Lénine : Nous passons au point suivant de l’ordre du jour : Plate-forme de la conférence communiste internationale. Les rapporteurs sont les camarades Albert [le délégué allemand] et Boukharine. Le camarade Albert a la parole.
Rapport d’ALBERT
Albert : Camarades, après les déclarations faites par les représentants de Russie et de Finlande, il pourrait sembler que les camarades allemands sont opposés à la fondation de la IIIe Internationale.
Nous n’élevons aucune espèce d’objection de principe contre cette fondation, mais les camarades pensent que si l’on aborde la question de la fondation d’une nouvelle Internationale, il faut prendre en considération l’état d’esprit qui prévaut parmi les ouvriers, en particulier parmi les ouvriers des Etats occidentaux qui, avec le temps, sont devenus méfiants vis-à-vis de telles fondations ; c’est parce qu’ils respectent cette méfiance des ouvriers des Etats occidentaux que les camarades allemands déclarèrent qu’ils ne voulaient pas aborder dès maintenant la fondation de la nouvelle Internationale, mais d’abord examiner à cette conférence préparatoire les forces existantes, les fondements politiques sur la base desquels il est possible de s’unir.
Tous ceux qui connaissent l’histoire de la dernière Internationale devront reconnaître que cette méfiance à l’égard de la fondation de telles unions est justifiée chez les ouvriers des Etats occidentaux.
Nous savons avec quelles formes pompeuses furent tenues des conférences, prises de fermes résolutions, mis sur pied des plans en vue de grandes actions, mais lorsque l’heure vint de transposer tout cela en pratique, toutes ces résolutions furent honteusement abandonnées et l’œuvre de l’internationale détruite.
Toutes les résolutions furent foulées aux pieds et l’on fit exactement le contraire de ce qu’elles préconisaient. Telles sont les raisons pour lesquelles les ouvriers sont méfiants. Ils ne veulent pas que la IIIe Internationale soit à nouveau replâtrée par quelques camarades réunis fortuitement, car les conditions dans lesquelles nous sommes venus ici à la conférence ont été trop difficiles.
Il apparaît aussi dans les faits que très peu de représentants des différentes organisations nationales sont présents. Les ouvriers ne veulent pas qu’ait lieu ici à nouveau une fondation pompeuse, que soient prises à nouveau des résolutions qui resteraient sur le papier.
Ils veulent d’abord savoir sur qui ils pourront compter dans les luttes à venir, et nous sommes tous d’accord que la IIIe Internationale doit avoir un autre aspect dans son activité que l’internationale passée.
Aujourd’hui, il ne s’agit plus de se disputer sur les théories du socialisme dans des conférences, d’annoncer les luttes futures, de forger des plans, de prendre des résolutions. Il s’agit de diriger le prolétariat de tous les pays vers l’action.
Aujourd’hui, alors que le prolétariat de tous les pays engage la lutte pour sa libération qui ne peut pas être menée simplement par des tracts, des brochures et des discours, il s’agit d’une question de vie ou de mort; aujourd’hui, les ouvriers veulent savoir si la IIIe Internationale qui doit être créée, possède la force nécessaire pour soutenir la lutte des ouvriers ou si elle est en mesure de l’acquérir.
C’est pourquoi les ouvriers estiment qu’il est nécessaire d’abord de dire ce que nous voulons et quels sont les fondements des luttes ultérieures, et alors ils diront s’ils sont prêts à fonder la nouvelle Internationale et à y adhérer.
Cette voie sera également la plus correcte et la plus simple et mènera au but que nous souhaitons tous. Je peux dire expressément que les ouvriers allemands ne sont pas opposés à la création de la IIIe Internationale, mais ils veulent que cette Internationale soit armée dès le début de la fermeté et de la force nécessaire au soutien de la lutte prolétarienne de tous les pays. C’est pourquoi, à notre avis, il est nécessaire que nous apparaissions d’abord au monde avec une plate-forme dans laquelle nous exprimions clairement et distinctement les tâches du prolétariat, ses buts, ses voies, que nous créions une bannière qui puisse être levée dans la lutte contre la bourgeoisie.
Il est nécessaire pour cela que nous nous exprimions dès le début avec le maximum de clarté et de précision. Il ne s’agit plus comme avant de bavarder le plus possible et de faire figurer dans l’internationale le maximum de pièces de décoration qui ne sont que des bulles de savon inconsistantes. Nous devons rassembler ceux qui sont d’accord avec nous et éloigner de nous ceux qui ne sont que des faibles et des incertains, en qui on ne peut avoir confiance.
Le camarade Boukharine et moi-même avons établi quelques lignes directrices pour une telle plate-forme. Nous allons vous les soumettre.
Votre tâche sera de prendre position sur ces lignes directrices et de dire si vous êtes d’accord avec ce qui est exposé et si vous prenez l’engagement de faire en sorte que ces résolutions deviennent actions, que vos organisations se rangent à ces lignes directrices et que sur la base de celles-ci, le prolétariat décide lui-même s’il est prêt à se rassembler dans une IIIe Internationale.
Cette plate-forme se compose d’abord d’un avant-propos qui donne une caractérisation de la bourgeoisie et du capitalisme.
Il y est décrit comment le capitalisme avec ses tendances impérialistes, a transformé les différents Etats en Etats brigands, quelle politique le capitalisme a mené à la recherche impétueuse de nouveaux débouchés, de nouvelles matières premières, de nouveaux domaines coloniaux et de quelle manière le monde tout entier a été partagé entre les différents Etats capitalistes.
Il y est décrit la manière dont ont procédé les Etats capitalistes pour se partager le monde et comment, une fois que le monde a été partagé, les tendances du capitalisme n’ont pas cessé de se manifester, comment les tendances à l’expansion, à l’élargissement, la rapacité des classes capitalistes se sont intensifiées et comment enfin les différents Etats en vinrent à se saisir au collet, et à s’arracher les débouchés les uns après les autres.
Il y est décrit comment la nature du capital, sans considération aucune des besoins de la classe ouvrière des différents pays, a opposé les peuples les uns aux autres, les maintenant dans une attitude hostile rien que par sa rapacité, par besoin d’augmenter les profits, d’accroître les propriétés.
