La conception de René Descartes est-elle la même que celle de l’exemple de l’homme volant d’Avicenne ? Inévitablement, la ressemblance est frappante.
Descartes, dans Méditations sur la philosophie première, explique en effet la chose suivante :
Je supposerai donc, non pas que Dieu, qui est très bon, et qui est la souveraine source de vérité, mais qu’un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, a employé toute son industrie à me tromper ; je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons, et toutes les autres choses extérieures, ne sont rien que des illusions et rêveries dont il s’est servi pour tendre des pièges à ma crédulité ;
je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang ; comme n’ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses; je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ;
et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connoissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement : c’est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu’il soit, il ne me pourra jamais rien imposer (…).
Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucuns sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit.
Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.
Avicenne et René Descartes semblent dire la même chose : on peut remettre en cause le corps, la preuve en est qu’en théorie, une pensée peut exister sans corps. Cependant, il y a ici une grande différence.
Chez Avicenne en effet, l’âme est une pensée, et les humains ne pensent pas : ce qu’ils pensent est en fait l’intellect, émané du divin, qui s’exprime dans leurs formes matérielles. Il y a ici une âme, mais une âme en tant que parcelle du « superordinateur » central, qui est le seul à « penser ».
Or, chez René Descartes, la dynamique est différente. Chez Avicenne, l’intellect partiel de l’être humain rejoint immédiatement l’intellect global. En arrière-plan, on a une sorte de « retour » à la base. Il n’y a pas cela chez René Descartes. Chez lui, « l’intellect » de l’être humain est « seul ». Il n’y a pas de mouvement vers l’origine divine, ici tout est statique. La pensée de l’individu devient « indépendante » et, par ailleurs, seule.
De fait, cela change tout. L’exemple d’Avicenne servait à souligner que ce qui compte c’est l’intellect de source divine et composante divine. Si on enlève la matière qu’est le corps, il reste l’intellect et le but est logiquement le retour, ou plus exactement la « conjonction » entre son intellect « propre » et l’intellect « superordinateur ».
René Descartes renverse la proposition. Il ne part pas dans le sens d’Averroès, pour qui l’être humain ne pense pas, la pensée étant le reflet de l’intellect (et, à sa suite, de la nature, du mouvement de la matière éternelle, en bref : le matérialisme).
René Descartes maintient la fiction de l’âme. C’est le premier paradoxe. Même le protestantisme soumettait la fiction de l’âme aux règles, à l’éthique bourgeoise, comme en témoigne la peinture flamande, par essence portraitiste et moralisante.
Et le second paradoxe, c’est qu’il utilise cette fiction de l’âme pour justifier le rationalisme. Il y a là quelque chose de totalement contradictoire, qu’absolument tous les commentateurs ont vu. La pensée de René Descartes a toujours semblé ambivalente, ambigu.