Staline : Les questions du léninisme

1926

Dédié à l’organisation de Léningrad du P.C.R. – ­J. Staline

1. Définition du léninisme

La brochure Les bases du léninisme contient une définition du léninisme qui semble avoir obtenu droit de cité.

La voici : Le léninisme, c’est le marxisme de l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne, ou, plus exactement, c’est la théorie et la tactique de la révolution prolétarienne en général, la théorie et la tactique de la dictature du prolétariat en particulier.

Cette définition est-elle exacte ?

Je pense qu’elle l’est. Elle est exacte, premièrement, parce qu’elle indique exactement les racines historiques du léninisme, en le caractérisant comme le marxisme de l’époque de l’impérialisme, contrairement à certains critiques de Lénine qui, par erreur, pensent que le léninisme a pris naissance après la guerre impérialiste.

Elle est exacte, deuxièmement, parce qu’elle souligne exactement le caractère international du léninisme, contrairement à la social-démocratie qui le considère comme applicable seulement à la situation russe.

Elle est exacte, troisièmement, parce qu’elle souligne avec justesse la liaison organique du léninisme avec la doctrine de Marx ; elle caractérise le léninisme comme le marxisme de l’époque de l’impérialisme, contrairement à certains critiques qui ne le considèrent pas comme une continuation du marxisme, mais seulement comme son rétablissement et son application aux conditions russes.

Il semble que tout cela ne nécessite pas de commentaires spéciaux.Néanmoins, il y a, dans notre parti, des camarades qui estiment nécessaire de définir le léninisme d’une autre façon. Voici, par exemple, le camarade Zinoviev qui pense que :

Le léninisme est le marxisme de l’époque des guerres impérialistes et de la révolution mondiale, qui a commencé directement dans un pays où prédomine la paysannerie (Pravda, « Bolchévisme ou trotskisme », 30 février 1924.)

Que peuvent signifier les mots soulignés par Zinoviev ? Pourquoi introduire dans la définition du léninisme le caractère arriéré de la Russie, son caractère paysan ?

Définir ainsi le léninisme, c’est le transformer, de doctrine internationale prolétarienne, en produit spécifiquement russe.

C’est faire le jeu de Bauer et de Kautsky, qui nient la valeur du léninisme pour les autres pays capitalistes plus développés.

Il est indéniable que la question paysanne a, pour la Russie, une importance primordiale, car notre pays est essentiellement rural.

Mais quelle signification peut avoir ce fait pour la caractéristique des principes du léninisme ?

Est–ce que le léninisme a pris naissance seulement sur le sol russe et pour la Russie, et non sur le terrain de l’impérialisme, dans les pays impérialistes en général ?

Est-ce que des ouvrages de Lénine tels que L’impérialisme, L’État et la révolution, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, La maladie infantile de gauche, etc., valent uniquement pour la Russie et non pour tous les pays impérialistes en général ?

Est-ce que le léninisme n’est pas la généralisation de l’expérience du mouvement révolutionnaire de tous les pays ? Est-ce que les principes de la théorie et de la tactique du léninisme ne valent rien, ne sont pas obligatoires pour les partis prolétariens de tous les pays ?

Est-ce que Lénine avait tort de dire que « le bolchévisme est un exemple tactique bon pour tous » ? Est-ce que Lénine avait tort de parler du « caractère international du pouvoir soviétiste et des principes de la théorie et de la tactique bolchévistes » ?

Est-ce que les paroles suivantes de Lénine sont inexactes : En Russie, la dictature du prolétariat doit nécessairement se distinguer par certaines particularités comparativement aux pays avancés, par suite du caractère très arriéré et petit-bourgeois de notre pays. Mais les forces et les formes fondamentales de l’économie sociale en Russie sont les mêmes que dans n’importe quel pays capitaliste, de sorte que ces particularités ne peuvent pas en tout cas concerner le principal.

Si tout cela est exact, n’en découle-t-il pas que la définition du léninisme donnée par Zinoviev ne peut être considérée comme exacte ?

Comment concilier cette définition étroitement nationale du léninisme avec l’internationalisme ?

2. L’essentiel dans le léninisme

Dans la brochure Les bases du léninisme, il est dit : D’aucuns pensent que la base, le point de départ du léninisme est la question de la paysannerie, de son rôle, de son importance. C’est là une opinion erronée.

La question fondamentale du léninisme, son point de départ est la question de la dictature du prolétariat, des conditions de son établissement et de sa consolidation. La question paysanne, en tant que question de la recherche d’un allié pour le prolétariat dans sa lutte pour le pouvoir, n’en est qu’un corollaire.

Cette thèse est-elle exacte ?Je pense que oui. Cette thèse découle entièrement de la définition du léninisme. En effet, si le léninisme est la théorie et la tactique de la révolution prolétarienne et si le contenu fondamental de la révolution prolétarienne est la dictature du prolétariat, il est clair que l’essentiel dans le léninisme consiste dans la dictature du prolétariat, dans l’analyse de cette question, dans l’établissement des bases et la concrétisation de cette question.

Néanmoins, Zinoviev, visiblement, ne souscrit pas à cette thèse.

Dans son article « A la mémoire de Lénine », il dit :

La question du rôle de la paysannerie, comme je l’ai déjà dit, est la question fondamentale du bolchévisme, du léninisme. (Pravda, 13 février 1924.)

Comme on le voit, cette thèse de Zinoviev découle entièrement de la définition inexacte qu’il donne du léninisme. La thèse de Lénine, d’après laquelle la dictature du prolétariat constitue le « contenu fondamental de la révolution », est-elle exacte ? Elle est absolument exacte. La thèse d’après laquelle le léninisme est la théorie et la pratique de la révolution prolétarienne est-elle juste ? Je pense que oui.

Mais qu’en résulte-t-il ? Il en résulte que la question fondamentale du léninisme, son point de départ, sa base est la question de la dictature du prolétariat.

N’est-il pas vrai que les questions concernant l’impérialisme, le développement de l’impérialisme par saccades, la victoire du socialisme dans un seul pays, l’État prolétarien, la forme soviétiste de cet Etat, le rôle du parti dans la dictature du prolétariat, les voies menant à l’édification du socialisme ont été traitées précisément par Lénine ?

N’est-il pas vrai que ces questions précisément forment la base, lefondement de l’idée de la dictature du prolétariat ? N’est-il pas vrai que, sans l’analyse de ces questions fondamentales, l’analyse de la question paysanne du point de vue de la dictature du prolétariat eût été impossible ?

On ne saurait nier que Lénine fût un connaisseur de la question paysanne. Cette question paysanne, comme question de l’allié du prolétariat, est d’une importance primordiale pour le prolétariat et forme une des parties intégrantes de la question fondamentale de la dictature du prolétariat.

N’est-il pas clair que, si le léninisme n’avait pas à résoudre la question fondamentale de la dictature du prolétariat, la question qui en dérive, c’est-à-dire la question de l’allié du prolétariat, la question de la paysannerie, ne se poserait pas ?

N’est-il pas clair que si le léninisme n’avait pas à résoudre la question pratique de la conquête du pouvoir par le prolétariat, il ne pourrait être question d’alliance avec les paysans ?

Lénine ne serait pas l’idéologue prolétarien le plus grand, il ne serait qu’un simple « philosophe paysan », comme le représentent souvent les littérateurs étrangers, s’il avait fait l’analyse de la question paysanne non pas sur la base de la théorie et de la tactique de la dictature du prolétariat, mais en dehors de cette base. De deux choses l’une :

Ou bien la question paysanne est l’essentiel dans le léninisme, et alors le léninisme ne vaut pas, n’est pas obligatoire pour les pays capitalistes développés, pour les pays qui ne sont pas des pays ruraux ;

Ou bien, l’essentiel dans le léninisme, c’est la dictature du prolétariat, et alors le léninisme est la doctrine internationale des prolétaires de tous les pays ; il vaut et il est obligatoire pour tous les pays sans exception, y compris les pays capitalistes développés.Il faut faire son choix.

3. La question de la révolution  «permanente »

Dans la brochure Les bases du léninisme, la « théorie de la révolution permanente » est considérée comme une « théorie » qui sous-estime le rôle de la paysannerie.

Il y est dit :

Lénine combattait les partisans de la révolution « permanente » non pas parce qu’ils affirmaient la permanence de la révolution, thèse qu’il ne cessa jamais lui-même de soutenir, mais parce qu’ils sous-estimaient le rôle de la paysannerie, qui est la plus grande réserve de forces du prolétariat.

Cette caractéristique des partisans russes de la révolution permanente était généralement adoptée jusqu’à ces derniers temps.

Néanmoins, tout en étant exacte en général, elle ne pouvait être considérée comme définitive.

La discussion de 1924, d’une part, et l’analyse minutieuse des ouvrages de Lénine, d’autre part, ont montré que l’erreur des partisans russes de la révolution permanente consistait non seulement à ne pas apprécier le rôle des paysans à sa juste valeur, mais encore à sous-estimer la possibilité pour le prolétariat d’entraîner les paysans à sa suite, à ne pas croire à l’hégémonie du prolétariat.

C’est pourquoi, dans ma brochure La révolution d’Octobre et la tactique des communistes russes (décembre 1924), j’ai élargi cette caractéristique et je l’ai remplacée par une autre plus complète.

Voici ce que l’on trouve à ce sujet dans cette brochure : Jusqu’à présent on soulignait ordinairement un côté de la «révolution permanente » ; l’incroyance aux possibilités révolutionnaires du mouvement paysan. A présent, pour plus de justice, il est nécessaire de compléter ce côté par un autre ; l’incroyance aux forces et aux capacités du prolétariat russe.

Cela ne signifie pas, naturellement, que le léninisme fût ou soit contre l’idée de la révolution permanente proclamée par Marx vers 1840.

Au contraire, Lénine fut l’unique marxiste qui comprit exactement et développa l’idée de la révolution permanente. La différence qui existe entre Lénine et les « partisans de la révolution permanente » consiste en ce que ces derniers dénaturaient l’idée de la révolution permanente de Marx, en la transformant en principe livresque, sans vie, alors que Lénine la prit dans son sens propre et en fit une des bases de sa théorie de la révolution.

Il faut se rappeler que l’idée de la transformation de la révolution démocratique bourgeoise en révolution socialiste émise par Lénine dès 1905 est une des formes qui incarnent la théorie de la révolution permanente de Marx. Voici ce qu’écrivait Lénine à ce sujet dès 1905 :

Dans la mesure de nos forces, c’est-à-dire des forces du prolétariat conscient et organisé, nous commencerons à passer de la révolution démocratique à la révolution socialiste. Nous sommes pour la révolution ininterrompue.

Nous ne nous arrêterons pas à mi-chemin… Sans donner dans l’esprit d’aventures, sans trahir notre conscience scientifique, sans poursuivre une popularité bon marché, nous pouvons dire et disons une chose seulement : de toutes nos forces, nous aiderons toute la paysannerie à faire la révolution démocratique, afin qu’il nous soit plus facile à nous, parti du prolétariat, de passer aussi rapidement que possible à une nouvelle tâche plus élevée, celle de la révolution socialiste.Et voici ce qu’écrit Lénine sur ce thème seize ans plus tard, après la conquête du pouvoir par le prolétariat :

Les Kautsky, Hilferding, Martov, Tchernov, Hillquit, Longuet, Mac Donald, Turatti et autres héros du marxisme n’ont pas su comprendre… les rapports entre la révolution démocratique bourgeoise et la révolution socialiste prolétarienne. La première se transforme en la seconde. La se’conde résout, en passant, les questions de la première. La seconde consolide la première. La lutte, et la lutte seulement, décide dans quelle mesure la première réussit à se transformer en la seconde.

J’attire l’attention sur la première citation, extraite de l’article de Lénine « L’attitude de la social-démocratie envers le mouvement paysan », publié le 1 er septembre 1905.

Ceci pour l’instruction des camarades qui continuent encore à affirmer que Lénine est arrivé à l’idée de la transformation de la révolution démocratique bourgeoise en révolution socialiste, à l’idée de la révolution permanente, pendant la guerre impérialiste, vers 1916 environ. Cette citation prouve irréfutablement que ces camarades se trompent profondément.

4. La révolution prolétarienne et la dictature du prolétariat

Quels sont les traits qui distinguent la révolution prolétarienne de la révolution bourgeoise ?

La différence entre la révolution prolétarienne et la révolution bourgeoise peut se ramener à cinq points fondamentaux.

1. La révolution bourgeoise commence d’habitude lorsque les formes du régime capitaliste, qui ont pris naissance et mûri au sein de la société féodale, sont déjà plus ou moins développées, tandisque la révolution prolétarienne commence lorsque les formes du régime socialiste font complètement, ou presque complètement, défaut.

2. Le problème fondamental de la révolution bourgeoise se réduit à s’emparer du pouvoir et à l’adapter à l’économie bourgeoise existante, tandis que le problème fondamental de la révolution prolétarienne consiste, après la prise du pouvoir, à édifier une nouvelle économie socialiste.

3. La révolution bourgeoise se termine ordinairement par la prise du pouvoir, tandis que la prise du pouvoir n’est que le commencement de la révolution prolétarienne, qui utilise ce pouvoir comme levier pour la transformation de la vieille économie et pour l’organisation de la nouvelle.

4. La révolution bourgeoise se borne à remplacer au pouvoir un groupe exploiteur par un autre groupe exploiteur ; c’est pourquoi, elle n’a pas besoin de briser l’ancien mécanisme étatique, tandis que la révolution prolétarienne enlève le pouvoir à tous les groupes exploiteurs et le donne au chef de tous les travailleurs exploités, à la classe des prolétaires, et, par suite, elle est obligée de briser la vieille machine d’État et de la remplacer par une nouvelle.

5. La révolution bourgeoise ne peut rallier autour de la bourgeoisie pour un temps plus ou moins long les exploités et les travailleurs, précisément parce qu’ils sont des exploités et des travailleurs, tandis que la révolution prolétarienne, si elle veut remplir sa tâche essentielle de consolidation du pouvoir prolétarien et d’édification d’une nouvelle économie socialiste, peut et doit les souder au prolétariat par une alliance durable, parce qu’ils sont précisément des exploités et des travailleurs.

Voici quelques thèses fondamentales de Lénine sur ce sujet : L’une des différences fondamentales entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste consiste en ce que pour la révolution bourgeoise, qui toujours découle du féodalisme, les nouvelles organisations économiques se créent progressivement au sein del’ancien régime, ne serait-ce que par le, développement des rapports commerciaux, qui transforment peu à peu tous les côtés de la société féodale.

La révolution bourgeoise n’avait à résoudre qu’un seul problème : balayer, rejeter, détruire toutes les entraves de l’ancienne société. En remplissant cette tâche, chaque révolution bourgeoise remplit ce qu’on exige d’elle, car, en somme, elle crée la production marchande et permet le développement du capitalisme.

La révolution socialiste se trouve dans une tout autre situation. Plus le pays dans lequel la révolution sociale commence est arriéré, plus il lui est difficile de passer des anciens rapports capitalistes aux rapports socialistes. Aux problèmes de destruction viennent s’ajouter ici des problèmes d’organisation, d’une difficulté inouïe…

Si l’esprit créateur des masses, fortifié par la grande expérience de 1905, n’avait pas créé les soviets dès février 1917, ceux-ci n’auraient pu prendre le pouvoir en octobre, car le succès dépend de l’existence d’une forme toute prête d’organisation du mouvement englobant des millions d’hommes.