Il y est décrit comment le capitalisme a essayé de subordonner la classe ouvrière à ses buts égoïstes, comment il a essayé de surmonter la structure sociale contradictoire dans les différents Etats afin d’utiliser les ouvriers dans la lutte contre les pays voisins et remplir ses poches et comment il a voulu les utiliser pour mener sa politique coloniale dans les différents pays.
Il y est montré comment le capitalisme et la bourgeoisie dans les différents pays ont su éveiller dans l’esprit de la classe ouvrière le sentiment de solidarité et de communauté entre le capital et le travail, comment ils ont réussi à inculquer la notion de « patrie » dans la tête et le cœur des ouvriers et comment, grâce à ce sentiment commun, ils ont pu assaillir les pays voisins, comment enfin s’est réalisée l’union sacrée.
Les tendances impérialistes menèrent à la guerre mondiale et firent que les divers grands Etats capitalistes se sont mutuellement entre-déchirés. Les ouvriers suivirent docilement les vœux et les intérêts des classes dominantes et foulèrent ainsi aux pieds leurs propres intérêts en se mettant entièrement à la remorque des classes dominantes.
Si la grande masse des ouvriers a suivi les tendances du capitalisme, cela est dû au fait que notre prédécesseur, la IIe Internationale, a complètement fait faillite.
A la dernière conférence de la IIe Internationale encore, il fut décidé qu’en cas de guerre les prolétariats emploieraient tous les moyens pour empêcher la guerre.
Mais, lorsque celle-ci éclata, les dirigeants mirent tout en œuvre pour la favoriser ; les dirigeants qui s’étaient rencontrés auparavant dans des conférences essayèrent de toutes leurs forces et toute leur influence de convaincre les ouvriers que la lutte des classes avait cessé, que la réconciliation des ouvriers avec les classes dominantes était une nécessité; ils conduisirent ainsi le prolétariat à la boucherie.
Au cours de la guerre et de l’union sacrée, il apparut que les buts qu’on avait fait miroiter aux yeux du prolétariat ne pouvaient pas être atteints. Au lieu de l’amélioration de la situation de la classe ouvrière grâce à sa participation à la guerre, il se produisit le contraire.
Au lieu d’une amélioration des conditions de vie, on vit que l’union sacrée pendant la guerre conduisait à la destruction physique généralisée du prolétariat; on vit que la misère, la détresse, l’asservissement du prolétariat avaient progressé; que les conséquences de l’union sacrée n’étaient pas l’amélioration de la situation du prolétariat, mais la famine à l’échelon mondial.
Lorsque cette prise de conscience gagna de plus en plus de terrain parmi les ouvriers à la fin de la guerre, lorsque la classe ouvrière se rendit compte qu’elle avait fait la plus grande bêtise d’assaillir coude à coude avec sa propre bourgeoisie la classe ouvrière des Etats voisins, lorsqu’elle vit que la théorie de l’union sacrée avait fait fiasco, alors la guerre impérialiste se transforma dans différents Etats en guerre civile.
Nous voyons dans les grands Etats la révolution se déclencher, nous voyons comment en Russie et dans d’autres Etats, les ouvriers ont retourné leurs fusils pour les diriger contre leurs ennemis véritables, les capitalistes de leur propre pays.
Nous avons vu que les conséquences en ont été l’effervescence dans les autres pays, l’effervescence parmi les peuples coloniaux qui étaient jusqu’à présent les plus exploités de tous les Etats capitalistes ; nous avons vu que les soulèvements des ouvriers se succèdent dans différents pays, que les antagonismes entre le capital et le travail se sont accrus après l’union sacrée et que l’hostilité entre les différentes classes a augmenté.
Aujourd’hui dans beaucoup de pays la lutte n’est plus menée simplement à l’aide de tracts, brochures et réunions, mais déjà à l’aide de mitrailleuses et de grenades à gaz. La classe capitaliste ne trouve pas d’issue.
Elle nous a conduits sur le chemin de l’abîme, elle a fait des Etats européens civilisés un champ de ruines et elle n’est pas en mesure d’édifier sur ce champ de ruines un nouveau régime social. S’il ne se produit pas un changement rapide, la destruction totale de la culture européenne est à prévoir.
Les ouvriers cherchent une issue à ce dilemme. Demandons-nous d’abord si la classe dominante est capable de reconstruire la société en ruines. Nous devons dire qu’elle n’est pas capable de reconstruire ce qui a été détruit.
La société capitaliste a montré son incapacité à prolonger sa domination, s’est montrée incapable de garder en mains les destinées de la société humaine. Il ne reste donc pas d’autre issue pour le prolétariat, de loin la classe la plus productive, que de s’emparer enfin du pouvoir.
Dans certains Etats déjà, nous en sommes à ce point; nous avons déjà vu qu’en Russie la lutte finale décisive est engagée et que nous avons déjà remporté de grands succès; nous avons vu qu’en Allemagne la bourgeoisie et le prolétariat se préparent pour le combat final décisif et impitoyable et que la bourgeoisie fait appel à tous les moyens de la classe dominante qu’elle peut encore mettre en œuvre.
La théorie de la Société des Nations, la formation des gardes blancs et la terreur blanche ne devront pas retenir le prolétariat d’engager la lutte.
C’est ce que nous avons exprimé dans la plate-forme afin de dévoiler les antagonismes, d’ouvrir les yeux aux ouvriers et de leur montrer où en est la situation aujourd’hui.
Il est compréhensible que dans notre plateforme, nous ayons été obligés de préciser par quels moyens nous pensons atteindre nos buts, que nous fassions comprendre aux ouvriers ce qu’ils ont à faire, que nous leur indiquions le chemin qu’ils doivent parcourir pour parvenir aux buts de la révolution socialiste, à la réalisation du nouveau régime social.
Cela est naturellement extraordinairement difficile, car les conditions de cette lutte sont différentes suivant les divers pays; et certains sont en avance sur le chemin de la révolution socialiste, si bien que ce que nous exposons aujourd’hui est dépassé pour les uns, tandis que pour les autres ce n’est pas encore mûr.
Il se peut que les Etats qui sont les plus avancés sur la voie de la révolution socialiste nous disent : ce que vous voulez, nous l’avons déjà en grande partie et que les autres nous disent : ce que vous voulez ici, nous en sommes loin, nous ne sommes pas encore à la veille de réaliser ce que vous nous demandez, nous n’en sommes pas encore à ce point de développement.
