L’Akhali
Droéba [le Temps nouveau]2 n°1, 14 novembre
1906.
Signé : K…
Traduit du géorgien.
« L’union de la bourgeoisie ne peut être ébranlée que par l’union du prolétariat. » Karl Marx.
La vie actuelle est bien compliquée ! Ce n’est, partout que classes et groupes divers : grande, moyenne et petite bourgeoisie ; grands, moyens et petits féodaux ; apprentis, manoeuvres et ouvriers d’usines qualifiés ; haut, moyen et bas clergé ; haute, moyenne et petite bureaucratie ; intellectuels de toute sorte, et d’autres groupes encore, tel est le tableau bigarré que présente notre vie !
Mais ce qui est non moins évident, c’est que plus la vie se développe, et plus clairement s’affirment dans cette vie compliquée deux tendances fondamentales, plus nettement cette vie compliquée se divise en deux camps opposés : celui des capitalistes et celui des prolétaires. Les grèves économiques de janvier (1905) ont montré clairement que la Russie se divise effectivement en deux camps. Les grèves de novembre à Pétersbourg (1905) et les grèves de juin-juillet dans toute la Russie (1906) ont mis aux prises les chefs de l’un et de l’autre camp ; ce faisant, elles ont mis à nu les contradictions de classes actuelles. Depuis lors, le camps des capitalistes veille jour et nuit ; il se livre à une préparation fiévreuse et incessante : des unions locales de capitalistes se créent, les unions locales se groupent en unions régionales, les unions régionales en unions panrusses ; on fonde des caisses et des journaux ; on convoque des conférences et des congrès panrusses de capitalistes…
C’est ainsi que les capitalistes s’organisent en une classe distincte pour mater le prolétariat.
D’un autre côté le camp des prolétaires veille, lui aussi. Ici également on se prépare fiévreusement à la bataille qui vient.
Malgré les poursuites de la réaction, ici également on fonde des syndicats locaux ; les syndicats locaux se groupent en syndicats régionaux ; on fonde des caisses syndicales ; la presse syndicale se développe ; on convoque des congrès et des conférences de syndicats ouvriers pour toute la Russie…
Comme on le voit, les prolétaires s’organisent, eux aussi, en une classe distincte pour mater l’exploitation.
Il fut un temps où « le calme et la tranquillité » régnaient dans la vie.
Alors, on ignorait ces classes et leurs organisations. Bien entendu, il y avait également lutte à l’époque, mais cette lutte présentait un caractère local, et non un caractère de classe généralisé : les capitalistes n’avaient pas d’union à eux, et chacun d’eux était obligé de venir à bout de « ses » ouvriers par ses propres forces.
Les ouvriers non plus n’avaient pas de syndicats ; en conséquence, ceux de chaque usine ne pouvaient compter que sur leurs propres forces. Les organisations social-démocrates locales dirigeaient, il est vrai, la lutte économique des ouvriers, mais chacun conviendra que cette direction était faible et occasionnelle : les organisations social-démocrates n’arrivaient pas même à régler les affaires du parti.
Les grèves économiques de janvier ont marqué un tournant. Les capitalistes se sont inquiétés et ont commencé à organiser des unions locales.
Des unions de capitalistes de Pétersbourg, de Moscou, de Varsovie, de Riga et d’autres villes ont vu le jour à la suite des grèves de janvier. Quant aux capitalistes des industries du pétrole, du manganèse, du charbon et du sucre, ils ont transformé leurs anciennes unions « pacifiques » en unions « de lutte » et se sont mis à fortifier leurs positions.
Mais les capitalistes ne s’en sont pas tenus là. Ils ont décidé de constituer une union pour toute la Russie ; et voilà qu’en mars 1905, sur l’initiative de Morozov, ils se sont réunis en un congrès général à Moscou.
Ce fut le premier congrès panrusse des capitalistes. Ils y ont conclu un accord, par lequel ils s’engagent à ne faire aucune concession aux ouvriers sans s’être concertés au préalable et, « dans les cas extrêmes », à déclarer le lock-out (1).
Dès lors commence une lutte acharnée des capitalistes contre les prolétaires. Dès lors commence en Russie une série de grands lock-outs. Pour lutter sérieusement, il faut une union sérieuse, et les capitalistes décidèrent de s’assembler encore une fois pour fonder une union plus étroite.
C’est ainsi que trois mois après le premier congrès était convoqué à Moscou un second congrès panrusse des capitalistes (juillet 1905). Ils y ont confirmé les résolutions de leur premier congrès ; ils ont reconnu la nécessité des lock-outs et nommé un bureau qui devait élaborer leurs statuts et s’occuper de la convocation d’un nouveau congrès.
