Pseudo-Denys l’Aréopagite, en niant la dialectique au profit de l’unité suprême tout en reconnaissant la réalité matérielle, n’est pas loin du panthéisme. Cependant, en niant le mouvement, il ne peut pas y aboutir, basculant de ce fait dans une religiosité où c’est Dieu qui met en mouvement.
Ce mouvement est insuffisant, car la vie matérielle est nécessairement « pleine de mutabilité et d’angoisses » ; la hiérarchie permet de donner du sens et de faire en sorte « de nous unir à Dieu autant qu’il est possible ».
Il est frappant, à ce niveau, de voir que, à l’opposé complet d’Augustin, Pseudo-Denys l’Aréopagite ne mentionne que très rarement les Écritures. La Bible n’est pour lui qu’un outil théorique, l’incarnation justifiée ; il n’aborde pas les points élaborés à l’intérieur, comme si le christianisme pouvait d’une certaine manière s’en passer.
Ainsi, Pseudo-Denys l’Aréopagite résume le squelette du christianisme, là où Augustin fournit sa chair. Cela permet de lire avec une grande clarté l’interprétation chrétienne du rapport entre l’un et le multiple, clef de toute idéologie.
On a ainsi la définition de Dieu, qui est tout mais de manière unique, formant un seul « un », sans partage ni découpage :
« En Dieu, l’unité précède et domine la distinction ; mais la distinction n’entame pas, ne déchire pas l’unité. »
L’être humain relève du multiple, mais il est tout de même « un » ; c’est le paradoxe du statut de l’homme :
« Un des devoirs et des secrets de la foi, c’est d’étudier le divin dans l’humain, l’incréé dans le créé, l’unité dans la multiplicité. »
Le bien est général, car seul le « Un » existe ; le mal n’est qu’un échec de ce rapport à l’un, et donc de nature multiple :
« Pour tout dire en un mot, le bien procède d’une cause unique et totalement parfaite, le mal résulte de défectuosités multiples et particulières. »
Voici deux autres passages, très importants car ils abordent la question de l’unité et donc du cercle, au sens où le multiple fait comme entourer le « un » qui lui fournit, tel le soleil, la force d’exister.
On a ici le cœur même de l’énergologie néo-platonicienne dans sa version catholique :
« Ainsi apparaît-il excellemment que le saint amour ne reconnaît ni commencement ni fin : c’est comme un cercle éternel, dont la bonté est à la fois le plan, le centre, le rayon vecteur et la circonférence : cercle que décrit dans une invariable révolution la bonté qui agit sans sortir d’elle-même, et revient au point qu’elle n’a pas quitté. »
« Puis donc que l’absolue et infinie bonté produit l’être comme son premier bienfait, il convient de la louer d’abord de cette grâce, qui précède toutes les autres grâces.
Ainsi, la participation de l’être, les principes des choses et les choses elles-mêmes, et tout ce qui existe en quelque sorte que ce soit, viennent de la bonté et subsistent en elle d’une façon incompréhensible, sans diversité, sans pluralité.
De même tout nombre préexiste, confondu dans l’unité, et l’unité renferme tout nombre en sa simplicité parfaite; tout nombre est un en l’unité, et plus il s’éloigne d’elle, plus il se divise et se multiplie.
Également tous les rayons du cercle se trouvent unis dans un centre commun; et ce centre indivisible comprend en lui-même tous les rayons qui sont absolument indistincts, soit les uns des autres, soit du point unique d’où ils partent.
Entièrement confondus dans ce milieu, s’ils s’en éloignent quelque peu, dès lors ils commencent à se séparer mutuellement ; s’ils s’en éloignent davantage, ils continuent à se séparer en la même proportion; en un mot, plus ils sont proches ou distants du point central, plus aussi s’augmente leur proximité ou leur distance respective. »
Cependant, cela pose donc un certain rapport à l’Univers lui-même unifié, que ne manqueront pas de souligner Avicenne, Averroès, Spinoza, c’est-à-dire tous ceux qui prendront au pied de la lettre l’unicité cosmique, se débarrassant de la fantasmagorie d’un Dieu « au-delà ».
Voici, à l’opposé, la vision de Pseudo-Denys l’Aréopagite, qui correspond à la vision religieuse.