Et pourtant il nous faut trouver une voie sur laquelle nous nous rencontrions, il nous faut esquisser une sorte de ligne moyenne sur la base de laquelle nous pouvons nous unir et il est nécessaire et important que les pays qui sont en avance dans leur développement soutiennent puissamment, à la fois par leur expérience et par l’action, les pays qui sont en retard dans leur développement.
Il est nécessaire que nous nous mettions d’accord et j’espère que les objections éventuelles contre cette plate-forme pourront être examinées dans la discussion et éliminées. Nous demandons que le prolétariat s’attelle à la tâche de la prise du pouvoir, s’efforce de réaliser le rapprochement et l’union du prolétariat de tous les pays.
La prise du pouvoir par le prolétariat est conditionnée par la lutte impitoyable contre la bourgeoisie et la destruction de son pouvoir politique. Il n’est pas possible, comme le pensent les centristes, de reconstruire le vieux pouvoir politique et après seulement de passer à la réalisation du socialisme.
A l’époque où le pouvoir de la bourgeoisie est devenu poreux, nous ne devons pas hésiter; nous devons, dans les différents Etats, nous efforcer de toutes nos forces de prendre le pouvoir politique et de détruire celui de la bourgeoisie.
Mais il ne s’agit pas de se contenter simplement de faire une prétendue révolution, d’éliminer quelques princes et quelques valets et de les remplacer par quelques individus comme nous le montre l’exemple de l’Allemagne. Il ne faut pas renverser un Kaiser et ensuite le remplacer par un Ebert; cela est absolument insuffisant.
Il est nécessaire que le prolétariat effectue non seulement un changement de personnel dans le gouvernement, mais qu’il exécute aussi sa tâche de destruction de tout l’appareil d’Etat dans les pays capitalistes, que ce soit non pas les personnes qui soient éliminées, mais le système; et que soit mis à la place du régime capitaliste le régime socialiste.
Nous avons exigé en Allemagne, aux premiers jours de la révolution, le désarmement de toute la bourgeoisie, en particulier du corps des officiers.
Les ouvriers doivent arracher la violence physique des mains de la bourgeoisie et s’en emparer.
Ils doivent désarmer les représentants des classes ennemies, ils doivent supprimer tout l’appareil de contrainte de l’Etat, le corps des fonctionnaires d’Etat, les juges, les représentants du système d’éducation et les remplacer par des hommes et des organisations qui reconstruiront à neuf, dans l’intérêt et dans le sens du socialisme, les organisations de l’Etat. Le camarade Boukharine traitera cela en détail.
La destruction de l’appareil d’Etat de la bourgeoisie et des classes dominantes est la première nécessité après la prise du pouvoir par le prolétariat et ses organisations. Démocratie bourgeoise ou dictature du prolétariat, telle est l’alternative. Il n’existe pas de possibilité de réaliser en commun avec les classes dominantes les buts du socialisme.
Et, si dans tous les Etats où a eu lieu la révolution, le premier mot d’ordre de la bourgeoisie a été de dire : « Vous avez fait la révolution, votre tâche est de défendre la démocratie », nous lui dirons : « le prolétariat n’a jamais réclamé la démocratie dans ce sens.
Le prolétariat qui se réclame du socialisme s’est toujours tenu sur le terrain de la lutte des classes, a toujours proclamé la lutte de classe impitoyable contre la bourgeoisie, et, dès le moment où le prolétariat prend le pouvoir, il ne peut plus être question de renoncer à la lutte des classes ».
C’est alors, à plus forte raison que le prolétariat doit commencer à entreprendre par les méthodes de la lutte de classe la destruction complète du système social.
Mais cela ne peut se faire que si le prolétariat refuse la démocratie bourgeoise; que s’il refuse de reconstruire la nouvelle société la main dans la main avec la bourgeoisie et de maintenir le vieil appareil d’Etat; que si le prolétariat, sans tenir compte des hurlements de la bourgeoisie, continue la lutte et proclame la dictature du prolétariat.
Celle-ci suppose qu’à la place du vieil appareil d’Etat soit mis le nouveau système des organisations de masse prolétarienne, le système soviétique.
Et nous devons poser aux délégués rassemblés ici la question de savoir s’ils considèrent qu’une des questions essentielles à poser au prolétariat est celle-ci : Etes-vous partisans de la démocratie bourgeoise ou êtes-vous sur le terrain de la dictature du prolétariat, par conséquent du système soviétique ?
Il nous est impossible de fonder la IIIe Internationale avec des gens qui, maintenant comme avant, sont partisans de la démocratie bourgeoise et refusent de s’unir à nous pour réclamer le système soviétique.
Nous ne pouvons pas non plus nous unir à l’aile gauche de l’ancienne IIe Internationale, aile gauche qui a d’abord pris position avec enthousiasme pour la démocratie bourgeoise et qui a étranglé ainsi le développement du système soviétique.
Nous ne pouvons pas marcher avec des gens qui se sont pendus aux basques de la bourgeoisie, qui voient dans le maintien de la bourgeoisie une condition nécessaire pour le développement futur, qui étouffent ainsi le système des soviets et qui remettent à nouveau le pouvoir entre les mains de la bourgeoisie.
De nos jours, ils déclarent, en pleurnichant, qu’ils sont également pour le système des soviets et ils cherchent à trouver une combinaison entre la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat, un compromis entre le parlement et le système des soviets.
Nous ne pouvons et nous ne savons pas nous unir avec des faibles et des indécis, car ils ne constituent pas un renforcement du front de lutte prolétarien, mais au contraire un frein qui nous empêchera de progresser sur la voie de la lutte de classe prolétarienne.
Ce sera une des tâches principales dans les différents pays de veiller à ce que ces éléments soient repoussés, que partout les communistes se situent sur leur propre terrain, se déclarent pour la dictature du prolétariat et le système des soviets et ne rassemblent autour d’eux que les ouvriers qui se déclarent résolument partisans de la dictature du prolétariat, de la lutte des classes, et que les ouvriers entreprennent dans les différents pays de détruire les formes d’organisations existantes et se créent leurs propres organisations de masse.
La démocratie bourgeoise est faite pour dépouiller à nouveau le prolétariat de son pouvoir, elle doit donc être combattue par les masses. La tâche des masses sera de garder entre ses mains le pouvoir et de réaliser l’auto-administration par le système des soviets. Ici aussi, le camarade Boukharine entrera dans les détails.