Cette forme toute prête fut le soviet, non pas parce que de brillants succès, un triomphe sans précédent nous étaient réservés dans le domaine politique, mais parce que la nouvelle forme politique était toute prête et qu’il ne nous restait qu’à transformer par quelques décrets le pouvoir soviétiste, encore à l’état embryonnaire aux premiers temps de la révolution, en la forme officiellement reconnue de l’État russe : la république soviétiste russe…

Il reste encore deux problèmes immensément difficiles, dont la solution n’est pas donnée par la marche triomphale qu’a connue notre révolution…

C’est, premièrement, le problème de l’organisation intérieure, que toute révolution socialiste a à résoudre. La révolution socialiste se distingue précisément de la révolution bourgeoise en ce que cette dernière possède des formes toutes prêtes d’organisation capitaliste, tandis que la révolution soviétiste prolétarienne n’hérite pas de ces rapports tout préparés, exception faite des formes les plus développées du capitalisme, qui, en somme, n’ont atteint que quelques sommets de l’industrie et ont encore très peu touché l’agriculture.

L’organisation de l’enregistrement, du contrôle dans les entreprises les plus importantes, la transformation de tout le mécanisme économique de l’État en une seule grande machine, en un organisme économique travaillant de telle sorte que des centaines de millions d’hommes se règlent sur un plan unique, tel est le problème gigantesque d’organisation qui pèse de tout son poids sur nos épaules. Ce problème n’admet pas la solution de hasard avec laquelle nous avons réussi à surmonter les problèmes de la guerre civile…

Le deuxième problème est celui de la révolution mondiale. S’il nous a été facile de battre les bandes de Kérensky et de créer le pouvoir, si, sans grande peine, nous avons obtenu le décret de la socialisation de la terre, du contrôle ouvrier, c’est uniquement parce que la situation spéciale qui s’était créée pendant un court espace de temps nous avait couverts contre l’impérialisme international.

L’impérialisme international, qui possède toute la puissance du capital coalisé et de la technique militaire, représente une force gigantesque, qui, en aucun cas et à aucune condition, ne pouvait vivre aux côtés de la république soviétiste par suite de sa situation objective et des intérêts économiques de la classe capitaliste qu’il incarnait, par suite aussi de ses liaisons commerciales, de ses relations internationales et financières.

Le conflit était inévitable. La grande difficulté de la révolution russe, son problème historique suprême, c’est la nécessité de résoudre les problèmes internationaux, la nécessité de provoquer la révolutionmondiale.

Tels sont le caractère intérieur et le sens fondamental de la révolution prolétarienne.

Peut-on effectuer un changement radical de l’ancien régime bourgeois sans révolution violente, sans dictature du prolétariat ? Il est clair que c’est impossible. Penser qu’une telle révolution peut s’effectuer pacifiquement, dans le cadre de la démocratie bourgeoise adaptée à l’hégémonie bourgeoise, c’est avoir perdu le sens commun ou renier ouvertement la révolution prolétarienne.

Il faut souligner d’autant plus fortement et catégoriquement cette thèse que nous sommes en présence d’une révolution prolétarienne qui n’a triomphé encore que dans un seul pays entouré de pays capitalistes ennemis et d’une bourgeoisie soutenue par le capital international.

Voilà pourquoi, dit Lénine, la libération de la classe opprimée est impossible, non seulement sans une révolution violente, mais encore sans la destruction de la machine d’État qui fut créée par la classe au pouvoir…

« Que la majorité de la population, tout en conservant la propriété privée, c’est-à-dire le pouvoir, le joug du capital, se prononce pour le parti du prolétariat, et alors seulement ce dernier pourra et devra prendre le pouvoir ». Ainsi parlent les démocrates petits-bourgeois qui s’intitulent socialistes et qui sont en fait les serviteurs de la bourgeoisie.

Mais nous, nous disons : Que, tout d’abord, le prolétariat révolutionnaire renverse la bourgeoisie, brise le joug du capital et l’appareil de l’État bourgeois, et alors le prolétariat victorieux pourra gagner la sympathie et obtenir l’appui de la majorité des travailleurs non prolétaires en leur donnant satisfaction au détriment des exploiteurs.

Pour amener la majorité de la population de son côté, le prolétariatdoit, premièrement, renverser la bourgeoisie et s’emparer du

pouvoir. Il doit, deuxièmement, instaurer le pouvoir soviétiste, et anéantir le vieil appareil d’État. Par là, il sapera d’emblée la suprématie, l’autorité, l’influence de la bourgeoisie et des petits-bourgeois hésitants sur les masses travailleuses non-prolétariennes.

Il doit, troisièmement, achever d’anéantir l’influence de la bourgeoisie et des petits-bourgeois hésitants sur la majorité des masses laborieuses non-prolétariennes en satisfaisant révolutionnairement leurs besoins économiques aux dépens des exploiteurs, tels sont les indices caractéristiques de la révolution prolétarienne.

Quels sont donc alors les traits essentiels de la dictature du prolétariat, si l’on admet que la dictature du prolétariat est le fond de la révolution prolétarienne ?

Voici la définition la plus générale de la dictature du prolétariat donnée par Lénine :

La dictature du prolétariat n’est pas la fin de la lutte de classe ; elle en est la continuation sous de nouvelles formes. La dictature du prolétariat est la lutte de classe du prolétariat victorieux qui a arraché le pouvoir politique à la bourgeoisie vaincue, mais non anéantie, non disparue et ne cessant de résister et d’accroître sa résistance.

S’élevant contre ceux qui confondent la dictature du prolétariat avec le pouvoir « populaire », « élu par tous », « indépendant des classes », Lénine dit :

La classe qui s’est emparée du pouvoir politique, l’a pris en ayant conscience qu’elle le prenait seule. Cela rentre dans la conception de dictature du prolétariat.

Cette conception n’a de sens que lorsqu’une classe sait qu’elle prendseule le pouvoir politique entre ses mains et qu’elle ne se trompe elle-même ni n’abuse les autres par des bavardages sur le pouvoir populaire élu par tous, sanctifié par tout le peuple.

Cela ne signifie pas, néanmoins, que le pouvoir d’une classe, celle des prolétaires, qui ne partage pas et ne peut pas partager ce pouvoir avec les autres classes, n’ait, pas besoin, pour arriver à ses buts, de l’alliance avec les travailleurs et les exploités des autres classes. Au contraire, ce pouvoir, pouvoir d’une seule classe, ne peut être affermi et ne peut aboutir qu’avec une certaine alliance entre la classe des prolétaires et les classes travailleuses petites-bourgeoises, en premier lieu avec les masses laborieuses paysannes.

Quelle est cette forme particulière d’alliance, en quoi consiste-t-elle ? Cette alliance avec les masses laborieuses des autres classes non-prolétariennes ne contredit-elle pas en général l’idée de la dictature d’une classe ?

Ce qui caractérise essentiellement cette alliance, c’est que sa force directrice est le prolétariat, c’est que le directeur de l’État, le directeur de la dictature du prolétariat est un seul parti, celui du prolétariat, le parti des communistes, qui ne partage pas et ne peut pas partager la direction avec les autres partis.

Comme on le voit, la contradiction n’est qu’apparente.

La dictature du prolétariat, dit Lénine, est la forme particulière d’une alliance de classe entre le prolétariat, avant-garde des travailleurs, et les nombreuses couches non-prolétariennes des travailleurs (petite bourgeoisie, petits patrons, paysans, intellectuels, etc.), alliance dirigée contre le capital et ayant pour but de renverser définitivement le capital, de réprimer complètement la résistance de la bourgeoisie et les tentatives de restauration de sa part, d’établir et de consolider définitivement le socialisme.

Cette alliance particulière qui s’établit dans une situation particulière, c’est-à-dire au cours de la guerre civile la plus acharnée, c’est l’alliance des partisans résolus du socialisme avec ses alliés hésitants, parfois avec les « neutres » (alors l’alliance, d’entente pour la lutte, devient une entente pour la neutralité), l’alliance entre des classes qui diffèrent économiquement, politiquement, socialement et idéologiquement.

Polémiquant contre une telle conception de la dictature du prolétariat, Kaménev, dans un de ses rapports, déclare :

La dictature n’est pas l’alliance d’une classe avec une autre. (Pravda, 14 janvier 1925.)

Je pense qu’ici le camarade Kaménev vise principalement un passage de ma brochure La révolution d’Octobre et la tactique des communistes russes, où il est dit :

La dictature du prolétariat n’est pas simplement une élite gouvernementale, « intelligemment » sélectionnée par un « stratège expérimenté » et « s’appuyant raisonnablement » sur telles ou telles couches de la population. La dictature du prolétariat est l’alliance de classe du prolétariat et des masses laborieuses rurales pour le renversement du capitalisme, pour la victoire définitive du socialisme, à la condition que la force dirigeante de cette alliance soit le prolétariat.

Je maintiens complètement cette formule de la dictature du prolétariat, parce que j’estime qu’elle coïncide exactement avec celle de Lénine que je viens de citer.

J’affirme que la déclaration de Kaménev, d’après lequel « la dictature n’est pas l’alliance d’une classe avec une autre », sous une forme aussi catégorique, n’a rien de commun avec la théorie léniniste de la dictature du prolétariat.

J’affirme que, pour parler ainsi, il faut ne pas avoir compris le sensde l’idée du bloc, de l’alliance du prolétariat et de la paysannerie, de l’hégémonie du prolétariat dans cette alliance.

Parler ainsi, c’est montrer qu’on n’a pas compris cette thèse de Lénine :

Seule, l’entente avec les paysans peut sauver la révolution socialiste en Russie, tant que la révolution n’éclatera pas dans les autres pays.

Pour parler ainsi, il faut n’avoir pas compris cette thèse de Lénine : Le principe suprême de la dictature, c’est le maintien de l’alliance du prolétariat avec la paysannerie, afin que le prolétariat puisse conserver le rôle dirigeant et le pouvoir.

Signalant un des buts principaux de la dictature, celui de la répression des exploiteurs, Lénine dit :

Scientifiquement parlant, la dictature est un pouvoir qui n’est limité par aucune loi, qui n’est gêné par aucune règle et qui s’appuie directement sur la violence. La dictature signifie — prenez-en note une fois pour toutes, Messieurs les cadets — le pouvoir illimité s’appuyant sur la force et non sur la loi. Pendant la guerre civile, tout pouvoir victorieux ne peut être qu’une dictature.

Mais, naturellement, la dictature du prolétariat ne se réduit pas à la violence, quoiqu’il n’y ait pas de dictature sans violence.

La dictature, — dit Lénine, — ne signifie pas seulement la violence, quoiqu’elle soit impossible sans violence, elle signifie également une organisation du travail supérieure à l’organisation antérieure…

La dictature du prolétariat… n’est pas uniquement la violence envers les exploiteurs, ni même principalement la violence. La base économique de cette violence révolutionnaire, la garantie de sa vitalité et de son succès est que le prolétariat représente et réalise un type supérieur d’organisation sociale du travail, comparativement au capitalisme.Tel est le fond.

C’est là la source de la force et la garantie de la victoire complète et inévitable du communisme…

L’essence de la dictature est dans l’organisation et la discipline de l’avant-garde des travailleurs, de leur unique dirigeant, le prolétariat.

Son but, c’est de créer le socialisme, d’abolir la division de la société en classes, de faire de tous les membres de la société des travailleurs, de supprimer toute possibilité d’exploitation de l’homme par l’homme.

Ce but ne peut être atteint du premier coup. Il exige une époque de transition assez longue du capitalisme au socialisme, parce que la réorganisation de la production est chose difficile, parce qu’il faut du temps pour des transformations radicales dans tous les domaines de la vie, parce que la force énorme de l’accoutumance a 1’économie petite-bourgeoise et bourgeoise ne peut être surmontée que par une lutte longue et acharnée. C’est pourquoi Marx parle de toute une période de dictature du prolétariat comme d’une période transitoire du capitalisme au socialisme.

Tels sont les traits caractéristiques de la dictature du prolétariat.

De là, trois côtés fondamentaux de la dictature du prolétariat :

1. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour la répression des exploiteurs, la défense du pays, la consolidation des relations avec les prolétaires des autres pays, le développement et la victoire de la révolution dans tous les pays ;

2. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour détacher définitivement de la bourgeoisie les travailleurs et les masses exploitées, pour renforcer l’alliance du prolétariat avec ces masses, pour faire participer ces dernières à la réalisation du socialisme et assurer leur direction politique par le prolétariat ;

3. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour l’organisation du socialisme, l’abolition des classes, l’acheminement vers une société sans classes, sans Etat.

La dictature du prolétariat est la réunion de ces trois côté, dont aucun ne peut être considéré comme l’indice caractéristique unique de cette dictature, et dont l’absence d’un seul suffit pour que la dictature du prolétariat cesse d’être une dictature dans un pays encerclé par le capitalisme. C’est pourquoi on ne saurait exclure aucun de ces trois côtés sous peine de dénaturer la conception de la dictature du prolétariat. Seuls, ces trois côtés pris ensemble nous donnent une conception complète, achevée de la dictature du prolétariat.

La dictature du prolétariat a ses périodes, ses formes particulières, ses méthodes de travail. Durant la guerre civile, ce qui saute particulièrement aux yeux, c’est le côté violent de la dictature. Mais il ne s’ensuit pas que, pendant la guerre civile, aucun travail d’édification ne s’effectue. Sans un tel travail, il serait impossible de mener la guerre civile. Pendant la période de réalisation progressive du socialisme, au contraire, ce qui saute particulièrement aux yeux, c’est le travail paisible, organisateur, culturel de la dictature, la légalité révolutionnaire, etc.

Mais il ne s’ensuit pas non plus que le côté violent de la dictature ait disparu, ou puisse disparaître au cours de cette période.

Les organes de répression, l’armée et autres organisations, sont nécessaires dans la période d’édification comme pendant la guerre civile. Sans ces organes, aucun travail de construction sous la dictature n’est possible.

Il ne faut pas oublier que la révolution n’a encore vaincu que dans un seul pays. Il ne faut pas oublier que, tant que subsiste l’encerclement capitaliste, le danger d’une intervention militaire, avec toutes ses conséquences, subsiste.

5. Le parti et la classe ouvrière dans le système de la dictature du prolétariat

J’ai parlé plus haut de la dictature du prolétariat au point de vue de sa nécessité historique, de sa nature de classe, de sa nature étatique et, enfin, de son œuvre de destruction et de création, qui dure toute une période historique appelée période de transition du capitalisme au socialisme.

Nous allons examiner la dictature du prolétariat au point de vue de sa structure, de son mécanisme, du rôle et de l’importance des « courroies de transmission », « leviers » et « forces dirigeantes » dont l’ensemble forme le « système de la dictature du prolétariat » (Lénine) et à l’aide desquels le travail quotidien de la dictature du prolétariat se réalise.

Quels sont ces « courroies de transmission », ces « leviers », cette « force dirigeante dans le système de la dictature du prolétariat ? Quelle en est la raison d’être ?

Les leviers, les courroies de transmission sont les organisations mêmes du prolétariat sans l’aide desquelles il est impossible d’organiser la dictature.

La force dirigeante, c’est le détachement avancé du prolétariat, c’est son avant-garde, qui est la force essentielle dirigeante de la dictature du prolétariat.