« Dieu est nommé un, parce que dans l’excellence de sa singularité absolument indivisible, il comprend toutes choses, et que sans sortir de l’unité, il est le créateur de la multiplicité : car rien n’est dépourvu d’unité; mais comme tout nombre participe à l’unité, tellement qu’on dit une couple, une dizaine et une moitié, un tiers, un dixième, ainsi toutes choses, et chaque chose, et chaque partie d’une chose tiennent de l’unité; et ce n’est qu’en vertu de l’unité que tout subsiste.
Et cette unité, principe des êtres, n’est pas portion d’un tout; mais, antérieure à toute universalité et multitude, elle a déterminé elle-même toute multitude et universalité.
Car il n’y a pas de pluralité qui ne soit une par quelque endroit : ce qui est multiple en ses parties, est un dans sa totalité; ce qui est multiple en ses accidents est un dans sa substance; ce qui est multiple en nombre, ou par les facultés, est un par l’espèce; ce qui est multiple en ses espèces, est un par le genre; ce qui est multiple comme production, est un dans son principe.
Et il n’y a rien qui n’entre en participation quelconque de cet un absolument indivisible, et renfermant dans sa simplicité parfaite chaque chose individuellement, et toutes choses ensemble, alors même qu’elles sont mutuellement opposées.
La pluralité n’existerait pas sans la singularité ; mais la singularité peut exister sans la pluralité, comme l’unité précède tout nombre multiple.
Et si vous considérez les diverses parties de l’univers comme unies de tout point entre elles, vous aurez alors l’unité dans la totalité. »
Et c’est précisément cette unité inatteignable qui justifie qu’on s’attarde sur le multiple, et donc sur les oracles, sur ce qu’on pourrait appeler des transmissions indirectes du « un » inaccessible et incompréhensible.
C’est en ce sens que Pseudo-Denys l’Aréopagite montre bien, dans les faits, que le néo-platonisme ne pouvait subsister sans reconnaître un corps d’écrits divins permettant l’incarnation, c’est-à-dire la reconnaissance de la puissance sur terre de ce qui est au-delà.
On retrouve ainsi le christianisme avec Jésus, l’Islam avec Mahomet, le judaïsme avec non pas Moïse mais ses figures messianiques concrètes (Sabbataï Tsevi au XVIIe siècle, Menachem Mendel Schneerson, le Rabbi de Loubavitch, au XXe siècle).
Il est frappant de voir d’ailleurs que Pseudo-Denys l’Aréopagite parle des « divins oracles », tel un païen, un néo-platonicien, et non des saintes Ecritures, de la Bible. C’est qu’en fait, les écrits saints ne sont, pour lui, qu’un oracle à décoder, par une lecture mystique.
Voici la synthèse du point de vue de Pseudo-Denys l’Aréopagite :
« Nous disons donc que, par un décret d’amour, cette suprême béatitude, qui possède la divinité par nature et y fait participer ceux qui sont dignes de cette glorieuse transformation, a établi la hiérarchie pour le salut et la déification de tous les êtres, soit raisonnables, soit purement spirituels.
Seulement, pour les bienheureuses essences qui habitent les cieux, cette institution n’a rien de sensible et de corporel; car ce n’est point par l’extérieur que Dieu les attire et les élève aux choses divines; mais il fait étinceler au dedans d’elles-mêmes les purs rayons et les splendeurs intelligibles de son adorable volonté.
Au contraire, ce qui leur est départi uniformément et pour ainsi dire en masse, nous est transmis, à nous, comme en fragments et sous la multiplicité de symboles variés dans les divins oracles.
Car ce sont les divins oracles qui fondent notre hiérarchie.
Et par ce mot il faut entendre non seulement ce que nos maîtres inspirés nous ont laissé dans les saintes Lettres et dans leurs écrits théologiques, mais encore ce qu’ils ont transmis à leurs disciples par une sorte d’enseignement spirituel et presque céleste, les initiant d’esprit à esprit d’une façon corporelle sans doute, puisqu’ils parlaient, mais j’oserai dire aussi immatérielle, puisqu’ils n’écrivaient pas.
Mais ces vérités devant se traduire dans les usages de l’Église, les Apôtres les ont exposées sous le voile des symboles et non pas dans leur nudité sublime, car chacun n’est pas saint; et, comme dit l’Écriture, la science n’est pas pour tous. »
On a ainsi ici uniquement un aspect du christianisme, mais c’est le plus épuré et, finalement, le plus intéressant dans la mesure où il montre son noyau dur, au-delà des discours de la Bible, sur la Bible, qui bien entendu joueront également un rôle historique toujours prépondérant, le christianisme s’éloignant toujours davantage des conditions de son origine et donc de sa nature initiale.