Mais, si nous voulons mener le prolétariat à la bataille pour la dictature, alors il faut que nous disions aux ouvriers que les tâches sont liées à la prise du pouvoir.
Je veux dire par-là la nécessité de réaliser, à côté de la dictature politique, la dictature économique également, la nécessité pour le prolétariat d’entreprendre immédiatement l’expropriation de la bourgeoisie et de réaliser la socialisation de la production.
Je disais précédemment qu’il était impossible de remettre en ordre l’économie dans les différents pays. Les ouvriers ont vu leur salaire augmenter parfois considérablement pendant la guerre.
Les entrepreneurs ne veulent plus produire dans les grandes entreprises car, selon eux, l’affaire n’est plus rentable pour eux à cause des succès des revendications de salaires. D’un autre côté, le manque d’ardeur au travail grandit de plus en plus; les ouvriers n’ont aucune envie de travailler pour remplir les poches des capitalistes; ils veulent que le mode de production soit transformé afin de bénéficier également de leur propre travail.
Il est donc nécessaire que, là où le prolétariat s’est emparé du pouvoir, il entreprenne l’expropriation des grands capitalistes et des hobereaux afin de frayer la voie à la socialisation, afin de briser la colonne vertébrale de la bourgeoisie pour qu’elle ne puisse plus penser à réagir, à se rétablir.
Voilà précisément ce qui est nécessaire contrairement à ce que pensent les kautskystes qui veulent remettre le socialisme à une date ultérieure afin de restaurer l’ancien mode de production jusqu’à ce que les maux de la guerre soient guéris.
Nous devons en plus dire aux ouvriers comment doit être réalisée la socialisation. Nous devons leur montrer qu’il ne peut pas être question d’un partage généralisé comme ils se l’imaginent souvent. Nous devons éviter, comme cela s’est passé par exemple en Allemagne, que les ouvriers s’imaginent que la socialisation est réalisée quand ils ont expulsé les capitalistes et distribué les richesses matérielles existantes.
Nous devons leur dire que ces méthodes sont fausses, que les ouvriers ne doivent pas socialiser uniquement pour eux seuls, mais que cette socialisation doit être accomplie dans l’intérêt de l’ensemble.
C’est pourquoi nous devons veiller à ce que la propriété soit confisquée aux capitalistes, que les dettes d’Etat, les emprunts de guerre, soient annulés; que les propriétaires d’immeubles soient expropriés et que leurs maisons soient remises aux ouvriers.
Dans ce domaine, nous pourrons apprendre considérablement de l’expérience russe; nous y voyons en effet que les grands capitalistes ont été chassés de leur palais et que les véritables propriétaires, les ouvriers, les y ont remplacés, que seuls ont le droit de vivre décemment ceux qui travaillent pour la société.
Alors, nous pourrons et devrons également montrer aux ouvriers de quelle manière nous pouvons atteindre les buts que nous nous fixons, nous lui montrerons le chemin de la victoire, nous lui dirons que le prolétariat doit mener la lutte essentiellement par des actions de masses.
Il ne s’agit plus de tomber sur la bourgeoisie par de beaux discours seulement ou de laisser les ouvriers mener le combat en commun avec les faibles et les indécis. La séparation du prolétariat d’avec les agents du capital est la première exigence à mettre en avant ici.
Il ne s’agit plus pour le prolétariat de continuer à se laisser égarer, à se laisser traîner dans le sillage de l’internationale jaune. Telles sont toutes les raisons qui peuvent nous déterminer à préparer la fondation de la IIIe Internationale, raisons qu’il est nécessaire d’exprimer ici.
Il n’y a plus, à l’avenir, de communauté possible avec les représentants de l’Internationale jaune de Berne. A l’avenir, nous devons non seulement proclamer la lutte à mort contre la bourgeoisie, mais nous devons également engager le combat contre les traîtres du prolétariat, contre les Scheidemann et contre les faibles et les lâches de tous les pays.
Alors, nous pourrons dire à juste titre que nous remplirons la mission historique qui est dévolue à la IIIe Internationale communiste.
Rapport de BOUKHARINE
Boukharine (Russie) : Camarades, ma tâche consiste à analyser la plate-forme qui nous est proposée. Le caractère général de cette plate-forme sera nécessairement quelque peu abstrait. Cela est dû au fait que nous devons établir ici des thèses valables non seulement pour tel ou tel pays particulier, mais pour tous les pays qui seront représentés dans la IIIe Internationale.
D’autre part, toute l’expérience des pays où le mouvement s’est déjà développé doit être contenue dans cette plate-forme en particulier la grande expérience de la révolution prolétarienne communiste russe. Je suppose que les camarades ont déjà pris connaissance de cette plate-forme. D’abord, l’introduction théorique.
Celle-ci donne la caractéristique générale de l’époque tout entière, sous un angle très particulier, à savoir sous l’angle de l’effondrement du système capitaliste. Auparavant, lorsqu’on écrivait de telles introductions, on donnait simplement une description générale du système capitaliste.
A mon avis, cela ne suffit plus aujourd’hui. Nous devons non seulement donner la caractéristique générale du système capitaliste et impérialiste, mais décrire également le processus de désagrégation et d’effondrement de ce système. C’est le premier point de vue. L’autre est que nous devons considérer le système capitaliste, non pas seulement dans sa forme abstraite, mais également pratique en tant que capitalisme mondial, et que nous devons considérer celui-ci comme une totalité économique.
Si nous considérons à présent ce système capitaliste économique mondial du point de vue de son effondrement nous devons poser la question suivante : comment cet effondrement a-t-il été rendu possible ? Et il s’agit alors en premier lieu d’analyser les contradictions du système capitaliste.
Les deux plus importantes contradictions du système capitaliste sont d’abord l’anarchie dans la production; deuxièmement, l’anarchie dans sa structure sociale. Nous avons d’abord les contradictions purement économiques, ensuite les contradictions sociales. Nous ne devons pas les considérer uniquement sous leur forme générale, mais sous la forme dans laquelle elles s’expriment à notre époque.
