Rejet par Aristote de la conception mathématique-numérique du monde

Aristote parle donc de différents domaines des sciences, mais toutes ayant pour fin l’observation de la réalité qui est elle une et une seule. Il n’y pas de découpages en zones séparées, puisque de toutes manières la matière est une réalité physique (étudiée dans La physique) ayant une nature déterminée (étudiée dans La métaphysique).

Ce faisant, Aristote dit s’oppose formellement à la conception mathématique-numérique du monde de Pythagore, Platon… ce qu’on lit entre les lignes avec par exemple cette allusion :

« Par exemple, l’interrogation musicale est non-géométrique en géométrie. »

On sait en effet que le pythagorisme et le platonisme qui le prolonge ont une conception justement numérique du monde, et que l’harmonie en musique est censé dépendre d’une harmonie mathématique. La tradition veut également qu’a u fronton de l’Académie – l’école de Platon (celle d’Aristote se nommant le Lycée) – il ait été écrit « Que nul n’entre s’il n’est géomètre ».

En séparant la musique et la géométrie, Aristote montre ainsi, comme en passant, qu’il rejette la réduction du monde à une formule numérique, qu’il reconnaît la dignité de tous les aspects du réel.

Voici un autre exemple où Aristote affronte frontalement la conception mathématique-numérique du monde. C’est un passage de la plus haute valeur sur le plan matérialiste : Aristote y reconnaît tout à fait un aspect « géométrique », mais il n’est pas l’aspect principal, qui est lui matériel.

« D’autre part, des arguments illogiques dans la forme peuvent quelquefois se produire, du fait qu’on prend comme moyens les conséquents des deux termes extrêmes.

C’est, par exemple, la preuve de Caeneus que le feu croît selon une proportion géométrique. Le feu, en effet, augmente rapidement, dit-il, et c’est là ce que fait la proportion géométrique.

Un tel raisonnement n’est pas un syllogisme ; il n’y a syllogisme que si la proportion qui croît le plus rapidement a pour conséquent la proportion géométrique, et si la proportion qui s’accroît le plus rapidement est attribuable au feu dans son mouvement. »

On est là dans la direction du matérialisme dialectique : il y a un saut qualitatif (l’aspect « géométrique »), mais c’est un paramètre propre à une nature matérielle spécifique. Il n’y a pas de « géométrie » ayant une dimension matérielle (comme on l’a dans la conception de Pythagore, Platon, du néo-platonisme, et par ailleurs de tout système religieux ou para-religieux).

Les mathématiques sont un outil de la description de la réalité, mais la réalité a un fond, ce que les mathématiques n’ont pas.

On lit dans les seconds analytiques :

« Les Mathématiques s’occupent seulement des formes : elles ne portent pas sur un substrat puisque, même si les propriétés géométriques sont celles d’un certain substrat, ce n’est pas du moins en tant qu’appartenant au substrat qu’elles les démontrent.

Ce que l’Optique est à la Géométrie, ainsi une autre science l’est à l’Optique, savoir la théorie de l’Arc-en-ciel : la connaissance du fait relève ici du physicien, et celle du pourquoi de l’opticien pris en tant que tel d’une façon absolue, ou en tant qu’il est mathématicien. »

Il y a des interactions entre les sciences, mais c’est la réalité qui prime, car c’est la matière elle-même qui porte la transformation. Aristote ne remplace par l’idéalisme de Platon par un autre idéalisme. Même si chez lui, le mouvement vient de l’extérieur, que la matière a une forme qui connaît justement le changement impulsé de l’extérieur, il ne perd jamais de vue la réalité matérielle, le « substrat », la « puissance ».

Il n’y a donc pas de monde « supérieur » abritant des principes, des formes parfaites, des concepts, des normes, etc.

« Il n’y a aucune nécessité de supposer que l’universel est une réalité séparée des choses particulières parce qu’il signifie une chose une, pas plus qu’il n’est besoin de le supposer pour les autres choses qui ne signifient pas une substance, mais seulement une qualité, une relation ou une action. Si donc l’on fait une telle supposition, ce n’est pas la démonstration qui en est cause, mais bien l’auditeur. »

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