L’histoire des écrits du Pseudo-Denys l’Aréopagite et de qui il est réellement est particulièrement tourmentée. D’ailleurs, l’Église orthodoxe réfute encore l’idée que Denys l’Aréopagite et Pseudo-Denys l’Aréopagite seraient deux personnes différentes ; en France, on a même temporairement également assimilé Denys l’Aréopagite, le Pseudo-Denys l’Aréopagite et Saint-Denis.
Cet aspect problématique est d’autant plus frappant que, dans ses écrits, Pseudo-Denys l’Aréopagite souligne grandement la nécessité de maintenir secret les enseignements les plus importants, voire même le cœur de la doctrine chrétienne.
Il y a ici un grand flou qui contraste fortement avec l’immense importance de ces écrits pour le christianisme.
Ce qui est clair, en tout cas, c’est qu’à partir du VIe siècle commence la diffusion de documents d’un auteur censé être Denys l’Aréopagite. Ceux-ci consistent en quatre traités et dix lettres.
Les traités portent sur la Hiérarchie céleste et la Hiérarchie ecclésiastique qui en est le pendant terrestre, ainsi que sur les Noms divins et la Théologie mystique. A cela s’ajoutent des lettres à différentes personnes, soulignant différents aspects des traités.
À part le nom de l’auteur qui est une claire référence au Nouveau Testament, on ne trouve que rarement des références au fait que l’auteur serait le vrai Denys l’Aréopagite.
Ainsi, l’auteur raconte à un moment, comme en passant, avoir assisté à l’éclipse du Soleil ayant eu lieu à la mort de Jésus ; il aurait également été présent au moment de la mort de Marie, en présence de Jacques et de Hiérothée, son propre maître et lui-même disciple de Paul.
Il écrit également à Polycarpe (69-155), évêque de Smyrne, et il aurait connu Timothée évêque d’Éphèse, ainsi que Carpus mentionné par Paul ; c’est même à la demande de Timothée qu’il aurait écrit les traités sur la hiérarchie ecclésiastique et des noms divins.
Il a été clair pourtant dès le départ que ces écrits ne pouvaient pas avoir comme origine le vrai Denys l’Aréopagite ; l’évêque Hypatios d’Éphèse rejette d’ailleurs dès 531 une telle prétention, au nom du fait que les textes seraient inconnus de la tradition chrétienne.
De fait, les premières références aux documents n’émergent qu’en 528 chez Sévère d’Antioche, dans un contexte de débat intense sur la nature du Christ, le rapport entre sa part divine et sa part humaine, amenant à de multiples scissions religieuses.
Ce contexte va, semble-t-il, jouer un rôle important. Entre 536 et 553, l’ensemble des œuvres du Pseudo-Denys l’Aréopagite sont rassemblées dans un Corpus Dionysiacum par Jean de Scythopolis, qui rédige également des commentaires explicatifs.
Il s’agissait d’une grande figure du combat contre le « monophysisme », qui voyait la part humaine du Christ absorbé par la part divine. Or, justement, les œuvres du Pseudo-Denys l’Aréopagite correspondaient parfaitement au rejet du « monophysisme ».
À partir de là, l’œuvre se répand toujours plus, tant dans les Églises d’Orient et d’Occident, l’authenticité n’étant plus remise en doute.
Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on put constater l’impossibilité de confondre l’identité de Denys l’Aréopagite et de celui alors appelé le Pseudo-Denys l’Aréopagite. Les recherches universitaires attribuent alors, sans certitude aucune, les écrits du Pseudo-Denys l’Aréopagite à Sévère d’Antioche, Denys d’Alexandrie, Pierre l’Ibérien ou encore Serge de Resaina.
Mais le problème ne se pose certainement pas à ce niveau. Les écrits du Pseudo-Denys l’Aréopagite sont une très haute synthèse idéologique. L’un des plus importants théologiens catholiques du XXe siècle, Benoît XVI, a présenté comme suit, alors qu’il était pape, la question de l’identité de cette figure historique.
Il s’agirait d’une sorte de signature collective :
« Je voudrais aujourd’hui [en 2008], au cours des catéchèses sur les Pères de l’Église, parler d’une figure très mystérieuse : un théologien du sixième siècle, dont le nom est inconnu, qui a écrit sous le pseudonyme de Denys l’Aréopagite.