Nous décrivons ici, dans la première partie de notre introduction, le fait que la contradiction économique du système capitaliste réside dans sa nature anarchique. Le capital a développé partiellement un processus d’organisation capitaliste. Comme on sait, la forme primitive du capital, du capital dispersé et inorganisé, a presque disparu.
Ce processus avait déjà commencé avant la guerre et s’est renforcé au cours de la guerre. Cette guerre a joué un grand rôle d’organisation.
Sous sa pression, la forme du capitalisme financier s’est transformée en une forme supérieure, la forme du capitalisme d’Etat; de même le capitalisme autrefois inorganisé a été remplacé dans les différents pays par sa forme organisée, le capitalisme d’Etat.
Divers spécialistes bourgeois prétendent que la nature anarchique du capital dont parlent les marxistes est un bluff et que toutes les conséquences qui ont été déduites par les marxistes de l’anarchie capitaliste sont également du bluff.
Mais, ces braves spécialistes bourgeois ne remarquent pas l’autre côté de ce même développement : dans la mesure où les contradictions économiques disparaissent progressivement et où le capitalisme dispersé dans les différents pays s’est développé en un capitalisme organisé, le même processus de développement des forces productives du système mondial a entraîné une aggravation extraordinaire de l’anarchie dans l’économie mondiale.
La loi générale du développement capitaliste est que la concurrence est l’expression de l’anarchie dans le système capitaliste.
Cette concurrence s’est reproduite à une échelle sans cesse plus grande. Les spécialistes bourgeois n’ont pas remarqué qu’à notre époque, la nature anarchique du capitalisme se manifeste dans des proportions gigantesques dans le cadre de toute l’économie mondiale capitaliste : sa nature interne contradictoire a provoqué son effondrement complet. C’est un aspect de la question.
La question de l’anarchie sociale de la société capitaliste se pose de la même manière. Elle aussi a voulu dépasser le capitalisme.
Par quels moyens ? Précisément par les moyens de la politique impérialiste, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Le capitalisme des pays les plus avancés a tenté cela au moyen du brigandage dans les autres pays et de l’accumulation de surprofits sur le dos des peuples coloniaux exploités. Le capital voulut donner une petite partie de ce surproduit aux ouvriers des métropoles afin d’assurer la paix civile permanente.
Nous savons tous à présent comment fut créé le patriotisme des ouvriers sur la base de l’exploitation et du brigandage des peuples coloniaux, particulièrement le patriotisme de la couche des ouvriers qualifiés qui profitèrent en grande majorité de ces surprofits.
Mais, comme la méthode de la création de la paix civile était précisément la méthode impérialiste, une contradiction lui était également inhérente. Cette méthode qui assure réellement la paix civile conduisit inévitablement à une collision violente entre les forces capitalistes dans les pays brigands.
Cette méthode par laquelle le capitalisme cherche à surmonter les contradictions internes de sa structure sociale, a conduit effectivement à une aggravation croissante des antagonismes sociaux et, par là, au déclenchement de la guerre civile, à une explosion violente, à un choc gigantesque entre les différents pays. C’est ce que nous décrivons dans l’introduction théorique.
Nous avons cru nécessaire d’analyser également dans cette introduction la dernière tentative de la bourgeoisie pour surmonter ces contradictions, la Société des Nations. C’est le dernier effort du capital mondial pour éliminer les contradictions qui lui sont inhérentes.
Mais la situation est telle dans l’application de ce moyen que le capitalisme ne dispose plus entre ses mains de forces suffisamment puissantes pour empêcher le processus d’effervescence sociale et la révolution communiste. Tel est l’arrière-plan théorique de tout notre programme et de notre projet de plate-forme.
A présent, camarades, je voudrais expliciter rapidement quelques points particuliers de notre plate-forme. Le premier point concerne « la question de la prise du pouvoir ».
Nous avons dû dire ici ouvertement que nous sommes revenus à l’ancienne doctrine marxiste. Comme on sait, la vieille social-démocratie, qui se dit marxiste, se trouve presque partout sur le terrain de la doctrine marxiste châtrée.
La doctrine marxiste de l’Etat considère l’Etat comme un appareil d’oppression. Dans la société communiste, il n’y aura absolument plus d’Etat, car il n’y aura plus de classe et donc plus d’organisation de classe.
Nous disons ici qu’après la conquête du pouvoir par le prolétariat et après la destruction totale de la bourgeoisie comme classe qui combat le prolétariat, l’Etat lui-même « dépérira » avec les classes et toutes les organisations de classe. Nous avons utilisé ce mot que Marx et Engels employèrent souvent pour ce processus. Camarades, nous devons traiter la question de la prise du pouvoir de manière assez approfondie.
Le vieux parti social-démocrate n’a absolument aucune idée de ce que veut dire la prise du pouvoir. Il se représente le pouvoir comme une sorte de terrain neutre. Cette représentation du pouvoir d’Etat est totalement fausse. Il n’existe pas de pouvoir d’Etat abstrait, mais seulement concret.
Lorsque la bourgeoisie se trouve à la tête de l’Etat, alors l’Etat est une organisation bourgeoise et lorsque le prolétariat conquiert le pouvoir d’Etat, il ne conquiert pas ce pouvoir d’Etat, mais organise son propre pouvoir et, dans ce processus, doit nécessairement détruire l’ancienne organisation d’Etat. Cela est particulièrement clair depuis les expériences des révolutions russes et allemandes. Prenons par exemple le meilleur soutien du vieil Etat, l’Armée.
Peut-on imaginer un instant que le prolétariat conquière le pouvoir d’Etat sans désorganiser l’armée impérialiste ? Bien sûr que non ! La conquête du pouvoir d’Etat est liée à la désorganisation de l’armée impérialiste. On peut dire la même chose pour l’ensemble de l’appareil d’Etat.
Le prolétariat, en prenant le pouvoir d’Etat, en s’emparant du pouvoir politique détruit tout l’appareil d’Etat bourgeois. Cette vérité est une vérité révolutionnaire et elle était familière à Marx et Engels, les fondateurs de la doctrine communiste. C’est seulement au cours de la période suivante du développement pacifique que ce principe fondamental fut totalement oublié.
A présent, nous revenons à cette doctrine éprouvée de Marx et nous disons : premièrement, dans la société communiste, il ne peut pas y avoir de pouvoir d’Etat et deuxièmement, la conquête du pouvoir par le prolétariat doit entraîner nécessairement la destruction de la vieille organisation d’Etat. Voilà en ce qui concerne la conquête du pouvoir politique.
