiques de la perfection, s’élève jusqu’à la plus haute conformité qu’il puisse avoir avec Dieu ; l’homme qui ne s’occupe de sa chair, que quand la nature l’exige et comme en passant, et qui, temple et compagnon fidèle du Saint-Esprit, s’applique de tous ses efforts à lui ressembler, préparante ce qui est divin une demeure divine : cet homme, dis-je, ne sera jamais tourmenté par les illusions et les terreurs diaboliques ; au contraire il s’en rira, il repoussera leur attaque; plus actif que passif vis-à-vis d’elles, il les poursuivra victorieusement, et, par la force de son courage inaccessible aux passions, il délivrera ses frères de l’influence des malins esprits.

Aussi je pense, ou mieux je suis parfaitement convaincu que nos hiérarques, dans leur sagesse consommée, regardent comme soumis à la plus désastreuse des possessions, ceux qui, apostats de la vie divine, se rangent aux sentiments et, habitudes des démons, et qui, victimes de leur folie extrême, se détournent des seuls vrais biens, des biens impérissables et éternellement doux, pour ambitionner et conquérir je ne sais quoi de matériel, plein d’instabilité et de troubles immenses, des plaisirs hideux et corrupteurs, et pour demander à des choses fugitives et étrangères quelque joie apparente, mais non pas réelle.

C’est pourquoi la réprobation du ministre chargé de faire le discernement tombe d’abord et spécialement sur ceux-ci, plutôt que sur les énergumènes; car il ne convient pas qu’il leur soit rien communiqué des choses saintes, si ce n’est la doctrine des Écritures, qui peut les ramener à de meilleurs sentiments.

Et en effet, si l’auguste mystère qui se célèbre, accessible seulement à ce qui est pur et saint, repousse les pénitents qui cependant y ont déjà participé: s’il prononce que, dans sa sublimité, il ne doit être ni contemplé, ni reçu par ceux que l’imperfection empêche encore de s’élever jusqu’à la hauteur de la divine ressemblance (car cette parole très pure frappe quiconque ne peut s’unir aux hommes jugés dignes de la communion); à plus forte raison, cette multitude que tourmentent les passions mauvaises sera estimée profane, sera privée de la vue et de la réception des choses saintes.

Quand donc on aura exclu du temple et du sacrifice dont ils sont indignes, et ceux qui n’ont pas encore été appelés à la grâce de l’initiation, et ensuite les transfuges de la vertu, et puis ceux qui se laissent aller mollement aux frayeurs et illusions des démons ennemis, n’ayant pas encore atteint l’efficace et inébranlable vertu de l’état divin par une ferme et constante application aux choses du ciel ; et ceux qui, sortis de la vie du péché, en conservent les impures imaginations, parce qu’ils n’ont pas encore contracté l’habitude du saint et divin amour; et enfin ceux qui ne sont pas réunis parfaitement à l’unité et auxquels, pour employer les termes de la loi, il reste encore quelque tache, quelque souillure : après cela, dis-je, les ministres sacrés et les pieux assistants contemplent avec respect le mystère sacré, et dans une commune louange, célèbrent le souverain auteur et distributeur de tout bien, par lequel nous furent accordés ces sacrements salutaires qui opèrent la sainteté et la déification des initiés.

Ce cantique, les uns l’appellent hymne de louange, les autres, symbole de la religion; on l’a nommé plus divinement, selon moi, très sainte Eucharistie ou action de grâces, parce qu’elle renferme tous les dons que Dieu a fait descendre sur nous. »

On a ici la clef de voûte du système religieux catholique (et orthodoxe).

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