Ces leviers, ces courroies de transmission et cette force dirigeante sont nécessaires au prolétariat, parce que, sans eux, il serait dans la lutte comme une armée sans armes devant le capital organisé et armé. Ces organisations sont indispensables au prolétariat, parce que, sans elles, il serait infailliblement battu dans sa lutte pour le renversement de la bourgeoisie, la consolidation de son pouvoir,l’édification du socialisme. L’aide systématique de ces organisations et la force dirigeante de l’avant-garde sont indispensables, parce que, sans ces conditions, la dictature du prolétariat ne saurait être durable.

Quelles sont ces organisations ?

Premièrement, ce sont les syndicats ouvriers avec leurs ramifications vers le centre et la périphérie sous forme d’organisations de production, d’éducation, de culture et autres. Ces organisations réunissent les ouvriers de toutes les professions. Ce ne sont pas des organisations du parti. Les syndicats peuvent être considérés comme l’organisation générale de la classe ouvrière au pouvoir en U. R. S.

S. Ils sont l’école du communisme. Ils donnent les meilleurs de leurs membres pour le travail de direction dans toutes les branches. Ils réalisent la liaison entre les couches avancées et les couches arriérées de la classe ouvrière. Ils unissent les masses ouvrières à l’avant-garde de la classe ouvrière.

Deuxièmement, ce sont les soviets, avec leurs nombreuses ramifications au centre et dans la périphérie, sous forme d’organisations administratives, économiques, militaires, culturelles et autres, plus d’innombrables associations de travailleurs qui entourent ces organisations et les relient à la population. Les soviets, c’est l’organisation de la masse des travailleurs de la ville et de la campagne. Les soviets ne sont pas des organisations du parti. Ils sont l’expression directe de la dictature du prolétariat.

C’est par les soviets que passent toutes les mesures destinées à la consolidation de la dictature et à la réalisation du socialisme. C’est par les soviets que le prolétariat gouverne et dirige la paysannerie.

Les soviets unissent la niasse innombrable des travailleurs à l’avant-garde du prolétariat.

Troisièmement, c’est la coopération de toute espèce avec toutes ses ramifications. Organisation de masse des travailleurs, la coopération n’est pas une organisation du parti. Elle unit les travailleurs, tout d’abord, comme consommateurs et, avec le temps, comme producteurs (coopération agricole). Elle acquiert une importance particulière après la consolidation de la dictature du prolétariat, pendant la période de la grande édification.

Elle facilite la liaison de l’avant-garde du prolétariat avec les masses paysannes et permet de faire participer ces dernières à l’édification socialiste.

Quatrièmement, c’est l’Union des Jeunesses. Organisation de masse de la jeunesse ouvrière et paysanne, cette Union n’est pas une organisation du parti, mais elle touche au parti. Elle a pour but d’aider le parti à former la jeune génération dans l’esprit socialiste.

Elle fournit de jeunes réserves pour toutes les autres organisations de masse du prolétariat. L’Union des Jeunesses acquiert une importance particulière après la consolidation de la dictature du prolétariat, dans la période de travail culturel et éducatif du prolétariat.

Enfin, c’est le parti du prolétariat, son avant-garde. Sa force consiste en ce qu’il absorbe l’élite du prolétariat organisé dans les syndicats, coopératives, etc. Il est destiné à unir le travail de toutes les organisations de masse du prolétariat et à diriger leur action vers un seul but, celui de la libération du prolétariat. Cette union et cette direction sont absolument nécessaires, car, sans elles, l’unité dans la lutte du prolétariat est impossible et la direction des masses prolétariennes dans leur lutte pour le pouvoir et pour l’édification du socialisme est également impossible.

Mais il n’y a que l’avant-garde du prolétariat, son parti, qui soit capable d’unir et de diriger le travail des organisations de masse du prolétariat. Seul, le parti du prolétariat, celui des communistes, est capable de remplir ce rôle de directeur principal dans le système de la dictature du prolétariat.

Pourquoi ?

Tout d’abord, parce que le parti renferme l’élite de la classe ouvrière, élite liée directement avec les organisations sans-parti du prolétariat, que fréquemment elle dirige.

En second lieu, parce qu’il est la meilleure école pour la formation de leaders ouvriers capables de diriger les différentes organisations de leur classe. En troisième lieu, parce qu’il est, par son expérience et son autorité, la seule organisation capable de centraliser la lutte du prolétariat et de transformer ainsi toutes les organisations sans-parti de la classe ouvrière en organes desservant cette dernière (Les bases du léninisme).

Le parti est la force de direction essentielle dans le système de la dictature du prolétariat.

Le parti est la forme suprême de l’union de classe du prolétariat (Lénine).

Ainsi, les syndicats, en tant qu’organisation de masse du prolétariat, relient le parti à la classe dans le domaine de la production ; les soviets, en tant qu’organisation de niasse des travailleurs, relient le parti à ces derniers, surtout en ce qui concerne la direction gouvernementale ; la coopération, en tant qu’organisation de niasse des paysans principalement, relie le parti aux masses rurales, surtout dans le domaine économique et en ce qui concerne la participation des paysans à l’édification du socialisme ; l’Union des Jeunesses, en tant qu’organisation de masse de la jeunesse ouvrière et paysanne, est appelée à faciliter à l’avant-garde du prolétariat l’éducation socialiste de la nouvelle génération et la préparation de jeunes réserves ; enfin, le parti, en tant que force directrice principale dans le système de la dictature du prolétariat, est appelé à diriger toutes ces organisations de masses. Tel est, dans les grands traits, le tableau du « mécanisme » de la dictature, le tableau du « système de ladictature du prolétariat ».

Sans le parti, force dirigeante fondamentale, la dictature du prolétariat ne saurait être solide et durable.

De la sorte, comme le dit Lénine, on a en somme un appareil prolétarien qui, formellement, n’est pas communiste, mais qui est souple, relativement large et très puissant ; au moyen de cet appareil, le parti est étroitement lié à la classe et aux masses et la dictature de la classe est réalisée sous la direction du parti.

Cela ne signifie pas, naturellement, que le parti puisse et doive remplacer les syndicats, les soviets et autres organisations de masse.

Le parti réalise la dictature du prolétariat. Mais il ne la réalise pas directement ; il la réalise à l’aide des syndicats, des soviets et de leurs ramifications. Sans ces « courroies de transmission », toute dictature tant soit peu solide serait impossible.

Il est impossible, dit Lénine, de réaliser la dictature sans quelques « courroies de transmission » de l’avant-garde à la classe avancée, de l’avant-garde à la masse des travailleurs…

Le parti, pour ainsi dire, absorbe l’avant-garde du prolétariat et cette avant-garde réalise la dictature du prolétariat. Sans une base comme les syndicats, on ne peut réaliser la dictature du prolétariat, on ne peut accomplir les fonctions de l’État. On est obligé de les accomplir par l’intermédiaire d’une série d’institutions spéciales d’un type tout nouveau, c’est-à-dire par l’appareil soviétiste.

Il faut considérer comme l’expression suprême du rôle dirigeant du parti en U. R. S. S., pays de dictature du prolétariat, le fait qu’aucune question de politique ou d’organisation ne se résout dans nos organisations soviétistes et autres organisations de masse sans les directives du parti.

En ce sens, on pourrait dire que la dictature du prolétariat estessentiellement la « dictature » de son avant-garde, la « dictature » de son parti. Voici ce que disait à ce sujet Lénine aux deuxième congrès de l’I.C. :

Tenner dit qu’il est pour la dictature du prolétariat, mais il ne se représente pas tout à fait comme nous cette dictature. Il dit que, par dictature du prolétariat, nous entendons essentiellement la dictature de sa minorité organisée et consciente.

Effectivement, à l’époque du capitalisme, lorsque les masses ouvrières subissent une exploitation constante et ne peuvent développer leurs capacités humaines, le trait le plus caractéristique des partis politiques ouvriers est qu’ils ne peuvent englober que la minorité de leur classe.

Le parti politique ne peut réunir que la minorité de la classe, de même que les ouvriers vraiment conscients dans toute société capitaliste ne forment que la minorité des ouvriers. C’est pourquoi, nous sommes obligés de reconnaître que, seule, cette minorité consciente peut diriger les masses ouvrières et les entraîner à sa suite.

Si Tenner dit qu’il est ennemi du parti, mais qu’en même temps il veut que la minorité des ouvriers les plus révolutionnaires et les mieux organisés montre’ la voie à tout le prolétariat, je dis alors qu’en réalité il n’y a pas de différence entre nous.

Est-ce à dire qu’entre dictature du prolétariat et rôle dirigeant du parti (« dictature » du parti) on puisse mettre le signe d’égalité, identifier ces deux termes, substituer le premier au second ou inversement ? Naturellement, non. Pourtant Sorine, par exemple, dit que « la dictature du prolétariat est la dictature de notre parti ».

Cette thèse, comme on le voit, confond la dictature du parti avec celle du prolétariat. Peut-on l’admettre tout en restant sur le terrain du léninisme ? Non, et voici pourquoi.Premièrement, dans la citation que nous avons donnée du discours de Lénine aux deuxième congrès de l’I.C., Lénine n’identifie nullement le rôle dirigeant du parti à la dictature du prolétariat.

Il se borne à dire que « seule, une minorité consciente (c’est-à-dire le parti) peut diriger les masses ouvrières et les entraîner à sa suite », que dans ce sens précisément, « par dictature du prolétariat, nous entendons essentiellement la dictature de sa minorité organisée et consciente ».

Essentiellement ne signifie pas entièrement. Nous disons souvent que la question nationale est essentiellement une question paysanne.

Cela est parfaitement exact. Mais cela ne signifie pas que la question nationale se réduise à la question paysanne, que la question paysanne soit aussi vaste que la question nationale, qu’elle soit absolument identique à cette dernière.

Point n’est besoin de prouver que la question nationale est plus vaste et plus riche que la question paysanne. Il en est de même du rôle dirigeant du parti et de la dictature du prolétariat. Si le parti applique la dictature du prolétariat et si, dans ce sens, la dictature du prolétariat est essentiellement la « dictature » de son parti, il ne s’ensuit pas que la « dictature du parti » (son rôle dirigeant) soit identique à la dictature du prolétariat, que la première ait la même ampleur que la seconde.

Il est inutile de démontrer que la dictature du prolétariat est plus vaste et plus riche que le rôle dirigeant du parti. Le parti applique la dictature du prolétariat et non pas une autre dictature. Identifier le rôle dirigeant du parti à la dictature du prolétariat, c’est substituer à cette dernière la « dictature » du parti.

Deuxièmement, aucune décision importante des organisations de masse du prolétariat n’est prise sans les instructions du parti. C’est parfaitement exact. Mais est-ce à dire que la dictature du prolétariat se réduise aux instructions du parti ?

Est-ce à dire que les instructions du parti puissent être, pour cette raison, identifiées à la dictature du prolétariat ? Naturellement non. La dictature du prolétariat se compose des instructions du parti, mais aussi de leur application par les organisations de niasse du prolétariat et de leur application par la population.

Comme on le voit, nous avons ici différentes transitions et gradations qui forment un point important de la dictature du prolétariat.

Entre les instructions du parti et leur application, il y a, par conséquent, la volonté et l’action de diriger, la volonté et l’action de la classe, son désir ou son refus de soutenir ces instructions, sa capacité ou son incapacité de les appliquer comme l’exige la situation. Il est inutile de prouver que le parti, qui assume la direction, doit compter avec la volonté, l’état, le niveau de conscience des dirigés ; il doit tenir compte de la volonté, de l’état et du niveau de conscience de sa classe. C’est pourquoi identifier le rôle dirigeant du parti à la dictature du prolétariat, c’est substituer à la volonté et à l’action de la classe les instructions du parti.

Troisièmement, « la dictature du prolétariat, dit Lénine, est la lutte de classe du prolétariat vainqueur qui a pris le pouvoir en mains ».

Par quoi s’exprime cette lutte de classe ? Elle peut s’exprimer par différentes interventions armées du prolétariat contre les tentatives de sortie de la bourgeoisie renversée ou contre l’intervention de la bourgeoisie étrangère.

Elle peut s’exprimer par la guerre civile si le pouvoir du prolétariat n’est pas encore consolidé. Elle peut s’exprimer par un travail organisé et édificateur très vaste du prolétariat avec la participation des grandes masses après que le pouvoir se sera consolidé.

Dans tous ces cas, le personnage actif c’est le prolétariat, en tant que classe. Jamais le parti tout seul, en tant que parti, n’a pu organiser ces interventions armées par ses propres forces sans le soutien de la classe. D’ordinaire, il dirige ces interventions dans la mesure où il est soutenu par la classe, car le parti ne peut remplacer la classe.

En effet, malgré toute l’importance de son rôle dirigeant, il n’est qu’une partie de la classe. C’est pourquoi, identifier le rôle dirigeant du parti à la dictature du prolétariat, c’est remplacer la classe par le parti.

Quatrièmement, le parti réalise la dictature du prolétariat. « Le parti, c’est l’avant-garde dirigeante du prolétariat, c’est le guide » (Lénine).

C’est dans ce sens que le parti prend le pouvoir, qu’il gouverne le pays. Mais cela ne signifie pas que le parti réalise la dictature du prolétariat en dehors de l’État, sans l’État, qu’il gouverne le pays en dehors des soviets, et non par eux. Cela ne signifie pas que le parti puisse s’identifier aux soviets, à l’État.

Le parti, c’est le centre du pouvoir, mais il ne peut être identifié à l’État. « En tant que parti dirigeant, dit Lénine, nous avons dû réunir la tête des soviets à la tête du parti et les choses resteront ainsi. » C’est parfaitement exact.

Mais Lénine ne veut pas dire par là que nos administrations soviétistes prises dans leur ensemble, par exemple, notre armée, notre transport, nos administration économiques, etc., soient des administrations de notre parti, que le parti puisse remplacer les soviets et leurs ramifications, qu’il puisse s’identifier à l’État. Lénine a répété maintes fois que « le système des soviets, c’est la dictature du prolétariat », mais il n’a jamais dit que le parti c’est l’État, que les soviets et le parti c’est la même chose. Le parti, qui compte quelques centaines de mille membres, dirige les soviets et leurs ramifications au centre et dans la périphérie.

Les soviets englobent plusieurs millions d’hommes, communistes ou sans-parti, mais le parti ne peut pas et ne doit pas se substituer à eux.

Voilà pourquoi Lénine dit que « la dictature est réalisée par leprolétariat organisé dans les soviets et dirigé par le parti communiste bolchevik » ; que « tout le travail du parti s’effectue au moyen des soviets, qui unissent les masses ouvrières sans distinction de profession » ; que la dictature « doit être réalisée… au moyen de l’appareil soviétiste ». C’est pourquoi identifier le rôle dirigeant du parti à la dictature du prolétariat, c’est substituer le parti aux soviets, à l’État.

Cinquièmement, la conception de la dictature du prolétariat est une conception d’État. La dictature du prolétariat implique absolument la conception de la violence. Sans violence, il n’y a pas de dictature, si l’on comprend la dictature dans le sens exact du terme. Lénine définit la dictature du prolétariat comme « un pouvoir s’appuyant directement sur la violence ».

Par suite, parler de dictature du parti par rapport à la classe prolétarienne et identifier cette dictature à la dictature du prolétariat, cela revient à dire que le parti doit être vis-à-vis de sa classe non seulement un dirigeant, un guide et un instructeur, mais aussi, en quelque sorte, un pouvoir d’État employant la violence à l’égard de cette classe.