Il y a ensuite le point suivant : démocratie bourgeoise ou dictature du prolétariat. Je ne traiterai pas particulièrement en détail ce point, non pas qu’il ne soit pas important, mais parce que dans l’ordre du jour nous aurons une discussion particulière et que le camarade Lénine rapportera sur cette question. Je ne discuterai que quelques points fondamentaux de la plate-forme.
D’abord, en ce qui concerne la construction de la plate-forme. Les thèses sont construites ici de manière antithétique. Lorsque nous considérons la question de la démocratie bourgeoise ou de la dictature du prolétariat, le plus important est de mentionner, premièrement que la démocratie bourgeoise n’est en réalité que la dictature de la bourgeoisie et, deuxièmement, qu’elle repose sur une fiction, à savoir la fiction de la prétendue « volonté du peuple ».
Ce fétiche, ce faux concept de la « volonté du peuple » est un mot d’ordre pour tous les partis. Prenons n’importe quel tract ou brochure du vieux parti social-démocrate et nous y trouverons dans d’innombrables phrases ce mot sacramentel de « volonté du peuple ».
En réalité, cependant, cette volonté du peuple est un non-sens. La société capitaliste n’est pas une quelconque totalité fermée. Il y a en effet, dans la société capitaliste, non pas une société mais deux.
A la volonté de la minorité exploiteuse s’oppose diamétralement la volonté de la majorité exploitée et c’est pourquoi il ne peut pas exister une « volonté du peuple » unitaire qui engloberait toutes les classes.
On ne peut même pas dire qu’il pourrait y avoir malgré tout une résultante issue de la volonté des différentes classes; une telle résultante est, en réalité, impossible car une classe cherche à imposer par divers moyens, par la violence brutale ou par le mensonge idéologique, sa volonté; en réalité il n’y a qu’une seule volonté dominante et ce n’est pas un hasard si dans la démocratie bourgeoise précisément la fiction de la volonté du peuple est particulièrement mise en avant.
Il est clair que, dans la démocratie bourgeoise précisément, se réalise seulement la volonté de la bourgeoisie, non celle du prolétariat qui est au contraire totalement opprimée dans la démocratie bourgeoise.
La deuxième idée fondamentale de cette plate-forme est l’antithèse entre la liberté formelle de la démocratie bourgeoise et la « réalisation matérielle » de la liberté par la dictature du prolétariat.
La démocratie bourgeoise a proclamé différentes libertés pour tout le peuple, par conséquent aussi pour les classes travailleuses; mais tant que la base matérielle est concentrée entre les mains des classes capitalistes, ces libertés sont inaccessibles à la classe ouvrière.
La situation est analogue en ce qui concerne la liberté de la presse aux Etats-Unis : la censure américaine n’interdit pas les journaux prolétariens, mais elle refuse de les diffuser par la poste. L’existence formelle de cette liberté de presse n’a donc pas de signification pour le prolétariat. Il en va de même pour toutes les autres libertés dans la démocratie bourgeoise.
Etant donné que la bourgeoisie possède les immeubles, le papier, les imprimeries, bref possède tout, le prolétariat peut bien disposer de différentes libertés formelles, mais il est incapable de les réaliser. Il en va tout autrement dans la dictature du prolétariat. Nous ne tenons pas de grands discours sur les différentes libertés.
Nous garantissons la réalisation de ces libertés par le fait que nous enlevons la base matérielle de la société capitaliste, la propriété, les moyens matériels à la bourgeoisie afin de les remettre aux ouvriers, aux paysans pauvres, c’est-à-dire au peuple réel.
Troisièmement, notre plate-forme contient encore l’antithèse entre la dictature bourgeoise et la dictature prolétarienne dans la mesure où il s’agit de la participation au pouvoir d’Etat.
Bien que dans la démocratie bourgeoise on fasse beaucoup de discours sur le fait que c’est le peuple lui-même qui gouverne (le terme même de démocratie signifiant en effet « autogouvernements du peuple »), le peuple proprement dit, c’est-à-dire en premier lieu le prolétariat, reste totalement isolé de l’appareil d’Etat dans la démocratie bourgeoise.
Dans les républiques démocratiques bourgeoises de Suisse ou des Etats-Unis, la « participation » du prolétariat à l’administration d’Etat consiste seulement en ceci qu’il a le droit de déposer tous les quatre ans un petit bulletin de vote dans l’urne en remplissant ainsi son « devoir » de citoyen.
Tout le travail est confié à un député, très souvent à un député bourgeois et l’ouvrier ne sait absolument pas du tout comment « travaillent » à vrai dire ces députés. L’ouvrier est totalement exclu de l’appareil d’Etat. Les choses sont tout à fait différentes dans la dictature du prolétariat.
Le prolétariat ne participe pas seulement aux élections, mais il est bien plutôt le membre actif de tout l’appareil d’Etat, de ce grand mécanisme qui s’étend sur tout le pays et qui le tient entre ses mains. Toutes les organisations de masses du prolétariat se transforment ici en auxiliaires du pouvoir d’Etat prolétarien et c’est ce qui garantit la participation constante du prolétariat à l’administration d’Etat.
Maintenant, camarades, vient le point qui concerne l’expropriation de la bourgeoisie, c’est-à-dire l’aspect économique de la dictature du prolétariat. Cet aspect de la dictature du prolétariat est aussi important que la prise du pouvoir politique. La dictature politique, la dictature du prolétariat est pour nous simplement un moyen de réaliser la transformation économique.
La transformation de la société capitaliste en société communiste s’accomplit sur le terrain de la transformation de la structure économique de la société moderne, et la transformation des rapports de production est l’objectif principal de la dictature du prolétariat.
Il nous faut ici polémiquer avec nos adversaires politiques. Nous savons maintenant que l’on nous fait l’objection suivante : après la guerre il s’est produit un tel épuisement qu’il serait risible de prendre de quelconques mesures socialistes.
Les Scheidemann, nos menchéviks, Kautsky, qui tous flirtent avec le socialisme affirment naturellement que le socialisme est en soi une bonne chose, mais que dans l’état actuel des forces productives, après le processus de destruction, de paupérisation de la classe ouvrière et de toute la société, il serait risible de vouloir passer au socialisme.