Avec ce pseudonyme, il fait allusion au passage de l’Ecriture que nous venons d’entendre, c’est-à-dire à l’histoire racontée par saint Luc dans le chapitre XVII des Actes des Apôtres, où il est rapporté que Paul prêcha à Athènes sur l’Aréopage, pour une élite du grand monde intellectuel grec, mais à la fin la plupart des auditeurs montrèrent leur désintérêt et s’éloignèrent en se moquant de lui ; pourtant certains, un petit nombre nous dit saint Luc, s’approchèrent de Paul en s’ouvrant à la foi. L’évangéliste nous donne deux noms : Denys, membre de l’Aréopage, et une certaine femme, Damaris.
Si l’auteur de ces livres a choisi cinq siècles plus tard le pseudonyme de Denys l’Aréopagite, cela veut dire que son intention était de mettre la sagesse grecque au service de l’Évangile, d’aider la rencontre entre la culture et l’intelligence grecque et l’annonce du Christ; il voulait faire ce qu’entendait ce Denys, c’est-à-dire que la pensée grecque rencontre l’annonce de saint Paul ; en étant grec, devenir le disciple de saint Paul et ainsi le disciple du Christ.
Pourquoi a-t-il caché son nom et choisi ce pseudonyme ?
Une partie de la réponse a déjà été donnée : il voulait précisément exprimer cette intention fondamentale de sa pensée.
Mais il existe deux hypothèses à propos de cet anonymat et de ce pseudonyme. Une première hypothèse dit : c’était une falsification voulue, avec laquelle, en antidatant ses œuvres au premier siècle, au temps de saint Paul, il voulait donner à sa production littéraire une autorité presque apostolique.
Mais mieux que cette hypothèse – qui me semble peu crédible – il y a l’autre : c’est-à-dire qu’il voulait précisément faire un acte d’humilité.
Ne pas rendre gloire à son propre nom, ne pas créer un monument pour lui-même avec ses œuvres, mais réellement servir l’Évangile, créer une théologie ecclésiale, non individuelle, basée sur lui-même.
En réalité, il réussit à construire une théologie que nous pouvons certainement dater du sixième siècle, mais pas attribuer à l’une des figures de cette époque : c’est une théologie un peu désindividualisée, c’est-à-dire une théologie qui exprime une pensée et un langage commun.
C’était une époque de dures polémiques après le Concile de Chalcédoine ; lui, en revanche, dans sa Septième Epître dit : » Je ne voudrais pas faire de polémiques ; je parle simplement de la vérité, je cherche la vérité « .
Et la lumière de la vérité fait d’elle-même disparaître les erreurs et fait resplendir ce qui est bon. Et avec ce principe, il purifia la pensée grecque et la mit en rapport avec l’Evangile.
Ce principe, qu’il affirme dans sa septième lettre, est également l’expression d’un véritable esprit de dialogue : ne pas chercher les choses qui séparent, chercher la vérité dans la Vérité elle-même, qu’ensuite celle-ci resplendisse et fasse disparaître les erreurs.
La théologie de cet auteur, tout en étant donc pour ainsi dire « suprapersonnelle », réellement ecclésiale, peut être située au sixième siècle.
Pourquoi ? Il rencontra dans les livres d’un certain Proclus, mort à Athènes en 485, l’esprit grec qu’il plaça au service de l’Evangile : cet auteur appartenait au platonisme tardif, un courant de pensée qui avait transformé la philosophie de Platon en une sorte de religion, dont le but à la fin était de créer une grande apologie du polythéisme grec et de retourner, après le succès du christianisme, à l’antique religion grecque. »
La chose est entendue : il serait absurde de ne pas voir que, ce qui compte, c’est que des documents signés Pseudo-Denys l’Aréopagite représentent l’aboutissement théorique le plus haut formé par le christianisme pour former une doctrine complète.
C’est une œuvre de synthèse, peut-être collective, mais en tout cas clairement comprise comme un travail d’assemblage de la compréhension de la philosophie grecque et de son dépassement par le christianisme.