C’est pourquoi, identifier « la dictature du parti » à la dictature du prolétariat, c’est admettre implicitement que l’on peut fonder l’autorité du parti sur la violence, ce qui est absurde et absolument incompatible avec le léninisme.

L’autorité du parti est soutenue par la confiance de la classe ouvrière. Cette confiance, le parti ne l’acquiert pas par la violence — qui ne peut que la détruire — mais par la justesse de sa théorie et de sa politique, par son dévouement à la classe ouvrière, par ses attaches avec les masses ouvrières et sa capacité de les convaincre de l’exactitude de ses mots d’ordre.

Que résulte-t-il de tout cela ?Il en résulte que :

1° Lénine emploie le mot dictature du parti non pas dans le sens exact de ce mot (« pouvoir s’appuyant sur la violence »), mais au figuré, dans le sens de direction ;

2° Identifier la direction du parti à la dictature du prolétariat, c’est dénaturer Lénine, en attribuant au parti des fonctions de violence à l’égard de la classe ouvrière dans son ensemble ;

3° Attribuer au parti des fonctions de violence à l’égard de la classe ouvrière, c’est violer les conditions élémentaires des rapports justes entre l’avant-garde et la classe, entre le parti et le prolétariat.

Nous abordons ainsi la question des rapports entre le parti et la classe, entre les membres du parti et les sans-parti de la classe ouvrière.

Lénine définit ces rapports comme une « confiance mutuelle entre l’avant-garde de la classe ouvrière et les masses ouvrières ».

Que signifie cela ?

Cela signifie, premièrement, que le parti doit prêter l’oreille à la voix des masses, qu’il doit avoir la plus grande attention pour leur instinct révolutionnaire, qu’il doit étudier leur lutte pratique, vérifier à cette occasion la justesse de sa politique et, partant, non seulement instruire les masses, mais s’instruire lui-même à leur école.

Cela signifie, deuxièmement, que le parti doit conquérir de jour en jour la confiance des masses prolétariennes, qu’il doit gagner, par sa politique et son travail, l’appui des niasses, qu’il ne doit pas commander, mais convaincre avant tout, en aidant les masses à reconnaître par leur propre expérience la justesse de sa politique, qu’il doit, par conséquent, être un dirigeant, un guide, un instructeur pour sa classe.

Violer ces conditions, c’est porter atteinte aux rapports qui doiventexister entre l’avant-garde et la classe, c’est saper la confiance qui doit régner entre eux, désagréger la discipline à l’intérieur de la classe et du parti.

A coup sûr — dit Lénine — presque tout le monde voit maintenant que les bolcheviks ne se seraient pas maintenus au pouvoir, je ne dis pas deux ans et demi, mais même deux mois et demi, sans la discipline absolument stricte, sans la véritable discipline de fer de leur parti, et sans l’aide apportée à ce parti, sans réserve et avec une entière abnégation, par toute la masse (de la classe ouvrière, ou du moins par tout ce qu’elle possède (de membres conscients, honnêtes, dévoués, actifs, capables de guider ou d’entraîner les couches retardataires… (La maladie infantile du communisme, p. 11.)

La dictature du prolétariat est une lutte acharnée, sanglante et non sanglante, violente et pacifique, militaire et économique, pédagogique et administrative, contre les forces et les traditions du vieux monde.

La force de l’habitude enracinée chez des millions et des dizaines de millions d’hommes, voilà la force la plus redoutable. Sans un parti, un parti de fer endurci dans la lutte, sans un parti jouissant de la confiance de tous les membres honnêtes de la classe en question, sans un parti habile à suivre l’état d’esprit des masses et à influer sur lui, il est impossible de mener cette lutte avec succès. (La maladie infantile du communisme, p. 42.)

Mais comment le parti acquiert­il la confiance et l’appui de la classe ? Comment se façonne la discipline de fer nécessaire à la dictature du prolétariat, sur quel sol croît-elle ?

Voici ce que dit Lénine à ce sujet :

Sur quoi repose la discipline du parti révolutionnaire du prolétariat ? Comment est-elle contrôlée ? Qu’est-ce qui la soutient ?Son fondement, c’est, en premier lieu, la conscience de l’avant-garde prolétarienne, son dévouement à la révolution, sa maîtrise de soi, son esprit de sacrifice, son héroïsme.

C’est, en second lieu, son aptitude à se rapprocher de la masse des travailleurs, avant tout de la masse prolétarienne, mais aussi de la masse laborieuse non-prolétarienne ; son aptitude à se lier, ou à se fondre jusqu’à un certain point avec cette niasse.

C’est, en troisième lieu, la ligne politique inflexible de cette avant-garde, la justesse de sa stratégie et de sa tactique politique ; mais encore faut-il que les masses se convainquent par leur propre expérience que cette tactique et cette stratégie sont justes.

Sans ces conditions, dans un parti révolutionnaire réellement capable d’être le parti de cette classe d’avant-garde qui doit renverser la bourgeoisie et transformer toute la société, pas de discipline réalisable. Sans ces conditions, tout essai de créer cette discipline se transforme inévitablement en phrases creuses, en verbiage, en grimaces.

Mais, d’autre part, ces conditions ne peuvent surgir tout d’un coup.

Elles sont le résultat d’un long travail, d’une dure expérience. Leur élaboration est plus facile si l’on dispose d’une théorie révolutionnaire juste, mais cette théorie elle-même n’est pas un dogme tout fait, on ne peut lui donner sa forme définitive qu’en se jetant au cœur d’un mouvement qui embrasse réellement les masses et qui soit réellement révolutionnaire. (La maladie infantile du communisme, p. 13.)

Puis, plus loin :

La victoire sur le capitalisme exige des rapports justes entre le parti communiste dirigeant, la classe révolutionnaire, le prolétariat, d’une part, et la masse, c’est-à-dire l’ensemble des travailleurs et des exploités, d’autre part.

Si le parti communiste est réellement l’avant-garde de la classe révolutionnaire, s’il englobe l’élite de cette classe, s’il est composé de communistes parfaitement conscients et dévoués, instruits et expérimentés dans la lutte révolutionnaire, s’il a su se lier intimement à la vie de sa classe et, par cette dernière, à toute la masse des exploités, s’il a su inspirer à cette classe et à cette masse une confiance complète, il pourra, mais à cette condition seulement, diriger le prolétariat dans la lutte implacable, décisive, suprême contre toutes les forces du capitalisme.

D’un autre côté, ce n’est que sous la direction d’un tel parti que le prolétariat est capable de déployer toute sa puissance révolutionnaire, en réduisant à néant l’apathie et la résistance d’une petite minorité d’aristocrates ouvriers corrompus par le capitalisme, de vieux trade-unionistes et de leaders coopératifs ; ce n’est que sous cette direction qu’il est capable de développer toute sa puissance, qui est infiniment plus grande que sa proportion dans la population, par suite de la structure économique même de la société capitaliste.

De ces citations, il résulte que :

1° L’autorité du parti et la discipline de fer de la classe ouvrière, discipline nécessaire pour la dictature du prolétariat, doivent être fondées non pas sur la crainte ou sur les droits « illimités » du parti, mais sur la confiance de la classe ouvrière dans le parti, sur l’appui que la classe ouvrière fournit au parti ;

2° Le parti n’acquiert pas la confiance de la classe ouvrière d’un seul coup ni au moyen de la violence à l’égard de cette dernière ; il l’acquiert par un travail prolongé dans les masses, par une politique juste, par son aptitude à convaincre les masses, au moyen de leur propre expérience, de la justesse de sa politique, à s’assurer l’appui de la classe ouvrière, à mener à sa suite les masses de la classe ouvrière ;

3° Sans une politique juste de la part du parti, politique renforcée par l’expérience de la lutte des masses, sans la confiance de la classe ouvrière, il n’y a pas et il ne peut y avoir de véritable direction du parti ;

4° Le parti et sa direction, si cette dernière a la confiance de la classe et si elle est une véritable direction, ne peuvent être opposés à la dictature du prolétariat, car sans direction du parti (« dictature » du parti) jouissant de la confiance de la classe ouvrière, une dictature du prolétariat tant soit peu solide est impossible.

Sans ces conditions, l’autorité du parti et la discipline de fer sont de vains mots ou ne reflètent que l’orgueil et l’esprit d’aventure.

On ne peut opposer à la dictature du prolétariat la direction (« dictature ») du parti. On ne peut le faire, car la direction du parti, c’est le principal dans la dictature du prolétariat, si tant est que l’on ait en vue une dictature intégrale et solide, et non pas une dictature comme le fut, par exemple, la Commune de Paris, qui était incomplète et fragile.

On ne peut le faire, car la dictature du prolétariat et la direction du parti sont, pour ainsi dire, sur une même ligne de travail, agissent dans le même sens.

Déjà, rien que de poser la question : « Dictature de parti, ou bien dictature de classe ? Dictature des chefs ou bien dictature des masses ? », c’est témoigner de la confusion de pensée la plus invraisemblable et la plus désespérante… Nul n’ignore ceci : les masses se divisent en classes… Les classes sont généralement dirigées, du moins dans les pays civilisés, par des partis politiques ; les partis politiques, en règle générale, sont administrés par des groupements plus ou moins stables de personnes qui jouissent d’une supériorité d’autorité, d’influence ou d’expérience, et qui, portées par voie d’élection aux fonctions les plus considérables, sont appelées chefs… En arriver… à opposer en général la dictature des masses à la dictature des chefs, c’est d’une ridicule imbécillité. (La maladie infantile du communisme, p. 37 et 40.)

C’est parfaitement exact. Mais cette thèse exacte découle de la prémisse qu’il existe des rapports exacts entre l’avant-garde et la classe ouvrière, entre le parti et la classe. Elle découle de l’hypothèseque les rapports entre l’avant-garde et la classe restent, pour ainsi dire, normaux, subsistent dans les limites de la « confiance mutuelle ».

Mais que faire, si les rapports entre l’avant-garde et la classe, si la confiance entre le parti et la classe subissent une atteinte ? Que faire si le parti lui-même commence, d’une façon ou de l’autre, à s’opposer à la classe en détruisant la base de ses rapports rationnels avec cette dernière, en détruisant la « confiance mutuelle » ? De pareils cas sont-ils possibles ?

Oui, ils le sont, si le parti commence à fonder son autorité dans les masses non pas sur le travail et la confiance, mais sur ses droits « illimités », si sa politique est nettement erronée, s’il ne veut pas voir son erreur et la corriger, s’il a une politique juste en général, mais si les masses ne sont pas encore prêtes à se l’assimiler, s’il ne sait pas ou ne veut pas attendre pour donner aux masses la possibilité de se convaincre par leur propre expérience de la justesse de sa politique.

L’histoire de notre parti présente une série de cas de ce genre.

Différents groupes et fractions dans notre parti ont dégénéré et se sont désagrégés parce qu’ils avaient violé une de ces trois conditions, ou même toutes les trois à la fois.

Mais il ne s’ensuit pas qu’on ne puisse pas opposer avec justesse la dictature du prolétariat à la « dictature » (direction) du parti dans les cas suivants :

1° Dans le cas où, par dictature du parti vis-à-vis de la classe ouvrière, on entend, comme Lénine, non pas la dictature dans le sens propre de ce mot (« pouvoir s’appuyant sur la violence »), mais le rôle dirigeant du parti excluant la violence envers la classe dans son ensemble, envers sa majorité ;

2° Dans le cas où le parti a des raisons d’être réellement le dirigeant de la classe, c’est-à-dire dans le cas où sa politique est juste, conforme aux intérêts de la classe ;

3° Dans le cas où la classe accepte en majorité cette politique, se l’assimile, se convainc, grâce au travail du parti, de l’exactitude de cette politique, a confiance dans le parti et le soutient.

La violation de ces conditions provoque infailliblement un conflit entre le parti et la classe, une scission entre eux et les oppose l’un à l’autre.

Peut-on imposer par la force à la classe le rôle dirigeant du parti ? Non, on ne peut le faire. En tout cas, une telle direction ne peut être durable.

Le parti, s’il veut rester le parti du prolétariat, doit savoir qu’il est avant tout et principalement le dirigeant, le guide, l’éducateur de la classe ouvrière. Nous ne devons pas oublier ce qu’a écrit à ce sujet Lénine dans sa brochure L’État et la révolution : En éduquant le parti ouvrier, le marxisme éduque l’avant-garde du prolétariat capable de prendre le pouvoir et de mener tout le peuple vers le socialisme, de diriger et d’organiser le nouveau régime, d’être l’éducateur, le dirigeant et le leader de tous les travailleurs et exploités dans l’organisation de leur vie sociale, sans la bourgeoisie et contre elle.

Peut-on considérer que le parti est le véritable dirigeant de la classe, si sa politique est fausse, si elle se heurte aux intérêts de la classe ? Naturellement non. En pareil cas le parti, s’il veut continuer à diriger, doit réviser sa politique, la rectifier, reconnaître son erreur et la réparer.

Pour confirmer cette thèse, on pourrait se référer à l’histoire de notre parti, à la période de l’abolition des réquisitions en nature : lorsqu’il vit que les masses ouvrières et paysannes étaient franchement mécontentes de notre politique, le parti révisa ouvertement et honnêtement cette politique.

Voici ce que disait Lénine au dixième congrès sur la question de l’abolition des réquisitions en nature et de l’introduction de la nouvelle politique économique : Nous ne devons rien dissimuler, nous devons dire franchement que les paysans sont mécontents des rapports qui se sont établis chez nous, qu’ils n’en veulent pas et qu’ils ne continueront pas à vivre ainsi. Cela est indubitable. Ils ont nettement exprimé leur volonté.

C’est celle de la grande masse de la population laborieuse. Nous devons en tenir compte et nous sommes des politiques suffisamment sensés pour dire franchement : révisons.

Le parti peut-il assumer l’initiative et la direction des actions décisives des masses pour la seule raison que sa politique est juste dans l’ensemble, quand cette politique n’a pas la confiance et l’appui de la classe, parce que, par exemple, elle est trop arriérée politiquement, ou quand le parti n’a pas su convaincre la classe de la justesse de sa politique, parce que les événements, par exemple, ne sont pas assez mûrs ?

Non. En pareil cas, le parti, s’il veut réellement diriger, doit savoir attendre ; il doit convaincre les masses de la justesse de sa politique, les aider à se convaincre par leur propre expérience de la justesse de cette politique.

Si le parti révolutionnaire, dit Lénine, n’a pas la majorité dans les détachements avancés des classes révolutionnaires et dans le pays, il ne peut être question d’insurrection.

Sans un changement dans les vues de la majorité de la classe ouvrière, la révolution est impossible ; or ce changement est produit par l’expérience politique des masses… L’avant-garde prolétarienne est conquise idéologiquement.

C’est l’essentiel. Sans cela, le premier pas vers la victoire est impossible. Mais, de là à la victoire, il y a encore loin. On ne vainc pas avec une avant-garde seulement. Jeter seulement l’avant-garde dans la bataille décisive, tant que toute la classe, tant que les larges masses n’accordent pas leur appui direct à l’avant-garde, ou tout au moins n’observent pas une neutralité bienveillante à son égard et ne sont pas complètement incapables de soutenir l’adversaire, ce serait non seulement stupide, mais criminel.

Mais pour que toute la classe, pour que les masses laborieuses et opprimées par le capital en arrivent à une telle position, la propagande et l’agitation sont insuffisantes. Il faut pour cela que ces masses acquièrent leur propre expérience politique.