Kautsky a même dit que socialiser l’Allemagne actuelle signifierait transformer le pays tout entier en une maison de fous. Nous affirmons au contraire dans notre plate-forme que, dans l’état actuel des forces productives et des rapports de classes, il est non seulement faux mais utopique de croire que la restauration du capitalisme est possible.
Le système capitaliste craque à présent de toutes parts. Prenons l’aspect économique : il est vrai que tout est détruit, mais on ne peut pas replâtrer sur une ancienne base, ce qui a été détruit. Considérons les rapports entre les ouvriers et les capitalistes. L’ancienne société capitaliste présupposait un rapport particulier entre les « employeurs » et les ouvriers.
Ce système reposait sur la paix civile permanente qui avait une signification non seulement politique mais aussi plus générale. Dans chaque usine doit régner la paix civile de manière à ce que la production capitaliste puisse avoir lieu. Mais une fois que les fils entre le capitalisme et l’ouvrier sont coupés, ils ne peuvent plus être renoués organiquement sur l’ancienne base.
Le mouvement des revendications de salaires des ouvriers ne peut pas s’arrêter. Mais, du coup, les différentes branches industrielles de la production cessent d’être rentables pour la classe capitaliste, c’est-à-dire que dans certaines conditions les capitalistes sabotent, ferment leurs entreprises comme cela s’est produit en Russie.
Nulle part n’existe la possibilité de continuer les rapports capitalistes. Seul un utopiste peut encore le réclamer.
Les kautskystes se sont déjà révélés des utopistes par la façon dont ils ont répondu à la question de l’impérialisme, des luttes ultérieures du prolétariat. Ce sont eux qui, à présent, réclament la restauration des rapports capitalistes. Il n’existe que deux issues : soit la destruction totale de toute la vie économique, soit la production socialiste.
Restaurer les rapports capitalistes signifierait seulement prolonger l’agonie de la vieille société, prolonger de plus en plus la désagrégation et l’anarchie et, par là, aussi, d’empêcher la possibilité de la restauration de la vie économique sur des bases nouvelles.
A cela est liée une autre question. Non seulement les socialistes russes, mais aussi les socialistes allemands de l’espèce de Kautsky affirment que nous pratiquons une variété toute particulière de communisme : non pas un communisme productif mais une espèce toute particulière de « lumpen-communisme », un communisme de partage qui n’a rien de commun avec les tâches véritables de la classe ouvrière.
Nous devons répondre que ces socialistes ont oublié les fondements de la doctrine de Marx. D’après Marx, la force productive principale est représentée dans la société capitaliste par la force de travail. Du point de vue purement économique, le prolétariat est la force productive la plus importante de toute la société.
Maintenant, après la destruction gigantesque opérée par la guerre, la tâche de tous ceux qui luttent pour le progrès de la société consiste à maintenir en état la force productive la plus importante : la classe ouvrière.
Toutes les charges de la guerre, tout le processus de destruction lié à la guerre pèsent particulièrement sur la classe ouvrière, si bien que cette force productive est menacée de disparaître. Un économiste bourgeois a très justement remarqué à ce propos que même si tous les moyens matériels sont détruits, mais qu’existe encore cette force de travail, il existe toujours l’espoir, la certitude même que sera à nouveau produit de la richesse matérielle grâce à cette force de travail précisément.
Mais, si celle-ci disparaît également, si le prolétariat lui- même est détruit, alors disparaît aussi le dernier espoir de la possibilité de la continuation de la société humaine.
Il est donc clair pour tout homme sensé que tous les efforts doivent tendre à maintenir cette force.
Le prétendu communisme de consommation que nous pratiquons, le « communisme de partage », c’est-à-dire la distribution au prolétariat de ce qui était autrefois entre les mains des capitalistes est le seul moyen de sauver les ouvriers de la destruction totale. Il crée littéralement la possibilité de continuer le développement des forces productives et du communisme productif.
Nous abordons ainsi la question par une voie nouvelle qui nous mène au bout du compte au développement des forces productives de la société. Nous avons éclairé ces idées non seulement par la théorie mais par notre pratique.
En ce qui concerne les mesures concrètes, elles sont toutes connues des camarades. Elles étaient déjà presque toutes contenues dans le programme maximum, dans celui des tribunistes hollandais pendant la guerre, dans la brochure Was will das Spartakusbund ? et dans les écrits édités par les partis communistes. Je voudrais faire remarquer que nous avons souligné ici quelques points qui méritent particulièrement attention.
Tout d’abord, les différents appareils capitalistes d’Etat, dans les différents pays développés. On dit que nous devons exproprier les banques, les grandes entreprises, socialiser les trusts, les cartels, mais l’on oublie par là que le capitalisme d’Etat lui-même a créé de nouveaux appareils, appareils que nous pouvons utiliser à notre profit.
Je veux dire les différents appareils de municipalisation et de distribution, de même que les organismes capitalistes d’Etat qui sont nés pendant la guerre en grand nombre, particulièrement en Allemagne, mais aussi en Angleterre, en Amérique et en France.
Comme ces appareils sont étroitement liés à l’Etat, il est certes très difficile de les maintenir pendant la révolution, mais nous pouvons toutefois utiliser à nos fins quelques-uns de leurs éléments matériels. C’est pourquoi nous soulignons précisément ce point.
En plus, nous avons abordé spécialement la question concernant la petite- bourgeoisie et la petite-paysannerie. On ne peut ici poser la question que de manière générale, car les rapports agraires sont à ce point diversifiés suivant les pays qu’il est presque impossible d’en dire quelque chose de concret.
Mais, nous avons pourtant donné ici également des lignes directrices. Premièrement, la petite-bourgeoisie et la petite-paysannerie ne seront pas expropriées par le prolétariat; deuxièmement, ces classes seront intégrées lentement et d’une manière pacifique dans l’organisation socialiste; et troisièmement, le prolétariat ne luttera pas contre ces classes, mais accomplira quelque chose de positif pour elles en les libérant du capital usuraire, des charges, des impôts et des dettes d’Etat.
Cette question financière, qui est également très étroitement liée à la question des dettes d’Etat, est très importante.
