Kasimir Malevitch et le carré blanc sur fond blanc – 3e partie: le suprématisme

Qu’est-ce que le suprématisme sur le plan pictural ? C’est là le cœur de la question, car il ne s’agit pas seulement d’une négation de ce qui est figuratif, il y a également la prétention d’ouvrir un nouvel horizon artistique.

Cette esthétique ne peut, selon Kasimir Malevitch, être que pure, c’est-à-dire d’un côté tendre à la couleur blanche, de l’autre consister en des surfaces, qui représentent une construction mentale.

Kasimir Malevitch, Cercle noir, 1915

Voici une explication concrète faite par Kasimir Malevitch à ce sujet, dans une introduction à l’album lithographique Suprématisme – 34 dessins, en 1920.

« Le suprématisme se divise en trois stades correspondant au nombre des carrés noir, rouge et blanc : période noire, période de couleur et période blanche.

A cette dernière époque, les formes blanches étaient peintes sur du blanc. Ces trois périodes vont de 1913 à 1918. Elles ont été bâties sur l’évolution pure des surfaces-plans.

Ce principe économique a constitué la base de leur construction : traduire uniquement par la surface-plan la force du statisme ou du repos dynamique apparent.

Si jusqu’à présent, toutes les formes n’expriment pas autrement ces sensations tactiles que par la multitude de toutes les relations réciproques possibles des formes liées constituant l’organisme, dans le suprématisme, l’action dans une seule surface-plan, ou dans un seul volume, a été obtenue par le moyen de la géométrisation économique. »

C’est tout à fait obscur, mais d’une relative clarté si on fait le parallèle avec l’approche de René Descartes : du moment où Kasimir Malevitch s’appuie sur la pensée pure, alors les formes géométriques sont les seules qui peuvent correspondre à une construction mentale pure.

Kasimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918

Au départ, il s’agit de trouver une dynamique entre les formes géométriques – selon le poids, la vitesse, le mouvement – puis de jouer sur les couleurs, et enfin d’essayer de faire émerger une forme entièrement pure, en s’appuyant entièrement sur le blanc, la surface s’effaçant elle-même.

Kasimir Malevitch, de manière logique, tentera de réaliser la nature même de ce projet par des constructions architecturales fantasmagoriques, censées représenter une sorte d’utopie pure, entièrement formées « mentalement ».

Ces « architectones » occupent un volume, leur disposition répond au rapport poids – vitesse – mouvement, leur objectif est de former un espace pur. On se doute que la notion de temps, c’est-à-dire de transformation, n’existe pas chez Kasimir Malevitch.

Kasimir Malevitch. Architectone zeta, 1923-1927

Le but du suprématisme est de former un système, qu’on pourrait en quelque sorte retrouver n’importe où ailleurs. C’est un modèle de système pour un monde composé de systèmes, tous façonnés mentalement, dans un univers entièrement construit par l’organisation de la pensée et la pensée de l’organisation.

Le suprématisme vise ainsi une sorte de super-architecture : on a ici exactement les mêmes thèses que celles du Proletkult, avec une division tripartite parti – syndicat – artistes, où chacun s’occupe d’un secteur bien déterminé.

On est ici dans une perspective de rupture complète propre au futurisme ; là où le réalisme socialistedéfend le principe de l’héritage, le futurisme fait l’éloge de la révolution permanente.

Dans Du musée, Kasimir Malevitch explique donc fort logiquement :

« Ais-je besoin des lumignons graisseux du passé, alors que je porte sur ma tête des ampoules électriques et des télescopes ? L’époque contemporaine n’a besoin que de ce qui lui appartient ; seul lui appartient ce qui pousse sur ses épaules (…).

Suffit de ramper dans les couloirs du temps périmé, suffit de gaspiller son teps à dresser l’inventaire de ses biens, suffit d’organiser les monts-de-piété de cimetières de la Toussaint, suffit de célébrer des offices funèbres, tout ceci ne ressuscitera plus.