On sait que notre parti a précisément agi ainsi pendant la période qui s’est écoulée depuis les thèses d’avril de Lénine jusqu’à l’insurrection d’octobre 1917. Et c’est parce qu’il a agi selon les indications de Lénine qu’il a gagné l’insurrection.

Telles sont les conditions essentielles des rapports mutuels justes entre l’avant-garde et la classe.

Que signifie diriger, si la politique du parti est juste et si les rapports entre l’avant-garde et la classe sont ce qu’ils doivent être ?

Diriger dans de telles conditions, c’est savoir convaincre les masses de la justesse de la politique du parti, c’est lancer et appliquer des mots d’ordre qui amènent les masses vers les positions du parti, c’est aider les masses à reconnaître par leur propre expérience la justesse de cette politique, c’est les élever au niveau du parti et s’assurer ainsi leur appui et leur participation à la lutte décisive.

C’est pourquoi la méthode de persuasion est la méthode principale par laquelle le parti doit exercer sa direction envers la classe.

Certes, dit Lénine, si en Russie même, après deux années et demie de victoires sans précédent sur la bourgeoisie russe et alliée, nous posions comme conditions d’admission au sein des syndicats la reconnaissance de la dictature du prolétariat, nous ferions une faute, nous diminuerions notre influence sur les niasses, nous ferions le jeu des mencheviks. Car toute la tâche des communistes est deconvaincre les autres travailleurs, de savoir travailler parmi eux et de ne pas se séparer d’eux par de puérils mots d’ordre de « gauche ».

(La maladie infantile du communisme, p. 55-56.)

Cela ne signifie pas naturellement que le parti doive convaincre tous les ouvriers jusqu’au dernier, qu’après cela seulement on puisse engager l’action. Cela signifie seulement qu’avant d’entreprendre une action politique décisive, le parti doit s’assurer, par un travail révolutionnaire de longue durée, l’appui de la majorité des masses ouvrières, ou tout au moins la neutralité bienveillante de la majorité de la classe.

Dans le cas contraire, la thèse de Lénine d’après laquelle la conquête de la classe ouvrière par le parti est une condition nécessaire à la victoire de la révolution, serait dénuée de tout sens.

Alors, que faire avec la minorité si elle ne se soumet pas volontairement à la volonté de la majorité ? Le parti peut-il et doit-il obliger la minorité à se soumettre à la volonté de la majorité s’il a la confiance de la majorité ? Oui, il le peut et il le doit. Le parti assure sa direction par la méthode de persuasion, qui est sa principale méthode d’action sur les masses.

Mais l’emploi de cette méthode, loin d’exclure la contrainte, la présuppose si cette contrainte a comme base la confiance de la majorité de cette classe et si elle s’applique à la minorité après que l’on a su convaincre la majorité. Il faudrait rappeler les discussions qui eurent lieu dans notre parti à propos de la question syndicale. En quoi consistait alors l’erreur de l’opposition ? Est-ce en ce qu’elle considérait alors la contrainte comme possible ?

Non. L’opposition faisait erreur parce que, n’étant pas en état de convaincre de la justesse de sa position la majorité, dont elle avait perdu la confiance, elle voulait néanmoins appliquer la contrainte et insistait pour éliminer de leurs postes les hommes en qui la majorité avait confiance.Voici ce que disait alors Lénine au dixième congrès du parti dans son discours sur les syndicats :

Pour faire régner la confiance dans les rapports entre l’avant-garde de la classe ouvrière et la classe ouvrière, il fallait, si le C. C. des transports avait commis une erreur… la réparer.

Mais lorsque l’on commence à défendre cette erreur, cela devient la source d’un danger politique. Si l’on n’avait pas fait le maximum possible dans le sens de la démocratie en tenant compte de l’état d’esprit que Koutouzov exprime ici, nous serions arrivés à un krach politique. Avant tout nous devons convaincre et, ensuite, contraindre. Nous devons à tout prix convaincre et, ensuite, contraindre. Nous n’avons pas su convaincre les masses et nous nous sommes écartés des rapports qui doivent exister entre l’avant-garde et les masses.

Lénine dit la même chose dans sa brochure sur les syndicats : Nous avons employé rationnellement et avec succès la contrainte, lorsque nous avons su d’abord lui donner la persuasion pour base.

Cela est parfaitement exact. Car, sans ces conditions, il est impossible d’exercer aucune direction. Car, de cette façon seulement, on peut assurer l’unité d’action dans le parti, s’il s’agit du parti, l’unité d’action de la classe, s’il s’agit de la classe dans son ensemble. Sans cela, c’est la scission, la débâcle, la décomposition dans les rangs de la classe ouvrière.

Telles sont en somme les bases pour une direction juste du parti.

Toute autre conception de la direction, c’est du syndicalisme, de l’anarchisme, du bureaucratisme ; c’est tout ce qu’on voudra, mais ce n’est pas du bolchévisme, ce n’est pas du léninisme.

On ne peut opposer le rôle dirigeant (« dictature ») du parti à la dictature du prolétariat si des rapports justes existent entre le parti etla classe ouvrière, entre l’avant-garde et les masses ouvrières. Mais il s’ensuit qu’on ne peut, à plus forte raison, identifier le parti à la classe ouvrière, le rôle dirigeant (« dictature ») du parti à la dictature de la classe ouvrière.

Se basant sur le fait qu’on ne saurait opposer la « dictature » du parti à la dictature du prolétariat, le camarade Sorine en est arrivé à la conclusion erronée que « la dictature du prolétariat est la dictature de notre parti ».

Mais Lénine ne dit pas seulement qu’une telle opposition est inadmissible. Il dit aussi qu’opposer « la dictature des masses à la dictature des leaders » est inadmissible.

Peut-on se baser là-dessus pour identifier la dictature des leaders à celle du prolétariat ? En continuant dans cette voie, on devrait dire que « la dictature du prolétariat est celle de nos leaders ». C’est à cette absurdité que l’on aboutit « logiquement » si l’on identifie la « dictature » du parti et celle du prolétariat.

Quelle est l’opinion de Zinoviev à ce sujet ?

Zinoviev, au fond, s’en tient au même point de vue que Sorine, qui identifie la « dictature » du parti et celle du prolétariat, avec cette seule différence que Sorine s’exprime plus nettement et plus franchement, tandis que Zinoviev « tourne autour du pot ».

Il suffit pour s’en convaincre de lire le passage suivant du livre de Zinoviev, Le léninisme :

Qu’est­ce que le régime existant en U. R. S. S. du point de vue de sa nature de classe ? C’est la dictature du prolétariat. Quel est le ressort direct du pouvoir en U. R. S. S. ? Qui réalise le pouvoir de la classe ouvrière ? Le parti communiste. Dans ce sens, nous avons chez nous la dictature du parti. Quelle est la forme juridique du pouvoir en U.

R. S. S. ? Quel est le nouveau type d’État créé par la révolution d’Octobre ? C’est le système soviétiste. L’un ne contredit nullement l’autre.Que l’un ne contredise pas l’autre, c’est évidemment exact, si l’on entend, par dictature du parti vis-à-vis de la classe ouvrière dans son ensemble, la direction assumée par le parti.

Mais comment peut-on, en se basant là-dessus, mettre le signe = entre dictature du prolétariat et « dictature » du parti, entre système soviétiste et « dictature » du parti ?

Lénine identifiait le système des soviets à la dictature du prolétariat ; il avait raison, car les soviets, nos soviets, sont une organisation unissant les masses laborieuses autour du prolétariat sous la direction du parti. Mais quand, où, dans quel ouvrage Lénine a-t-il mis le signe = entre « dictature » du parti et dictature du prolétariat, entre « dictature » du parti et système soviétiste, comme le fait maintenant Zinoviev ?

La direction (« dictature ») du parti, non plus que la direction («dictature ») des leaders, n’est pas en contradiction avec la dictature du prolétariat. Va-t-on, en se basant là-dessus, proclamer que notre pays est un pays de dictature du prolétariat, c’est-à-dire un pays de dictature du parti, c’est-à-dire un pays de dictature des leaders ?

C’est à cette sottise qu’aboutit le « principe » de l’identification de la « dictature » du parti et de la dictature du prolétariat, principe que soutient en catimini et sans hardiesse le camarade Zinoviev.

Dans ses nombreux ouvrages, Lénine, autant que j’aie pu le constater, ne touche que cinq fois à la question de la dictature du parti.

La première fois, c’est dans sa polémique avec les s.-r. Et les menchéviks où il dit :

Quand on nous reproche la dictature d’un parti unique et qu’on nous propose, comme vous l’avez entendu, le front socialiste unique, nous disons : « Oui, la dictature d’un seul parti ! Nous sommes sur ce terrain et nous n’en sortirons pas, car c’est la dictature du parti qui,au cours de dizaines d’années, a conquis la place d’avant­garde de tout le prolétariat industriel ».

La deuxième fois, c’est dans sa « Lettre aux ouvriers et aux paysans au sujet de la victoire de Koltchak », où il dit :

On cherche (particulièrement les menchéviks et les s.-r., tous, même les plus gauches d’entre eux) à effrayer les paysans par l’épouvantail de la « dictature d’un seul parti », du parti des bolcheviks­ communistes. L’exemple de Koltchak a appris aux paysans à ne pas craindre cet épouvantail. Ou bien la dictature (c’est-à-dire un pouvoir de fer) des seigneurs terriens et des capitalistes, ou bien la dictature de la classe ouvrière.

La troisième fois, c’est dans son discours précité au deuxième congrès de l’I.C., au cours de sa polémique avec Tenner.

La quatrième fois, c’est dans la brochure La maladie infantile du communisme, dont j’ai cité plus haut des extraits.

La cinquième fois, c’est dans son ébauche de schéma sur la dictature du prolétariat, ébauche publiée dans le tome III du Recueil de Lénine, sous le titre : « La dictature d’un seul parti. » II faut noter que, dans deux cas sur cinq, dans le premier et le deuxième, Lénine met entre guillemets les mots de « dictature d’un seul parti », afin de bien marquer que cette expression est inexacte, qu’elle est prise au figuré.

Il faut remarquer également que, dans tous les cas, par « dictature du parti » sur la classe ouvrière, Lénine entend non pas la dictature au sens propre du mot (« pouvoir s’appuyant sur la violence »), mais la direction exercée par le parti.

Il est caractéristique que, dans aucun de ses ouvrages principaux ou secondaires où il traite ou parle simplement de la dictature duprolétariat et du rôle du parti dans ce système de dictature, Lénine ne dit, même sous une forme voilée, que la dictature du prolétariat est la dictature de notre parti. Au contraire, chaque page, chaque ligne de ces ouvrages est une protestation contre une pareille formule.

(Voir L’État et la révolution, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, La maladie infantile du communisme, etc.)

Il est encore plus caractéristique que, dans les thèses du deuxième congrès de l’I. C. sur le rôle du parti politique, thèses élaborées sous la direction immédiate de Lénine, qui les considérait comme un modèle de formule exacte du rôle et des tâches du parti et qui s’y référait fréquemment dans ses discours, on ne trouve pas un seul mot sur la dictature du parti.

Comme on le voit :

a) Lénine ne considérait pas la formule de « dictature du parti » comme irréprochable, exacte ; c’est pourquoi il l’emploie très rarement dan ses ouvrages et, lorsqu’il l’emploie, il la met parfois entre guillemets ;

b) Dans les cas, peu nombreux, où Lénine fut obligé, dans sa polémique avec des adversaires, de parler de dictature du parti, il expliqua le plus souvent que, par dictature du parti vis-à-vis de la classe ouvrière, il fallait entendre la direction exercée par le parti ;

c) Dans tous les cas où Lénine jugeait nécessaire de définir le rôle scientifique du parti dans la dictature du prolétariat, il parlait exclusivement du rôle dirigeant du parti (ces cas sont légion) ;

d) C’est pourquoi Lénine « n’a pas pensé » à introduire dans sa résolution essentielle sur le rôle du parti (résolution du deuxième congrès de l’I.C.) la formule de « dictature du parti » ; e) C’est s’écarter du léninisme et faire preuve d’aveuglement politique que d’identifier ou tenter d’identifier la « dictature » du parti, et, partant, « la dictature des chefs », à la dictature du prolétariat, car c’est porter atteinte aux rapports qui doivent exister entre l’avant-garde et la classe.A plus forte raison, la formule « dictature du parti » employée sans les réserves citées plus haut peut-elle être la cause de nombreux dangers et erreurs politiques dans notre travail pratique. Par cette formule, prise sans réserves, on a l’air de dire :

a) Aux masses sans parti : Ne venez pas nous contredire, n’essayez pas de discuter, car le parti peut tout faire ; nous avons la dictature du prolétariat ;

b) Aux membres du parti : Agissez plus hardiment, serrez la vis, vous pouvez ne pas faire attention à la voix des sans-parti ; nous avons la dictature du parti ;

c) Aux cadres du parti : Nous pouvons nous permettre le luxe de la suffisance, nous pouvons même friser l’insolence, car nous avons la dictature du parti et, « partant », la dictature des leaders.

Maintenant précisément, il convient de rappeler ces dangers dans la période où l’activité politique des masses augmente et où il faut que notre parti soit extrêmement attentif à la voix et aux besoins des masses et qu’il fasse preuve de la plus grande prudence et de la plus grande souplesse politique, car s’il donnait dans la présomption, la direction qu’il doit assumer à l’égard des masses serait sérieusement compromise.

Il faut se rappeler les paroles de Lénine au deuxième congrès de notre parti :

Dans la masse populaire, nous (communistes) ne sommes qu’une goutte d’eau et nous ne pouvons diriger que lorsque nous exprimons exactement ce dont le peuple a conscience. Sans cela, le parti communiste ne mènera pas le prolétariat, et le prolétariat ne mènera pas les masses à sa suite ; toute la machine s’effondrera.

Exprimer exactement ce dont le peuple a conscience, c’est précisément la condition indispensable qui assure au parti le rôle honorable de force dirigeante principale dans la dictature du prolétariat.

6. La question de la victoire du socialisme dans un seul pays

Dans la brochure Les bases du léninisme (avril 1924), il existe deux formules sur la question de la victoire du socialisme dans un seul pays.

La première formule est la suivante :

Auparavant, on considérait que la victoire de la révolution dans un seul pays était impossible car, disait-on, pour vaincre la bourgeoisie, il faut l’action combinée des prolétaires de la totalité ou, tout au moins, de la majorité des pays avancés.

Ce point de vue ne correspond plus à la réalité. Il faut maintenant partir de la possibilité de la victoire sur la bourgeoisie dans un seul pays, car le développement inégal, saccadé des pays capitalistes sous l’impérialisme, l’aggravation des contradictions internes de l’impérialisme, qui aboutissent fatalement à des guerres, la croissance du mouvement révolutionnaire dans tous les pays du globe entraînent non seulement la possibilité, mais la nécessité de la victoire du prolétariat dans des pays isolés.

Cette thèse est parfaitement exacte et tout commentaire est inutile.

Elle est dirigée contre la théorie social-démocrate, qui estime que la prise du pouvoir par le prolétariat dans un seul pays, sans révolution victorieuse et simultanée dans les autres pays, est une utopie.

Mais la brochure Les bases du léninisme contient une seconde formule. La voici :

Mais renverser le pouvoir de la bourgeoisie et instaurer celui du prolétariat dans un seul pays, ce n’est pas encore assurer la victoire complète du socialisme. La tâche principale : l’organisation de la production socialiste, est encore à accomplir. Peut-on en venir à bout, peut-on obtenir le triomphe définitif du socialisme dans unpays sans les efforts combinés des prolétaires de plusieurs pays avancés ?