Si nous avions écrit pour des Russes, nous aurions traité du rôle des syndicats dans le processus de transformation révolutionnaire. Mais, d’après l’expérience des communistes allemands, cela est impossible car ces camarades nous disent que les syndicats allemands sont entièrement opposés aux nôtres. Chez nous, les syndicats jouent le rôle principal dans le processus du travail positif.
Le pouvoir soviétique s’appuie précisément sur eux; en Allemagne c’est le contraire. Cela semble être dû au fait qu’en Allemagne les syndicats étaient aux mains des jaunes, des Legien et Cie.
Ils étaient dirigés contre l’intérêt du prolétariat allemand et ils le sont encore, mais le prolétariat liquide à présent ces vieux syndicats. A leur place sont apparues en Allemagne de nouvelles formes d’organisation, les conseils d’usine qui essayent de prendre en mains les usines. Les syndicats ne jouent plus de rôle positif.
Nous ne pouvons pas élaborer ici de lignes directrices concrètes; c’est pourquoi nous avons dit de manière générale que pour la gestion des usines il fallait créer des organes sur lesquels le prolétariat s’appuie, organisations qui sont très étroitement liées et intriquées à la production.
Par conséquent, s’il existe par exemple en Angleterre des shops-stewards, ou toute autre forme d’organisation qui soit en liaison étroite avec la production, comme chez nous les syndicats ou en Allemagne les comités d’usine, ces organismes formeront la colonne vertébrale de l’administration de la société socialiste.
Nous avons encore à traiter deux questions. La première concerne les coopératives, la deuxième, les techniciens et les spécialistes. La question des coopératives est très importante comme nous l’a montré la révolution russe.
En ce qui concerne les organisations de l’appareil de distribution, nous affirmons que nous ne pouvons presque rien faire en Russie sans ces coopératives. C’est pourquoi nous devons en tenir compte et les utiliser totalement pour nos objectifs.
Nous n’avons pas trouvé, au cours de notre entretien avec le camarade Albert, un seul argument qui puisse réfuter cette expérience russe. Pour les autres pays, également, nous avons intégré l’expérience russe dans notre plate-forme. La question des techniciens et des spécialistes joue à présent, comme vous le savez un rôle assez important en Russie.
Tous ces gens veulent à présent travailler avec nous. Nous savons très bien que parmi eux il y a des adversaires, mais ils sont les dépositaires de l’expérience pratique du système antérieur; nous ne pouvons pas nous en sortir dans l’économie et la technique sans ces gens.
En Allemagne, en Angleterre et encore plus en Amérique, la première phase du combat contre ces forces sera encore bien plus sévère que chez nous. Nous avons déjà franchi ce stade.
Les deux idées fondamentales de ce paragraphe sont : premièrement, tant que ces couches mènent une lutte ouverte ou secrète contre nous, nous devons également les traiter en conséquence; deuxièmement, mais lorsque la résistance de ces couches et de la bourgeoisie tout entière est brisée, alors nous sommes obligés d’utiliser en grande partie ces forces techniques et de les assimiler progressivement.
Le titre du paragraphe final est : « Le chemin de la victoire ». Nous avons indiqué ici la possibilité d’utiliser de manière révolutionnaire le parlementarisme bourgeois.
Nous avons retenu cette possibilité dans notre plate-forme, car il serait théoriquement faux de dire qu’il est pour nous principalement impossible d’entrer dans un parlement quel qu’il soit.
La question du boycott du parlement bourgeois-démocratique est une question purement tactique et est déterminée exclusivement par la situation donnée, c’est-à-dire par le rapport de classes, par la force du prolétariat, par sa maturité et par sa préparation à la lutte finale victorieuse.
Une chose doit être dite encore : nous sommes partisans de l’insurrection armée comme forme supérieure de la lutte révolutionnaire des masses; mais l’instant précis de cette insurrection, le moment de l’affrontement final est déterminé par la situation donnée et les rapports de classes.
Nous avons dit que nous ne devons pas forcer le développement historique, mais d’abord organiser nos forces et utiliser même les organisations bourgeoises parlementaires afin que, déjà organisées, nous allions avec toutes nos forces au combat final.
En ce qui concerne les opportunistes et les kautskystes, nous n’avons pas besoin d’ajouter grand-chose.
Comme paragraphe final, nous avons admis dans notre plate-forme l’idée que le prolétariat international n’est pas passé à l’offensive, mais se trouve sur la défensive.
Cette formulation a une grande valeur pour l’agitation. La bourgeoisie hurle que nous sommes à présent les adversaires de la paix, les représentants de l’impérialisme rouge, la puissance attaquante. Tous les faits contredisent cela, la révolution en Russie comme en Allemagne.
Nous savons que la terreur blanche existe déjà, que les méthodes barbares de lutte de la bourgeoisie seront utilisées contre nous. Nous savons également très bien que cette Société des Nations signifie seulement la préparation au combat final du capitalisme contre le prolétariat international et c’est contre cela que le prolétariat doit se défendre.
Mais, dans cette défense contre la bourgeoisie qui utilise tous les moyens possibles, le prolétariat doit recourir également à des armes adéquates.
Voilà notre plate-forme.
Je voudrais exprimer le vœu que la grande majorité des camarades participent à la discussion de cette plate-forme.
Comme vous le remarquez tous, elle touche presque à toutes les questions qui concernent les tâches courantes de la classe ouvrière dans les circonstances actuelles, elle condense presque tous les problèmes qui attendent le prolétariat et qu’il doit s’efforcer de résoudre.
Telle est la situation. Nous avons encore naturellement quelques autres paragraphes à traiter dans notre ordre du jour, mais en gros cette plate-forme est notre programme et le matériel pour le programme de la IIIe Internationale communiste.
Et si les camarades y participent activement, alors nous considérerons, le camarade Albert et moi que nous avons bien rempli notre tâche.
Lénine : La parole est au camarade Platten, rapporteur de la commission des résolutions.
Platten : Camarades, après avoir recueilli tous les rapports, la commission des résolutions propose que toutes les résolutions soient votées aujourd’hui par le congrès. Etant donné que toute une série de points sont encore à régler, nous devons vous prier d’éviter si possible les discussions.
Je peux vous assurer que la commission a siégé des heures et des nuits entières pour examiner le plus possible toutes les suggestions et en tenir compte au maximum; le contenu et la forme ont également été vérifiés en détail; nous en arrivons à la Plate-forme.
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