On ne soulignera jamais assez que José Carlos Mariátegui n’est ni un régionaliste, ni un indigéniste ; c’est un communiste.
Il refuse justement les pièges relevant d’une pseudo-décentralisation ou d’une autonomie anti-historique. Il affirme et réaffirme le sens de l’Histoire.
C’est la raison pour laquelle il voit bien le piège que présente le régionalisme.
« L’un des défauts de notre organisation politique est, sans aucun doute, son centralisme.
Mais la solution ne réside pas dans un fédéralisme enraciné et inspiré par le féodalisme.
Notre organisation politique et économique doit être profondément revue et transformée. »
Il observa avec intelligence d’où vient justement l’idéologie du régionalisme.
« Le fédéralisme n’apparaît pas dans notre histoire comme une revendication populaire, mais plutôt comme une revendication des patrons locaux et de leur clientèle.
Il n’a pas été formulé par les masses indigènes. Son prosélytisme n’a pas dépassé les limites de la petite bourgeoisie des anciennes villes coloniales. »
Il y a d’ailleurs un conflit historique au sujet de l’administration, ce qui est toujours inévitable dans un régime non socialiste : les couches dominantes se concurrencent entre elles afin de s’arroger des prérogatives.
C’est là le vrai sens de l’affrontement entre centralisation et décentralisation.
« Le seul conflit idéologique, le seul contraste doctrinal du premier demi-siècle de la République, est celui qui oppose conservateurs et libéraux.
Ce conflit ne se caractérise pas par une opposition entre la capitale et les régions, mais plutôt par un antagonisme entre les « encomenderos » ou propriétaires fonciers, descendants du féodalisme et de l’aristocratie coloniaux, et le demos métis des villes, héritiers de la rhétorique libérale de l’indépendance.
Cette lutte transcende naturellement le système administratif.
La Constitution conservatrice de Huancayo, en abolissant les municipalités, exprime la position conservatrice sur l’idée d’autonomie gouvernementale.
Mais, tant pour les conservateurs que pour les libéraux de l’époque, la centralisation ou la décentralisation administrative n’occupait pas le devant de la scène. »
De la même manière, il ne prône pas l’indigénisme, car pour lui il y a bien eu une civilisation des Indiens, et on ne peut pas être et avoir été.
Mais si la civilisation a disparu, ses populations sont encore là et forment une réalité historique, qui s’aligne sur la tendance dominante justement : celle de la révolution mondiale.

Le vrai indigénisme, en tant qu’affirmation des Indiens, tient en l’alignement avec le Socialisme.
« Le colonialisme, reflet du sentiment de la caste féodale, s’est livré à une idéalisation nostalgique du passé. L’indigénisme, en revanche, a des racines vivantes dans le présent.
Il puise son inspiration dans les protestations de millions d’hommes. La vice-royauté était ; l’Indien est.
Et tandis que la liquidation des vestiges du féodalisme colonial est imposée comme une condition élémentaire du progrès, la revendication de l’Indien, et donc de son histoire, est insérée dans le programme d’une Révolution.
Il est donc clair que de la civilisation inca, plus que de ce qui est mort, ce qui nous intéresse, c’est ce qui est resté.
Le problème de notre époque est de ne pas savoir comment était le Pérou. Il s’agit plutôt de savoir comment est le Pérou.
Le passé nous intéresse dans la mesure où il peut nous aider à expliquer le présent.
Les générations constructives ressentent le passé comme une racine, comme une cause. Ils ne le ressentent jamais comme un programme.
La seule chose qui survit presque de Tawantinsuyo [le « tout de quatre parts », c’est-à-dire l’empire inca] est l’Indien. La civilisation a péri ; la race n’a pas péri.
Le matériel biologique de Tawantinsuyo se révèle, après quatre siècles, indestructible et, en partie, immuable.
L’homme évolue plus lentement qu’on ne le suppose dans ce siècle de vitesse.
La métamorphose de l’homme bat des records à l’époque moderne.
Mais il s’agit là d’un phénomène propre à la civilisation occidentale, qui se caractérise avant tout comme une civilisation dynamique.
Ce n’est pas par hasard que cette civilisation a dû découvrir la relativité du temps.
Dans les sociétés asiatiques – apparentées sinon consanguines à la société inca – on observe un certain quiétisme et une certaine extase.
Il y a des moments où il semble que l’histoire s’arrête. Et la même forme sociale perdure, pétrifiée, pendant de nombreux siècles.
Ce n’est donc pas une hypothèse risquée que de penser que l’Indien a peu changé spirituellement en quatre siècles.
La servitude a sans aucun doute déprimé sa psyché et sa chair.
Cela l’a rendu un peu plus mélancolique, un peu plus nostalgique.
Sous le poids de ces quatre siècles, l’Indien est devenu moralement et physiquement courbé.Mais les profondeurs sombres de son âme n’ont guère changé.
Dans les montagnes escarpées, dans les ravins lointains, là où la loi de l’homme blanc n’a pas encore atteint, l’Indien maintient encore sa loi ancestrale. »
Ces derniers mots laissent comprendre comment les universitaires « post-coloniaux » pensent pouvoir s’approprier José Carlos Mariátegui, alors qu’en réalité celui-ci fait une analyse concrète du matériau humain à travers les modes historiques de production.
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José Carlos Mariátegui et le matériau humain