Certes, non. Pour renverser la bourgeoisie, il suffit des efforts d’un seul pays : c’est ce que nous montre l’histoire de notre révolution.

Pour le triomphe définitif du socialisme, l’organisation de la production socialiste, il ne suffit pas des efforts d’un seul pays, particulièrement d’un pays rural par excellence comme la Russie : il faut les efforts des prolétaires de plusieurs pays avancés.

Cette deuxième formule était dirigée contre les critiques du léninisme, contre les trotskistes, qui déclaraient que la dictature du prolétariat dans un seul pays, sans la victoire du prolétariat dans les autres pays, ne peut « tenir contre l’Europe conservatrice ».

Alors (avril 1924) cette formule était suffisante et elle a été d’une certaine utilité.

Mais, par la suite, lorsque la critique du léninisme sur ce point fut surmontée dans le parti et lorsqu’une nouvelle question se présenta, celle de la possibilité de la réalisation intégrale du socialisme par les seul moyens de notre pays, sans l’aide de l’extérieur, la seconde formule s’avéra nettement insuffisante et, par suite, inexacte.

En quoi consiste l’insuffisance de cette formule ?

En ce qu’elle lie en une seule question deux questions différentes : celle de la possibilité de l’édification du socialisme dans un seul pays, à laquelle on doit répondre par l’affirmative, et celle de savoir si un pays où existe la dictature du prolétariat peut se considérer comme complètement garanti contre l’intervention et, par conséquent, contre la restauration de l’ancien régime, sans la victoire de la révolution dans différents autres pays, à quoi l’on doit répondre négativement.

J’ajoute que cette formule peut faire penser que l’organisation de la société socialiste par les forces d’un seul pays est impossible, ce qui, naturellement, est faux.

Me basant là-dessus, j’ai modifié et rectifié cette formule dans ma brochure La révolution d’Octobre et la tactique des communistes russes (décembre 1924) en décomposant la question en question de la garantie complète contre la restauration du régime bourgeois et en question de la possibilité de réaliser intégralement le socialisme dans un seul pays.

J’y suis arrivé, premièrement, en traitant la « victoire complète du socialisme » comme « garantie complète contre la restauration de l’ancien régime », garantie possible seulement avec « les efforts conjugués des prolétaires de tous les pays », et, deuxièmement, en proclamant cette vérité indubitable, exprimée dans la brochure de Lénine sur la coopération, que nous possédons tout ce qui est nécessaire pour édifier une société socialiste intégrale (v. La révolution d’Octobre et la tactique des communistes russes).

Cette nouvelle façon de formuler la question a été mise à la base de la résolution adoptée par la 14 e conférence du parti et intitulée « Des tâches de l’Internationale communiste et du P. C. R. », résolution qui examine le problème de la victoire du socialisme dans un seul pays en liaison avec la stabilisation du capitalisme (avril 1925) et qui estime que l’édification du socialisme par les forces de notre pays est possible et nécessaire.

Elle a servi de base à ma brochure Résumé des travaux de la quatorzième conférence du parti, éditée par les soins de cette conférence en mai 1925.

Voici ce qui est dit dans cette brochure sur la façon de poser la question de la victoire du socialisme dans un seul pays : Notre pays présente deux groupes de contradictions. L’un comprend les contradictions internes existant entre le prolétariat et de la paysannerie [il s’agit ici de l’édification du socialisme dans un seul pays] ; l’autre comprend les contradictions extérieures existant entrenotre pays, en tant que pays du socialisme, et tous les autres pays, en tant que pays du capitalisme [il s’agit ici de la victoire définitive du socialisme]…

Confondre le premier groupe de contradictions, qu’un seul pays est parfaitement capable de surmonter par ses propres forces, avec le second groupe de contradictions, qui exigent pour leur solution les efforts des prolétaires de plusieurs pays, c’est commettre une erreur grossière envers le léninisme, c’est être un confusionniste ou un opportuniste incurable.

En ce qui concerne la victoire du socialisme dans notre pays, la brochure dit :

Nous pouvons édifier le socialisme, et nous l’édifierons avec les paysans, sous la direction de la classe ouvrière… car, en régime de dictature du prolétariat, nous avons… toutes les données nécessaires pour réaliser intégralement le socialisme en surmontant toutes les difficultés intérieures, car nous pouvons et nous devons les surmonter par nos propres forces.

Voici maintenant ce qui est dit, dans cette même brochure, sur la question de la victoire définitive du socialisme :

La victoire définitive du socialisme donne une garantie complète contre des tentatives d’intervention et, par conséquent, toute tentative tant soit peu sérieuse de restauration ne peut avoir lieu qu’avec l’appui de l’extérieur, qu’avec l’appui du capital international.

C’est pourquoi, le soutien de notre révolution par les ouvriers de tous les pays et, à plus forte raison, la victoire de ces ouvriers, ne fut-ce que dans quelques pays, est la condition nécessaire d’une garantie complète du premier pays victorieux contre les tentatives d’intervention et de restauration, ainsi que de la victoire définitive du socialisme.Il me semble que c’est clair.

C’est dans le même esprit que cette question est traitée dans ma brochure Questions et réponses (juin 1925) et dans le compte rendu politique du C. C. au quatorzième congrès du P. C. de l’U. R. S. S.

Tels sont les faits.

Ces faits sont connus de tous, et aussi, je l’espère, du camarade Zinoviev.

Si maintenant, après deux années, après la lutte idéologique au sein du parti et après la résolution prise à la quatorzième conférence du parti (avril 1925), Zinoviev trouve possible de nous servir au quatorzième congrès (décembre 1925) la vieille formule, absolument insuffisante, de ma brochure écrite en avril 1924, comme base pour la solution d’une question déjà résolue (celle de la victoire du socialisme dans un seul pays), ce procédé particulier de Zinoviev prouve seulement qu’il s’est embrouillé définitivement dans cette question.

Tirer le parti en arrière, après qu’il est allé de l’avant, ignorer la résolution de la quatorzième conférence du parti, après qu’elle a été confirmée par l’assemblée plénière du C. C, c’est s’enliser dans des contradictions, ne pas croire à l’édification du socialisme, se détourner de la voie de Lénine et avouer sa propre défaite.

Qu’est-ce que la possibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays ?

C’est la possibilité de résoudre les contradictions qui existent entre le prolétariat et les paysans par les forces intérieures de notre pays, c’est la possibilité de la prise du pouvoir par le prolétariat et de son utilisation pour l’édification d’une société socialiste intégrale dans notre pays, avec la sympathie et l’appui des prolétaires des autres pays, mais sans la victoire préalable de la révolution prolétariennedans ces pays.

Sans une telle possibilité, l’édification du socialisme est dénuée de perspectives, c’est une édification sans la certitude d’édifier le socialisme. Il est impossible d’édifier le socialisme sans être certain qu’on peut le faire, sans être certain que la technique arriérée de notre pays n’est pas un obstacle insurmontable dans cette voie. Nier cette possibilité, c’est ne pas avoir foi dans l’établissement du socialisme, c’est s’écarter du léninisme.

Qu’est-ce que l’impossibilité de la victoire définitive du socialisme dans un seul pays sans la victoire de la révolution dans d’autres pays ?

C’est l’impossibilité d’une garantie complète contre l’intervention et, partant, contre la restauration du régime bourgeois sans la victoire de la révolution, tout au moins dans une série de pays. Nier cette thèse indiscutable, c’est se détourner de l’internationalisme, c’est se détourner du léninisme.

Nous vivons, dit Lénine, non seulement dans un Etat, mais dans un système d’Etats, et l’existence de la République soviétique à côté d’État impérialistes n’est pas possible pendant une longue durée.

Finalement, l’un ou l’autre doit vaincre.

En attendant ce dénouement, des chocs terribles entre la République des Soviets et les Etats bourgeois sont inévitables. Cela signifie que le prolétariat en tant que’ classe dominante, si tant est qu’il veuille dominer et qu’il domine, doit prouver également sa domination par son organisation militaire.

Nous sommes en présence, dit Lénine, d’un équilibre qui est au plus haut point instable, mais qui n’en est pas moins indubitable, indiscutable. Est-ce pour longtemps, je l’ignore et je pense qu’il est impossible de le savoir. C’est pourquoi, une extrême prudence est nécessaire de notre part. Et le premier précepte de noire politique, la première leçon qui découle de noire activité gouvernementale pendant cette dernière année et que chaque ouvrier pays doit s’assimiler, c’est de nous tenir sur nos gardes, de nous rappeler que nous sommes entourés de gens, de classes, de gouvernements, qui ouvertement expriment la haine acharnée qu’ils ont contre nous. Il faut se rappeler que nous sommes toujours à un cheveu d’une intervention.

Je crois que c’est clair.

Comment Zinoviev conçoit-il la question de la victoire du socialisme dans un seul pays ?

Par victoire définitive du socialisme, dit Zinoviev, il faut comprendre, tout au moins : 1° l’abolition des classes et, partant, 2° l’abolition de la dictature d’une classe, en l’occurrence celle du prolétariat…

Pour mieux se rendre compte de la façon dont la question se pose chez nous en U. R. S. S., en 1925, il faut distinguer deux choses : tout d’abord la possibilité assurée d’édifier le socialisme — une telle possibilité, évidemment, est parfaitement concevable dans les limites d’un seul pays — ; ensuite l’établissement et la consolidation définitive du socialisme, c’est-à-dire la réalisation du régime socialiste, de la société socialiste. (V. Le léninime, édition russe, pages 291 et 293.)

Que peut signifier tout cela ?

Que Zinoviev entend, par victoire définitive du socialisme dans un seul pays, non pas la garantie contre l’intervention et la restauration, mais la possibilité d’établir le socialisme.

Par victoire du socialisme dans un seul pays, Zinoviev entend une édification du socialisme qui ne peut pas et ne doit pas aboutir au

socialisme. Construction au hasard sans perspectives, édification du socialisme sans possibilité d’édifier une société socialiste, telle est la position de Zinoviev.

Edifier le socialisme sans avoir la possibilité de l’édifier, construire en sachant qu’on n’y arrivera pas, voilà les incohérences auxquelles est arrivé Zinoviev.

C’est là plaisanter sur la question, mais non la résoudre ! Voici encore un passage du dernier discours prononcé par Zinoviev au quatorzième congrès du parti :

Voyez, par exemple, ce que le camarade Yakovlev est arrivé à dire à la dernière conférence de l’organisation du gouvernement de Koursk.

« Pouvons-nous, dit-il, alors que nous sommes entourés de tous côtés par des ennemis capitalistes, établir le socialisme dans un seul pays ? » Et il répond : « Nous basant sur tout ce qui a été dit, nous sommes en droit de dire que non seulement nous édifions le socialisme, mais que, quoique nous soyons encore le seul pays soviétiste, le seul Etat soviétiste au monde, nous édifierons ce socialisme. » Est-ce là la façon léniniste de poser la question, n’y a-t-il pas là un relent de nationalisme étroit ?

Ainsi, d’après Zinoviev, reconnaître la possibilité d’établir le socialisme dans un seul pays, c’est se rallier au nationalisme étroit, et nier cette possibilité, c’est se conformer à l’internationalisme.

Mais s’il en est ainsi, est-ce la peine de lutter pour vaincre les éléments capitalistes de notre économie ? Ne s’ensuit-il pas qu’une telle victoire est impossible ?

Capitulation devant les éléments capitalistes de notre économie, voilà où aboutit la logique interne de l’argumentation de Zinoviev.

Cette absurdité, qui n’a rien de commun avec le léninisme, nous estprésentée par Zinoviev comme de l’ « internationalisme », comme

du léninisme à 100 % » ! J’affirme que, dans la question essentielle de l’édification du socialisme, Zinoviev s’écarte du léninisme et glisse vers le point de vue du menehévik Soukhanov.

Reportons-nous à Lénine. Voici ce qu’il disait sur la victoire du socialisme dans un seul pays, bien avant la révolution d’Octobre, en août 1915 :

L’irrégularité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il en résulte que la victoire du socialisme est possible au début dans quelques pays, ou même dans un seul pays capitaliste, pris séparément.

Le prolétariat vainqueur de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se soulèverait contre le restant du monde capitaliste, s’attacherait les classes opprimées des autres pays en les poussant à s’insurger contre les capitalistes, interviendrait même au besoin par la force année contre les classes d’exploiteurs et leurs Etats.

Que signifient ces mots de Lénine : « après avoir organisé chez lui la production socialiste » ? Ils signifient que le prolétariat vainqueur dans un pays peut et doit organiser chez lui la production socialiste après la prise du pouvoir. Et qu’est­ce que « organiser la production socialiste »? C’est édifier une société socialiste. Cette thèse nette et précise de Lénine n’a pas besoin de commentaires. S’il en était autrement, les appels de Lénine à la prise du pouvoir par le prolétariat en octobre 1917 seraient incompréhensibles.

On le voit, cette thèse précise de Lénine est bien différente de la « thèse » embrouillée et antiléniniste de Zinoviev, qui dit que nous pouvons édifier le socialisme « dans les limites d’un seul pays » malgré l’impossibilité de l’édifier.Cette thèse, Lénine l’a énoncée en 1915, avant la prise du pouvoir par le prolétariat. Mais peut-être a-t-il changé d’opinion après la prise du pouvoir en 1917 ? Voyons la brochure que Lénine écrivit sur la coopération en 1923.

En effet, dit Lénine, dès lors que le pouvoir est entre les mains de la classe ouvrière et que tous les moyens de production appartiennent à cet Etat, il ne reste vraiment plus qu’à faire entrer dans la coopération l’universalité de la population…

Ne sont-ce pas là toutes les conditions nécessaires pour édifier au moyen de la coopération, de la coopération seulement, que nous traitions autrefois de mercantile et que nous pouvons avec un certain droit traiter de même aujourd’hui sous la Nep, la société socialiste intégrale ? Ce n’est pas encore la société socialiste, mais c’est tout ce qui est nécessaire et suffisant pour l’édifier.

Autrement dit, nous pouvons et devons réaliser le socialisme intégral, car nous avons à notre disposition tout ce qui est nécessaire et suffisant pour cette réalisation.

Je crois qu’il est difficile de s’exprimer plus clairement.

Comparez cette thèse classique de Lénine à la réplique antiléniniste de Zinoviev à Yakovlev et vous comprendrez que Yakovlev n’a fait que répéter les paroles de Lénine sur la possibilité d’établir le socialisme dans un seul pays, tandis que Zinoviev, s’élevant contre cette thèse et fustigeant Yakovlev, s’écarte de Lénine et adopte le point de vue du menchévik Soukhanov, selon lequel il est impossible d’édifier le socialisme dans notre pays par suite de l’état arriéré de sa technique.

Mais alors, dans quel but avons-nous pris le pouvoir en octobre 1917, si nous ne comptions pas édifier le socialisme ? Il ne fallait pas prendre le pouvoir en octobre 1917. Telle est la logique qui découle des arguments de Zinoviev.

J’affirme ensuite que, dans la question essentielle de la victoire du socialisme, Zinoviev est allé contre les décisions très nettes de notre parti, décisions consignées dans la résolution adoptée à la quatorzième conférence et intitulée : « Des tâches de l’Internationale communiste et du P. C. R. en liaison avec l’Exécutif élargi ».