Entre temps, les résolutions des congrès étaient mises en application. Les faits ont montré que les capitalistes appliquaient exactement leurs résolutions. Si l’on se rappelle les lock-outs déclarés par les capitalistes à Riga, Varsovie, Odessa, Moscou et dans d’autres grandes villes ; si l’on se rappelle les journées de novembre où 72 capitalistes menacèrent d’un lock-out impitoyable 200.000 ouvriers pétersbourgeois, on comprendra facilement quelle force importante représente l’union panrusse des capitalistes et avec quelle exactitude ils appliquent les résolutions de leur union.
Puis, après le deuxième congrès, les capitalistes en ont convoqué encore un autre (janvier 1906) ; enfin, en avril de cette année, a eu lieu le congrès constituant des capitalistes de Russie, qui a adopté un statut unique et élu le Bureau central. D’après les journaux, ce statut est déjà approuvé par le gouvernement.
Ainsi, il est hors de doute que la grande bourgeoisie de Russie s’est désormais organisée en une classe distincte ; elle possède ses organisations à l’échelle locale, régionale et centrale et elle peut mobiliser les capitalistes de toute la Russie d’après un plan d’ensemble.
Baisse des salaires, prolongation de la journée de travail, affaiblissement du prolétariat et destruction de ses organisations : tels sont les but que s’assigne l’union générale des capitalistes.
En même temps grandissait et se développait le mouvement syndical des ouvriers. Les grèves économiques de janvier 1905 ont eu, ici aussi, leur effet.
Le mouvement a pris un caractère de masse, ses revendications se sont élargies et, avec le temps, il est devenu clair que les organisations social-démocrates ne pouvaient simultanément conduire les affaires du parti et les affaires syndicales.
Une sorte de division du travail entre le parti et les syndicats s’imposait. Il devenait nécessaire que les affaires du parti fussent réglées par les organisations du parti, et les affaires syndicales par les syndicats. C’est alors qu’a commencé l’organisation des syndicats.
A Moscou, Pétersbourg, Varsovie, Odessa, Riga, Kharkov, Tiflis, partout se sont créés des syndicats. Il est vrai que la réaction y faisait obstacle, mais les nécessités du mouvement l’ont emporté et les syndicats se sont multipliés. Peu après les syndicats locaux, ont apparu des syndicats régionaux et enfin, en septembre de l’année dernière, on a convoqué jusqu’à une conférence des syndicats de toute la Russie.
Ce fut la première conférence des syndicats ouvriers. Elle a eu pour résultat, entre autres, de rapprocher les syndicats des différentes villes ; enfin, elle a élu un Bureau central qui devait préparer la convocation d’un congrès général des syndicats. Vinrent les journées d’octobre, et les forces des syndicats doublèrent.
Les syndicats locaux et, enfin, les syndicats régionaux, grandissaient chaque jour. Il est vrai que la « défaite de décembre » a freiné sensiblement la création de syndicats ; mais, par la suite, le mouvement syndical s’est remis à flot et a si bien progressé qu’en février de cette année, une deuxième conférence des syndicats a été convoquée avec une représentation beaucoup plus large et plus complète qu’à la première conférence.
La conférence a reconnu la nécessité de créer des centres locaux et régionaux, de même qu’un centre pour toute la Russie; elle a élu une « commission d’organisation », chargée de convoquer le prochain congrès de Russie, et adopté des résolutions sur les questions urgentes du mouvement.
Ainsi, malgré le déchaînement de la réaction, les prolétaires s’organisent sans aucun doute, eux aussi, en une classe distincte ; ils fortifient inlassablement leurs organisations syndicales à l’échelle locale, régionale et centrale ; ils s’attachent avec la même énergie à grouper contre les capitalistes leurs innombrables frères.
Augmenter les salaires, diminuer la journée de travail, améliorer les conditions de travail, mettre un frein à l’exploitation et faire échec aux unions des capitalistes, tels sont les buts que s’assignent les syndicats ouvriers.
Ainsi, la société moderne se trouve scindée en deux vastes camps ; chacun de ces camps s’organise un une classe distincte ; la lutte des classes allumée entre eux s’approfondit et se renforce chaque jour, et autour de ces deux camps se rassemblent tous les autres groupes.
Marx disait que toute la lutte des classes est une lutte politique. Cela signifie que si, aujourd’hui, les prolétaires et les capitalistes soutiennent les uns contre les autres une lutte économique, demain ils seront obligés de soutenir également une lutte politique et de défendre ainsi leurs intérêts de classe sur un double front de lutte.
Les capitalistes ont leurs intérêts professionnels particuliers. Et c’est pour sauvegarder ces intérêts que leurs organisations économiques existent.
Mais en plus de leurs intérêts professionnels particuliers, ils ont encore des intérêts de classe généraux, qui visent à renforcer le capitalisme. C’est pour défendre ces intérêts généraux qu’ils ont besoin d’une lutte politique et d’un parti politique.
