La compréhension de la nature du rapport entre les deux contraires accumulation du capital et accumulation des prolétaires – ayant comme contradiction interne le paupérisme – permet de saisir d’où vient l’accumulation du capital.
En effet, pour qu’il y ait capital, il faut des prolétaires, et donc tout doit venir de là. Or, d’où viennent les prolétaires ? Ils viennent des campagnes. Or, s’ils n’y sont pas restés, c’est qu’ils ont été obligés de partir, et d’être dans un statut où ils pouvaient passer sous la coupe du capital.
Voici ce que nous dit Karl Marx à ce sujet :
« Au fond du système capitaliste il y a dope la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production. Cette séparation se reproduit sur une échelle progressive dès que le système capitaliste s’est une fois établi; mais comme celle-là forme la base de celui-ci, il ne saurait s’établir sans elle.
Pour qu’il vienne au monde, il faut donc que, partiellement au moins, les moyens de production aient déjà été arrachés sans phrase aux producteurs, qui les employaient à réaliser leur propre travail, et qu’ils se trouvent déjà détenus par des producteurs marchands, qui eux les emploient à spéculer sur le travail d’autrui.
Le mouvement historique qui fait divorcer le travail d’avec ses conditions extérieures, voilà donc le fin mot de l’accumulation appelée « primitive » parce qu’elle appartient à l’âge préhistorique du monde bourgeois.
L’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal. La dissolution de l’un a dégagé les éléments constitutifs de l’autre.
Quant au travailleur, au producteur immédiat, pour pouvoir disposer de sa propre personne, il lui fallait d’abord cesser d’être attaché à la glèbe ou d’être inféodé à une autre personne; il ne pouvait non plus devenir libre vendeur de travail, apportant sa marchandise partout où elle trouve un marché, sans avoir échappé au régime des corporations, avec leurs maîtrises, leurs jurandes, leurs lois d’apprentissage, etc.
Le mouvement historique qui convertit les producteurs en salariés se présente donc comme leur affranchissement du servage et de la hiérarchie industrielle.
De l’autre côté, ces affranchis ne deviennent vendeurs d’eux-mêmes qu’après avoir été dépouillés de tous leurs moyens de production et de toutes les garanties d’existence offertes par l’ancien ordre des choses.
L’histoire de leur expropriation n’est pas matière à conjecture – elle est écrite dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles.
Quant aux capitalistes entrepreneurs, ces nouveaux potentats avaient non seulement à déplacer les maîtres des métiers, mais aussi les détenteurs féodaux des sources de la richesse.
Leur avènement se présente de ce côté-là comme le résultat d’une lutte victorieuse contre le pouvoir seigneurial, avec ses prérogatives révoltantes, et contre le régime corporatif avec les entraves qu’il mettait au libre développement de la production et à la libre exploitation de l’homme par l’homme.
Mais les chevaliers d’industrie n’ont supplanté les chevaliers d’épée qu’en exploitant des événements qui n’étaient pas de leur propre fait. Ils sont arrivés par des moyens aussi vils que ceux dont se servit l’affranchi romain pour devenir le maître de son patron.
L’ensemble du développement, embrassant à la fois le genèse du salarié et celle du capitaliste, a pour point de départ la servitude des travailleurs; le progrès qu’il accomplit consiste à changer la forme de l’asservissement, à amener la métamorphose de l’exploitation féodale en exploitation capitaliste. Pour en faire comprendre la marche, il ne nous faut pas remonter trop haut.
Bien que les premières ébauches de la production capitaliste aient été faites de bonne heure dans quelques villes de la Méditerranée, l’ère capitaliste ne date que du XVIe siècle. Partout où elle éclot, l’abolition du servage est depuis longtemps un fait accompli, et le régime des villes souveraines, cette gloire du moyen âge, est déjà en pleine décadence.
Dans l’histoire de l’accumulation primitive, toutes les révolutions qui servent de levier à l’avancement de la classe capitaliste en voie de formation font époque, celles, surtout qui, dépouillant de grandes masses de leurs moyens de production et d’existence traditionnels, les lancent à l’improviste sur le marché du travail. Mais la base de toute cette évolution, c’est l’expropriation des cultivateurs.
Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre (…). La spoliation des biens d’église, l’aliénation frauduleuse des domaines de l’État, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l’accumulation primitive.
Ils ont conquis la terre à l’agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l’industrie des villes les bras dociles d’un prolétariat sans feu ni lieu. »
En brisant l’économie traditionnelle des campagnes, en s’appropriant les terres, les capitalistes ont forcé – par la violence étatique de la monarchie absolue – toute une partie de la population à se placer dans une situation de dépendance dans les villes.
Ce processus est lent et contradictoire, car le féodalisme est encore puissant, aussi y eut-il des meurtres en masse, afin de liquider la « surpopulation ». Karl Marx constate ainsi :
« La création du prolétariat sans feu ni lieu – licenciés des grands seigneurs féodaux et cultivateurs victimes d’expropriations violentes et répétées – allait nécessairement plus vite que son absorption par les manufactures naissantes.
D’autre part, ces hommes brusquement arrachés à leurs conditions de vie habituelles ne pouvaient se faire aussi subitement à la discipline du nouvel ordre social. Il en sortit donc une masse de mendiants, de voleurs, de vagabonds. De là, vers la fin du XV° siècle et pendant tout le XVI°, dans l’ouest de l’Europe, une législation sanguinaire contre le vagabondage. »
Et Karl Marx de raconter cette histoire terrible, constatant entre autres :
« Elisabeth, 1572. – Les mendiants sans permis et âgés de plus de quatorze ans devront être sévèrement fouettés et marqués au fer rouge à l’oreille gauche, si personne ne veut les prendre en service pendant deux ans. En cas de récidive, ceux âgés de plus de dix-huit ans doivent être exécutés si personne ne veut les employer pendant deux années. Mais, pris une troisième fois, ils doivent être mis a mort sans miséricorde comme félons (…).
En France, où vers la moitié du XVII° siècle les truands avaient établi leur royaume et fait de Paris leur capitale, on trouve des lois semblables. Jusqu’au commencement du règne de Louis XVI (ordonnance (lu 13 juillet 1777), tout homme sain et bien constitué, âgé de seize à soixante ans et trouvé sans moyens d’existence et sans profession, devait être envoyé aux galères. Il en est de même du statut de Charles-Quint pour les Pays-Bas, du mois d’octobre 1537, du premier édit des états et des villes de Hollande, du 19 mars 1614, de celui des Provinces- Unies, du 25 juin 1649, etc.
C’est ainsi que la population des campagnes, violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline qu’exige le système du salariat par des lois d’un terrorisme grotesque, par le fouet, la marque au fer rouge, la torture et l’esclavage (…).
Dès le début de la tourmente révolutionnaire, la bourgeoisie française osa dépouiller la classe ouvrière du droit d’association que celle-ci venait à peine de conquérir. Par une loi organique du 14 juin 1791, tout concert entre les travailleurs pour la défense de leurs intérêts communs fut stigmatisé d’attentat « contre la liberté et la déclaration des droits de l’homme », punissable d’une amende de 500 livres, jointe à la privation pendant un an des droits de citoyen actif.
Ce décret qui, à l’aide du code pénal et de la police, trace à la concurrence entre le capital et le travail des limites agréables aux capitalistes, a survécu aux révolutions et aux changements de dynasties. Le régime de la Terreur lui-même n’y a pas touché. Ce n’est que tout récemment qu’Il a été effacé du code pénal, et encore avec quel luxe de ménagements ! »
Telle est la base nécessaire à l’accumulation capitaliste.