Voyons cette résolution. Voici ce qui y est dit sur la victoire du socialisme dans un seul pays :

L’existence de deux systèmes sociaux complètement opposés est une menace constante de blocus capitaliste, d’autres formes se pression économique, d’intervention militaire, de restauration. L’unique garantie de la victoire définitive du socialisme, c’est-à-dire la garantie contre la restauration, est, par suite, la victoire de la révolution socialiste dans une série de pays…

Le léninisme enseigne que la victoire définitive du socialisme dans le sens d’une garantie complète contre la restauration des rapports bourgeois n’est possible qu’à l’échelle internationale… Il ne s’ensuit pas qu’il soit impossible d’établir une société socialiste intégrale dans un pays aussi arriéré que la Russie sans « l’aide des Etats » (Trotsky) des pays plus développés au point de vue technique et économique.

On le voit, la résolution, contrairement à la thèse exposée par Zinoviev dans son ouvrage Le léninisme, considère la victoire définitive du socialisme comme la garantie contre l’intervention et la restauration.

La résolution reconnaît la possibilité de réaliser la société socialiste intégrale dans un pays aussi arriéré que la Russie, sans « l’aide des Etats » des pays techniquement et économiquement plus développés, contrairement à l’opinion exprimée par Zinoviev lorsqu’il prend à partie Yakovlev dans son discours au quatorzième congrès du parti.N’est-ce pas là, de la part de Zinoviev, une lutte contre les résolutions de la quatorzième conférence du parti ? Certes, il arrive que les résolutions du parti contiennent des erreurs.

Il est possible que la résolution de la quatorzième conférence du parti en contienne quelques­unes. Il est possible que Zinoviev considère cette résolution comme erronée ; Mais alors, il faut le dire clairement et ouvertement, comme il sied à un bolchevik.

Pourtant, ce n’est pas ce que fait Zinoviev. Il préfère Un autre moyen : attaquer par derrière la résolution de la quatorzième conférence du P. C. sans en parler et sans la critiquer ouvertement.

Apparemment cette voie lui semble la meilleure pour arriver à son but. Or, il n’a qu’un but : « améliorer » la résolution et « rectifier » quelque peu Lénine. Il n’est guère besoin de prouver que Zinoviev s’est trompé dans ses calculs.

D’où provient l’erreur de Zinoviev, quelle en est la source ? Il faut, me semble-t-il, chercher la source de cette erreur dans le fait que Zinoviev est certain que la technique arriérée de notre pays est un obstacle insurmontable à l’édification de la société socialiste intégrale, que le prolétariat ne peut édifier le socialisme par suite de la technique arriérée de notre pays.

Zinoviev et Kaménev tentèrent d’exposer ces arguments à l’une des séances du C. C. du parti avant la conférence d’avril du P. C.

Mais ils se heurtèrent à une vigoureuse résistance et durent battre en retraite en se soumettant formellement au point de vue de la majorité du C. G. Mais, tout en se soumettant extérieurement, Zinoviev n’a cessé de lutter contre ce point de vue (v. son ouvrage Le léninisme et sa réplique au quatorzième congrès du parti).

Voici ce que dit sur cet « incident » le comité de Moscou dans sa réponse à la lettre de l’organisation de Léningrad :

Il n’y a pas très longtemps, Kaménev et Zinoviev soutenaient auBureau politique que nous ne pourrions surmonter les difficultés

intérieures dues à l’état arriéré de notre technique et de notre économie, si la révolution internationale ne nous venait pas en aide.

Avec la majorité du C. C, nous estimons que nous pouvons réaliser et que nous réaliserons le socialisme, malgré notre technique arriérée. Cette réalisation ira, évidemment, beaucoup plus lentement que si la révolution triomphait dans les autres pays ; néanmoins, nous allons et nous continuerons d’aller de l’avant. Nous considérons que le point de vue de Kaménev et de Zinoviev exprime leur scepticisme à l’égard des forces de notre classe ouvrière et des masses paysannes qui la suivent. Nous estimons que c’est là une déviation de la position léniniste.

Ce document a paru dans la presse au moment des premières séances du quatorzième congrès du parti. Certes, Zinoviev avait la possibilité de s’élever contre ce document au congrès. Fait caractéristique, ni lui ni Kaménev n’ont trouvé d’arguments contre cette grave accusation lancée contre eux par le Comité moscovite de notre parti. Est-ce là le fait du hasard ? J’estime que non.

L’accusation, à n’en pas douter, était fondée. Zinoviev et Kaménev y ont « répondu » par le silence, car il leur était impossible de se justifier.

La nouvelle opposition se froisse de ce qu’on accuse Zinoviev de ne pas croire à la réalisation du socialisme dans notre pays. Mais si, après une année d’examen de la question de la victoire du socialisme dans un seul pays, si après que le point de vue de Zinoviev a été rejeté par le Bureau politique du C. C. (avril 1925), si après que le parti a adopté sur cette question une opinion déterminée consignée dans la résolution de sa quatorzième conférence (avril 1925), si, après tout cela, disons-nous, Zinoviev se décide à intervenir dans son livre Le léninisme (septembre 1925) contre le point de vue du parti, puis intervient de nouveau au quatorzième congrès, comment expliquer cette obstination à soutenir son erreur, si ce n’est par le faitque Zinoviev ne croit pas, mais pas du tout, à la possibilité d’établir le socialisme dans notre pays ?

Libre à Zinoviev de considérer son incrédulité comme de l’internationalisme. Mais depuis quand considère-t-on chez nous comme de l’internationalisme une déviation du léninisme dans une question fondamentale ?

N’est-il pas plus exact de dire que ce n’est pas le parti, mais bien Zinoviev qui pèche contre l’internationalisme et la révolution mondiale ?

Car, qu’est-ce que notre pays « édifiant le socialisme », sinon la base de la révolution mondiale ? Mais peut-il être la véritable base de la révolution mondiale, s’il n’est pas capable d’édifier une société socialiste ?

Peut-il rester le formidable centre d’attraction qu’il représente pour les ouvriers de tous les pays, s’il n’est pas capable de vaincre les éléments capitalistes chez lui, de faire triompher le socialisme ? J’estime qu’il ne le peut pas.

Mais ne s’ensuit-il pas que, le manque de foi dans la victoire du socialisme, que la propagande de cette incrédulité aboutissent à détrôner notre pays en tant que base de la révolution mondiale, à affaiblir la révolution prolétarienne mondiale ?

Par quoi les social-démocrates éloignaient-ils les ouvriers de nous ? En leur répétant sans cesse : « Les Russes n’arriveront à rien ». Comment vainquons-nous les social-démocrates, maintenant que nous attirons chez nous de nombreuses délégations ouvrières et que nous renforçons ainsi les positions du communisme dans le monde entier ? Par nos succès dans l’édification du socialisme.

Mais n’est-il pas clair après cela que ceux qui prêchent le scepticisme à l’égard de nos progrès dans la réalisation dusocialisme, aident indirectement les social-démocrates, restreignent l’ampleur du mouvement révolutionnaire mondial, s’éloignent forcément de l’internationalisme ?…

Comme on le voit, l’ « internationalisme » de Zinoviev ne vaut pas mieux que son « léninisme à 100 % » dans la question de l’édification du socialisme dans un seul pays.

C’est pourquoi le XIV e congrès du P. C. a eu raison de définir les conceptions de la nouvelle opposition comme un « manque de foi dans la réalisation du socialisme » et comme une « dénaturation du léninisme ».

7. La lutte pour la réalisation du socialisme

Je pense que le manque de foi dans la réalisation du socialisme est l’erreur fondamentale de la nouvelle opposition. A mon avis, cette erreur est fondamentale parce que toutes les autres erreurs de la nouvelle opposition en découlent.

Ses erreurs sur la Nep, le capitalisme d’État, la nature de notre industrie socialiste, le rôle de la coopération) sous la dictature du prolétariat, les méthodes de lutte contre le koulak, le rôle et l’importance du paysan moyen sont la conséquence de son erreur première, c’est-à-dire de son incroyance à la possibilité d’établir une société socialiste par les seules forces de notre pays.

Qu’est-ce que manquer de foi en la réalisation du socialisme dans notre pays ?

C’est, avant tout, douter que la masse rurale fondamentale puisse, par suite des conditions spéciales du développement de notre pays, être amenée à participer à l’établissement du socialisme.En second lieu, c’est douter que le prolétariat de notre pays, qui détient les positions stratégiques de l’économie nationale, soit capable d’amener la masse fondamentale de la paysannerie à participer à l’établissement du socialisme.

Consciemment ou inconsciemment, c’est sur ces points que se base tacitement l’opposition dans ses thèses concernant les voies de notre développement.

Peut-on amener les masses fondamentales de la paysannerie soviétiste à participer à l’édification du socialisme ? La brochure Les bases du léninisme contient, à ce sujet, deux thèses principales :

En premier lieu, on ne saurait assimiler la paysannerie de l’Union des Républiques soviétiques à la paysannerie d’Occident.

Une paysannerie qui ‘ a traversé trois révolutions, qui a lutté contre le tsar et le pouvoir de la bourgeoisie avec le prolétariat et sous la direction de ce dernier, qui a reçu la terre et la paix grâce à la révolution prolétarienne et est devenue par suite une auxiliaire fidèle du prolétariat, est forcément différente d’une paysannerie qui a lutté pendant la révolution bourgeoise sous la direction de la bourgeoisie libérale, qui a reçu la terre des mains de cette bourgeoisie et est devenue, par suite, son appui.

Redevable de sa liberté à son alliance politique avec le prolétariat qui l’a soutenue de toutes ses forces, la paysannerie russe ne peut pas ne pas comprendre qu’il est également de son intérêt de collaborer étroitement avec ce dernier dans le domaine économique.

En second lieu, l’économie rurale russe ne saurait être assimilée à l’économie rurale d’Occident. Cette dernière se développe dans la ligne du capitalisme, amenant par suite la formation de domainesimmenses, parallèlement à des parcelles infimes, et une différenciation profonde de la paysannerie (grands propriétaires terriens, petits cultivateurs, journaliers agricoles). Il n’en est pas de même en Russie.

Dans son évolution, l’économie rurale ne peut y suivre cette voie, par le simple fait de l’existence du pouvoir soviétiste et de la nationalisation des principaux instruments et moyens de production.

Elle se développera par l’adhésion de la petite et de la moyenne paysannerie à la coopération, que soutiendra l’État en lui octroyant des crédits à des conditions favorables.

Dans ses articles sur la coopération, Lénine a indiqué avec justesse que cette dernière devrait désormais suivre une nouvelle voie ; qu’il fallait, par son intermédiaire, attirer la majorité des paysans à l’œuvre de l’organisation socialiste, inculquer graduellement à la population rurale les principes du collectivisme, tout d’abord dans le domaine de la vente, puis dans celui de la production des produits agricoles… Il est évident que la paysannerie s’engagera volontiers dans cette voie, qui la garantira de la restauration de la grande propriété foncière, de l’esclavage salarié, de la misère et de la ruine.

Ces thèses sont-elles justes ?

J’estime qu’elles sont d’une justesse indiscutables pour toute notre période d’édification sous le régime de la Nep.

Elles ne sont que l’expression de certaines thèses de Lénine sur le bloc ouvrier et paysan, sur l’incorporation des exploitations rurales au système socialiste du pays, sur la nécessité pour le prolétariat de marcher vers le socialisme de pair avec la masse fondamentale de la paysannerie, sur l’affiliation de millions de paysans à la coopération, affiliation qui ouvre une large voie au socialisme dans les campagnes, sur la croissance de notre industrie socialiste qui, « avec la simple croissance de la coopération, est identique chez nous au socialisme ».

En effet, par quelle voie doit et peut s’effectuer l’évolution de l’économie rurale dans notre pays ?

Les exploitations agricoles des paysans ne sont pas des exploitations capitalistes. Ce sont, pour la plupart, des exploitations de petite production marchande. Qu’est­ce qu’une exploitation de petite production marchande ?

C’est une exploitation qui se trouve à l’intersection des routes menant au capitalisme et au socialisme. Elle peut évoluer vers le capitalisme, comme c’est le cas actuellement dans les pays capitalistes, ou vers le socialisme, comme ce doit être le cas dans notre pays sous la dictature du prolétariat.

D’où provient cette instabilité, cette dépendance de l’exploitation paysanne ?

Elle s’explique par la dispersion et l’inorganisation des exploitations paysannes, par leur dépendance à l’égard de la ville, de l’industrie, du système de crédit, du caractère du pouvoir et, enfin, par le fait que la campagne suit et suivra la ville au point de vue matériel et culturel.

La voie capitaliste de développement de l’exploitation paysanne signifie que ce développement s’effectue par une profonde différenciation des paysans : d’un côté, d’immenses domaines ; de l’autre, la ruine des masses.

Cette évolution est inévitable dans les pays capitalistes, parce que la campagne, les exploitations agricoles dépendent de la ville, de l’industrie, de la concentration du crédit dans la ville, du caractère du pouvoir, et que c’est la bourgeoisie, l’industrie, le système des crédits et le pouvoir capitalistes qui régnent dans la ville.

Le développement de l’exploitation paysanne doit-il s’effectuer de la même façon dans notre pays, où la ville a un autre aspect, oùl’industrie se trouve entre les mains du prolétariat, où les transports, le système de crédit, le pouvoir politique sont aux mains du prolétariat, où la nationalisation des terres est une loi générale ? Naturellement, non. Comme, chez nous, c’est la ville qui dirige la campagne et qu’en ville c’est le prolétariat qui règne, qui détient les points stratégiques de notre économie, le développement de l’exploitation paysanne doit s’effectuer dans une autre voie, celle de l’édification du socialisme.

Quelle est cette voie ?

C’est la voie de l’incorporation de millions d’exploitations agricoles à la coopération, c’est l’union de ces exploitations disséminées autour de l’industrie socialiste, c’est l’introduction du collectivisme dans la campagne, tout d’abord par l’écoulement des produits agricoles et l’approvisionnement des paysans en produits de la ville, et, ensuite, par la production agricole.

Sous la dictature du prolétariat, cette voie devient de plus en plus inévitable, car la coopération pour la vente des produits pour l’approvisionnement et, enfin, pour le crédit et la production (associations agricoles), représente l’unique voie permettant d’élever le bien-être des campagnes, l’unique moyen de sauver les masses paysannes de la misère et de la ruine.

On dit que, chez nous, la paysannerie n’est pas socialiste par sa situation et que, par suite, elle est incapable de se développer dans le sens du socialisme. C’est exact. La paysannerie, par sa situation, n’est pas socialiste. Mais ce n’est pas un argument contre l’évolution de l’exploitation rurale vers le socialisme, s’il est prouvé que la campagne suit la ville et qu’en ville c’est l’industrie socialiste qui commande.

Au moment de la révolution d’Octobre, la paysannerie n’était pas non plus un élément socialiste par sa situation, et ne voulait nullement instaurer le socialisme dans le pays. Ce qu’elle voulaitsurtout, c’était la liquidation du pouvoir des grands propriétaires fonciers et la fin de la guerre. Néanmoins, elle suivit alors le prolétariat socialiste.

Pourquoi ?

Parce qu’alors le renversement de la bourgeoisie et la prise du pouvoir par le prolétariat socialiste représentaient l’unique moyen de sortir de la guerre impérialiste et d’obtenir la paix et que notre parti réussit alors à trouver le joint entre les intérêts spécifiques des paysans (renversement du propriétaire terrien, paix) et les intérêts généraux du pays (dictature du prolétariat) Et malgré son caractère non-socialiste, la paysannerie suivit alors le prolétariat socialiste.