Les capitalistes de Russie ont tranché cette question très simplement : ils ont vu que le seul parti défende « ouvertement et sans peur » leurs intérêts est le parti des octobristes ; aussi ont-ils décidé de se grouper autour de ce parti et de se soumettre à sa direction idéologique.
Depuis lors, les capitalistes mènent leur lutte politique sous la direction idéologique de ce parti ; avec son appui, ils exercent une influence sur le gouvernement actuel (qui interdit les associations ouvrières, mais se hâte, en revanche,de sanctionner les unions des capitalistes), ils font élire ses candidats à la Douma, etc…
Ainsi, lutte économique à l’aide des unions, lutte politique générale sous la direction idéologique du parti octobriste : telle est la forme que revêt aujourd’hui la lutte de classe de la grande bourgeoisie.
De l’autre côté, dans le mouvement de classe du prolétariat, des phénomènes analogues s’observent à l’heure actuelle. Pour défendre les intérêts professionnels des prolétaires, on fonde des syndicats qui luttent pour l’augmentation des salaires, la diminution de la journée de travail, etc…
Cependant, en plus de leurs intérêts professionnels, les prolétaires ont encore des intérêts de classe généraux qui tendent à la révolution socialiste et à l’instauration du socialisme.
Or, il est impossible d’instaurer la révolution socialiste tant que le prolétariat n’aura pas conquis le pouvoir politique, en tant que classe une et indivisible. C’est pour cette raison que le prolétariat a besoin d’une lutte politique et d’un parti politique, qui assume la direction idéologique de son mouvement politique.
Sans doute, les syndicats ouvriers sont, pour la plupart, sans-parti et neutres. Mais cela signifie simplement qu’ils ne sont indépendants du parti qu’en ce qui concerne les finances et l’organisation, c’est-à-dire qu’ils ont leurs propres caisses, leurs propres dirigeants, qu’ils tiennent leurs propres congrès et ne sont pas obligés, officiellement, de se soumettre aux décisions des partis politiques.
Quant à la dépendance idéologique des syndicats à l’égard de tel ou tel parti politique, elle doit absolument exister, et elle ne peut pas ne pas exister pour la raison, entre autres, que les syndicats comprennent des membres de différents partis, et ceux-ci ne manqueront pas d’y apporter leurs convictions politiques.
Il est clair que si le prolétariat ne peut se passer de lutte politique, il ne peut pas davantage se passer de la direction idéologique de tel ou tel parti politique. Bien plus, il doit lui-même rechercher un parti capable de conduire dignement ses syndicats jusqu’à la « terre promise », jusqu’au socialisme.
Mais là, le prolétariat doit se tenir sur ses gardes et agir avec circonspection. Il doit étudier attentivement le bagage idéologique des partis politiques et accepter librement la direction idéologique du parti qui défendra ses intérêts de classe avec courage et esprit de suite, qui tiendra plus haut le drapeau rouge du prolétariat et le conduira hardiment à la domination politique, à la révolution socialiste.
Jusqu’à présent, ce rôle est rempli par le Parti ouvrier social-démocrate de Russie ; par conséquent, le devoir des syndicats est d’accepter sa direction idéologique.
Comme on le sait, c’est aussi ce qui se passe en fait.
Donc, batailles économiques à l’aide des syndicats, attaques politiques sous la direction idéologique de la social-démocratie : telle est la forme que revêt aujourd’hui la lutte de classe du prolétariat.
Il est hors de doute que la lutte de classe s’intensifiera sans cesse. Le devoir du prolétariat est d’introduire dans sa lutte un plan systématique et l’esprit d’organisation.
Pour cela, il est indispensable de renforcer les syndicats et de les unir : sous ce rapport, un congrès général des syndicats de Russie pourrait être d’une grande utilité.
Non pas « un congrès ouvrier sans-parti », mais un congrès des syndicats ouvriers, voilà ce qu’il nous faut aujourd’hui pour que le prolétariat s’organise en une classe une et indivisible.
D’autre part, le prolétariat doit s’appliquer par tous les moyens à consolider et à renforcer le parti qui assumera la direction idéologique et politique de sa lutte de classe.
Notes
1 Le lock-out est une grève des patrons qui ferment intentionnellement leurs usines pour briser la résistance des ouvriers et enterrer leurs revendications. (J.S.).
2 L’Akhali Droéba [le Temps nouveau], hebdomadaire syndical légal, parut en géorgien, à Tiflis, du 14 novembre 1906 au 8 janvier 1907, sous la direction de J. Staline, M.. Tskhakaïa et M. Davitachvili. Il fut interdit par ordre du gouverneur de Tiflis.