Il en est de même de l’édification du socialisme et de la participation des paysans à cette édification. Le paysan n’est pas socialiste par sa situation.

Mais il doit absolument entrer dans la voie du socialisme, car il n’y a et il ne peut y avoir pour lui d’autre moyen de se sauver de la misère et de la ruine que de faire bloc avec le prolétariat, avec l’industrie socialiste, que de participer au développement socialiste par l’affiliation à la coopération.

Pourquoi par l’affiliation à la coopération ?

Parce que, par la coopération, « nous avons trouve ce degré de conciliation de l’intérêt commercial privé avec la vérification et le contrôle de l’État, ce degré de subordination de l’intérêt privé à l’intérêt général » qui est acceptable et avantageux pour le paysan et qui assure au prolétariat la possibilité d’amener la masse fondamentale de la paysannerie à participer à l’édification du socialisme.

C’est justement parce qu’il est de l’intérêt des paysans d’organiser l’écoulement de leurs marchandises et le ravitaillement de leurs exploitations en machines par l’intermédiaire de la coopération qu’ils doivent adhérer et adhéreront en masse à la coopération.Mais que signifie l’inclusion générale des exploitations paysannes dans la coopération sous l’hégémonie de l’industrie socialiste ?

Cela signifie que la petite économie paysanne marchande s’éloignera de la voie capitaliste, qui mène à la ruine en masse des paysans, pour s’engager dans la voie nouvelle de l’édification du socialisme.

Voilà pourquoi notre parti doit, en ce moment, lutter vigoureusement pour amener la masse fondamentale de la paysannerie à s’engager dans cette nouvelle voie de développement et à participer à l’édification du socialisme.

Aussi le XIV e congrès du P. C. de l’U. R. S. S. a-t-il eu raison de décider que « la méthode essentielle pour la réalisation du socialisme à la campagne consiste à attirer dans l’organisation corporative la masse fondamentale de la paysannerie et à assurer à cette organisation un développement socialiste, en utilisant, en surmontant et en en évinçant les éléments capitalistes, sous la direction économique grandissante de l’industrie socialiste, des établissements de crédit d’État et des autres points stratégiques détenus par le prolétariat ».

L’erreur profonde de la nouvelle opposition, c’est qu’elle ne croit pas à la nouvelle voie de l’évolution paysanne, qu’elle ne voit pas et ne comprend pas que cette nouvelle évolution est inévitable sous la dictature du prolétariat.

La nouvelle opposition ne comprend pas cela parce qu’elle ne croit pas à la réalisation du socialisme dans notre pays, parce qu’elle ne croit pas que notre prolétariat soit capable d’entraîner à sa suite la paysannerie dans la voie du socialisme.

De là vient qu’elle ne comprend pas le caractère double de la Nep, dont elle exagère les côtés négatifs et qu’elle considère surtout comme une retraite.

De là vient qu’elle exagère le rôle des éléments capitalistes de notre économie et qu’elle sous-estime l’importance des leviers de notre

évolution vers le socialisme (industrie socialiste, système de crédit, coopération, pouvoir du prolétariat, etc.).

De là vient qu’elle ne comprend pas la nature socialiste de notre industrie d’État et qu’elle doute de la justesse du plan coopératif de Lénine.

De là vient qu’elle exagère la différenciation de la population rurale, perd la tête devant le danger koulak, sous-estime le rôle du paysan moyen, cherche à saper la politique d’alliance solide avec le paysan moyen et oscille perpétuellement dans la question de la politique à adopter à l’égard de la campagne.

De là vient qu’elle ne comprend pas le travail gigantesque qu’effectue le parti pour amener les ouvriers et les paysans à participer au relèvement de l’industrie et de l’agriculture, à la vivification de la coopération et des soviets, à l’administration du pays, à la lutte contre le bureaucratisme, à la lutte pour l’amélioration et la transformation de notre appareil d’État, transformation qui marque une nouvelle période de notre évolution et sans laquelle aucun progrès vers le socialisme n’est possible.

De là vient qu’elle s’affole et perd tout espoir devant les difficultés de notre œuvre d’édification, doute de la possibilité de l’industrialisation de notre pays, se lamente sur la prétendue dégénérescence de notre parti, etc.

Chez les bourgeois, tout va à peu près ; chez nous, prolétaires, tout va à vau-l’eau et, si la révolution d’Occident ne nous vient pas en aide, nous sommes perdus — telle est, en somme, la conception de la nouvelle opposition, conception que cette opposition veut faire passer pour de l’internationalisme, mais qui n’est en réalité qu’une conception de liquidateurs.La Nep, c’est du capitalisme, dit l’opposition.

La Nep, c’est principalement une retraite, dit Zinoviev. Tout cela est faux En réalité, la Nep, c’est la politique du parti, politique qui admet la lutte des éléments socialistes et capitalistes et qui escompte la victoire des premiers sur les seconds. En réalité, la Nep n’a été une retraite qu’au début ; elle a été calculée de façon à nous permettre de regrouper nos forces et de passer à l’offensive. En réalité, depuis quelques années déjà, nous menons l’offensive avec succès, en développant notre industrie et notre commerce soviétistes et en évinçant le capital privé.

Mais quel est le sens exact de la thèse d’après laquelle la Nep, c’est du capitalisme, c’est principalement une retraite ? Sur quoi est basée cette thèse ?

Elle est basée sur l’hypothèse erronée qu’on procède chez nous, en ce moment, à un simple rétablissement du capitalisme, à un simple « retour » au capitalisme. On ne peut expliquer les doutes de l’opposition concernant la nature socialiste de notre industrie que par cette hypothèse.

On ne peut expliquer sa panique devant les koulaks que par cette hypothèse. Seule, cette hypothèse explique la hâte avec laquelle l’opposition s’est raccrochée aux statistiques inexactes sur la différenciation des paysans.

Seule, elle explique la facilité avec laquelle l’opposition a oublié que le paysan moyen est chez nous l’élément central de l’agriculture. Seule, elle peut expliquer la sous-estimation de l’importance du paysan moyen et les doutes sur la valeur du plan coopératif de Lénine.

Seule, elle explique le manque de foi de l’opposition actuelle dans l’évolution nouvelle de la campagne, dans la participation des paysans à l’édification du socialisme.

En réalité, on constate chez nous maintenant, non pas un rétablissement exclusif du capitalisme, mais un développement parallèle du capitalisme et du socialisme, un processus contradictoire de lutte des éléments capitalistes contre les éléments socialistes, d’évincement des premiers par les seconds.

Il en est indiscutablement ainsi, tant à la ville, où l’industrie d’État est la base du socialisme, qu’à la campagne, où la coopération généralisée, liée à l’industrie socialiste, permettra surtout le développement du socialisme.

Le simple rétablissement du capitalisme est impossible, ne serait-ce que parce que le pouvoir chez nous est prolétarien, que la grande industrie est entre les mains du prolétariat, que les transports et le crédit se trouvent à la disposition de l’État prolétarien.

La différenciation ne peut atteindre la même ampleur qu’autrefois ; le paysan moyen reste le fond de la masse rurale et le koulak ne peut reconquérir sa puissance d’antan, ne serait-ce que parce que la terre est nationalisée, qu’elle est enlevée de la circulation et que notre politique en matière de commerce, de crédit, d’impôts et de coopération tend à limiter les tendances exploiteuses des koulaks, à élever le bien-être des masses paysannes et à niveler les extrêmes à la campagne.

En outre, nous continuons à lutter contre les koulaks, non seulement selon l’ancienne méthode, en organisant contre eux les paysans pauvres, mais encore selon la nouvelle méthode, en consolidant l’alliance’ du prolétariat avec les paysans pauvres et moyens contre ces mêmes koulaks. Le fait que l’opposition ne comprend pas le sens et l’importance de la lutte contre le koulak selon la deuxième méthode nous confirme une fois de plus qu’elle revient à l’ancienne voie de développement de la campagne dans le sens capitaliste, lorsque le koulak et le paysan pauvre représentaient à la campagne la force principale devant laquelle s’effaçait le paysan moyen.

La coopération est une variété du capitalisme d’État, dit l’opposition, se référant à L’impôt en nature de Lénine. C’est pourquoi elle ne croit pas à la possibilité d’utiliser la coopération comme point d’appui pour la réalisation du socialisme.

Dans ce cas également, elle tombe dans une profonde erreur. Une telle appréciation de la coopération était suffisante et satisfaisante en 1921 lorsque parut L’impôt en nature, lorsque nous n’avions pas d’industrie socialiste développée, lorsque Lénine concevait le capitalisme d’État comme forme fondamentale possible de notre économie et considérait la coopération en liaison avec le capitalisme d’État.

Mais cette façon de traiter la question est maintenant insuffisante et périmée, car, depuis ce temps, des changements se sont opérés.

L’industrie socialiste s’est développée, le capitalisme d’État n’a pas « pris » dans la mesure où cela était désirable, et la coopération, qui compte maintenant plus de dix millions de membres, s’est liée étroitement à l’industrie socialiste.

Comment expliquer qu’en 1923, deux ans après la publication de L’impôt en nature, Lénine considérait autrement la coopération, estimant que, « dans notre situation, elle coïncide complètement avec le socialisme », sinon par le fait que, pendant ces deux années, l’industrie socialiste s’était développée et que le capitalisme d’État n’avait pas pris racine autant qu’il le fallait, ce qui déterminait Lénine à considérer la coopération non plus en liaison avec le capitalisme d’État, mais en liaison avec l’industrie socialiste ? Les conditions du développement de la coopération avaient changé.

Par suite, la façon d’envisager le problème de la coopération devait changer également.

Voici, tiré de la brochure de Lénine sur la coopération (1923), un passage remarquable qui jette de la lumière sur cette question :

En capitalisme d’État, les entreprises coopératives, par rapport aux entreprises d’État, sont d’abord privées et, ensuite, collectives. Dans notre régime actuel, les entreprises coopératives se distinguent des entreprises capitalistes privées en tant qu’entreprises collectives, mais elles ne se distinguent pas des entreprises socialistes si ellessont bâties sur une terre et ont des moyens de production qui appartiennent à l’État, c’est-à-dire à la classe ouvrière.

Deux grandes questions se trouvent résolues dans ces quelques lignes. Premièrement, « notre régime actuel » n’est pas le capitalisme d’État. Secondement, les entreprises coopératives, dans « notre régime actuel », « ne se distinguent pas » des entreprises socialistes.

Il est difficile, me semble-t-il, de s’exprimer plus clairement.

Voici encore un passage de la même brochure de Lénine : Progrès de la coopération signifie (sauf le « rien » indiqué plus haut) croissance du socialisme, et nous sommes obligés en même temps de reconnaître un changement radical dans notre conception du socialisme.

Il est évident que, dans la brochure De la coopération, on se trouve en présence d’une nouvelle appréciation de la coopération, ce que ne veut pas reconnaître la nouvelle opposition et ce qu’elle s’efforce de passer sous silence, malgré les faits, malgré l’évidence, malgré le léninisme.

La coopération prise en liaison avec le capitalisme d’État est une chose, et la coopération prise en liaison avec l’industrie socialiste en est une autre.

Pourtant, il ne s’ensuit pas qu’entre les brochures L’impôt en nature et De la coopération il existe un abîme. Il suffit de se reporter au passage suivant de L’impôt en nature pour saisir la liaison étroite qui existe entre cette brochure et celle consacrée à la coopération dans la question de l’appréciation de la coopération :

Passer des concessions au socialisme, c’est passer d’une forme de grande production à une autre forme de grande production. Passer de la coopération des petits propriétaires au socialisme, c’est passer dela petite production à la grande.

C’est là une opération plus compliquée, mais qui, en cas de succès, peut toucher des masses plus considérables de la population et arracher les racines, plus profondes et plus vivaces, des rapports présocialistes, et même précapitalistes, qui sont les plus résistants à toute innovation.

Ainsi, en 1921 déjà, lorsque nous n’avions pas encore d’industrie socialiste développée, Lénine jugeait possible de transformer la coopération, en cas de succès, en un puissant instrument de lutte contre les rapports présocialistes, et, par suite, également, contre les rapports capitalistes. Je pense que c’est cette idée qui lui a servi plus tard de point de départ pour sa brochure sur la coopération.

Que résulte-t-il de tout ce qui précède ?

Il en résulte que la nouvelle opposition envisage la question de la coopération, non pas d’une façon marxiste, mais d’une façon métaphysique. Elle ne considère pas la coopération comme un phénomène historique, lié à d’autres phénomènes, au capitalisme d’État (1921), par exemple, ou à l’industrie socialiste (1923), mais comme quelque chose de constant et d’immuable, comme « une chose en soi ».

De là les erreurs de l’opposition dans la question de la coopération, de là son manque de foi dans l’évolution socialiste de la campagne au moyen de la coopération, de là son retour à l’ancienne voie du développement capitaliste de la campagne. Telle est, en somme, la « plate-forme » de la nouvelle opposition dans les questions pratiques de l’édification du socialisme.

La ligne de l’opposition, si tant est qu’elle en ait une, ses hésitations et ses errements, son scepticisme et sa crainte des difficultés mènent à la capitulation devant les éléments capitalistes de notre économie.

Car, si la Nep est principalement une retraite, si la nature socialiste de l’industrie d’État est douteuse, si le koulak est presque tout-puissant, si l’on ne peut guère espérer en la coopération, si le rôle du paysan moyen diminue progressivement, si la nouvelle voie du développement de la campagne est problématique, si le parti dégénère presque et si la révolution en Occident est encore loin, quelles armes l’opposition conserve-t-elle dans son arsenal, comment compte-t-elle lutter contre les éléments capitalistes de notre économie ?

On ne peut pourtant pas aller au combat uniquement avec la « philosophie de l’époque » de Zinoviev.

Il est clair que l’arsenal de la nouvelle opposition est plutôt démuni.

Ce n’est pas un arsenal pour la lutte, et, à plus forte raison, pour la victoire.

Il est clair qu’avec un pareil arsenal le parti serait perdu en un rien de temps ; s’il engageait la bataille il n’aurait qu’à capituler immédiatement devant les éléments capitalistes de notre économie.

C’est pourquoi le XIV e congrès a eu raison de décider que « la lutte pour la réalisation du socialisme en U.R.S.S. est la tâche à l’ordre du jour du parti » ; qu’une des conditions indispensables pour l’accomplissement de cette tâche, c’est « la lutte contre l’incroyance à la possibilité de réaliser le socialisme dans notre pays et contre les tentatives de considérer nos entreprises « de type socialiste progressif » (Lénine) comme des entreprises capitalistes d’État »; que « de tels courants idéologiques, qui empêchent les masses de se comporter de façon consciente envers l’édification du socialisme, et en particulier de l’industrie socialiste, ne peuvent qu’entraver la croissance des éléments socialistes de notre économie, et faciliter la lutte du capital privé » ; que « le Congrès estime qu’un grand travail d’éducation est nécessaire pour vaincre ces déformations du léninisme ».

Le XIV e congrès du P. C. de l’U. R. S. S. a eu une grande importance historique, car il a su dévoiler entièrement les erreurs de la nouvelle opposition, montrer que son scepticisme et ses lamentations étaient sans fondement, indiquer de façon claire et précise la lutte à mener pour le socialisme, faire apparaître au parti la perspective de la victoire et armer ainsi le prolétariat d’une foi inébranlable dans le triomphe du socialisme.

=>Oeuvres de Staline