La vie sait ce qu’elle fait et si elle aspire à la destruction, il ne faut pas l’en empêcher, car en lui faisant obstacle, nous barrons le chemin de la nouvelle conception de la vie qu’elle a engendrée (…).

Nous pouvons faire une seule concession aux conservateurs : laisser bruler toutes les époques, comme un corps mort, et monter une pharmacie unique.

Le but sera identique, même si l’on examine la poudre de Rubens et de tout son art ; une foule d’idées naîtra dans le cerveau de l’homme, plus vivantes sans doute que la véritable représentation.

L’époque contemporaine doit aussi avoir son mot d’ordre : « Tout ce que nous avons fait a été fait pour le crématoire ».

L’organisation du Musée contemporain, c’est le rassemblement des projets de l’époque contemporaine, et seuls ceux qui pourront être appliqués à l’ossature de la vie, ou ceux dont naîtra l’ossature de ses nouvelles formes, pourront être provisoirement conservés. »

C’est la philosophie de Friedrich Nietzsche appliquée aux arts, une fausse dialectique de l’ancien et du nouveau (car sans synthèse), c’est le principe de la révolution permanente dans les arts, à l’opposé même de la défense de l’héritage promu par le réalisme socialiste.

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Kasimir Malevitch et le carré blanc sur fond blanc: une variante du futurisme

La première exposition d’œuvres suprématistes eut lieu en décembre 1915, lors de la Dernière exposition futuriste 0.10, organisé par Ivan Pouni, connu ensuite en France sous le nom de Jean Pougny.

À cette occasion, Kasimir Malevitch présenta 39 œuvres, dont un Quadrilatère, qui fut désormais connu sous le nom de Carré noir. C’était le premier pas vers le carré blanc.

Dernière exposition futuriste 0.10

Il serait erroné, en effet, de penser que le suprématisme est un spiritualisme s’appuyant sur l’intuition et le subjectivisme. Cette direction est bien celle de l’expressionnisme, du surréalisme, du dadaïsme, de la logique de Marcel Duchamp.

Chez Kasimir Malevitch, avec le suprématisme, on a une démarche différente, car s’appuyant sur une vision analytique des formes, dans le prolongement du cubo-futurisme, c’est-à-dire de la fusion du cubisme et du futurisme fait en Russie.

Kasimir Malevitch, Quadrilatère (Carré noir), 1915

On n’a, pour cette raison, aucune profusion de formes et de couleurs, mais bien au contraire leur réduction maximale, au profit d’une conceptualisation maximale.

L’œuvre d’art devient ici une théorie et non plus une pratique ; elle porte une « charge » spirituelle, mais sa représentation ne l’est pas comme elle devrait l’être selon Vassili Kandinsky, comme il le formule dans son œuvre fameuse Du spirituel dans l’art.

Il n’y a pas de déplacement de l’énergie spirituelle, pour reprendre l’expression de Henri Bergson, vers la vie réelle, comme le firent les lettristes et les surréalistes cherchant à « changer la vie » (Arthur Rimbaud), à rendre poétique le réel.

Il y a la tentative, bien plus propre à la culture russe ou slave, à aller dans une perspective cosmique, au sens où l’esprit s’affirme dans une toute-puissance conforme à sa nature immédiatement universelle.

Kasimir Malevitch formule cela ainsi :

« S’ils veulent être les peintres purs, les artistes doivent abandonner le sujet et les objets. »

Kasimir Malevitch, Composition suprématiste, 1915

Il en ressort, bien entendu, un discours prométhéen extrêmement revendicatif, qui forme la base de l’ensemble des textes théoriques de Kasimir Malevitch.

Cette grandiloquence est censé correspondre avec une lecture de l’art qui confine au divin.Il ne s’agit pas de faire un art qui soit spirituel, mais une spiritualité ayant une représentation artistique, d’où les formes géométriques minimalistes qui sont autant d’inspirations quasi magiques, à prétention mystiques.

D’où également le carré blanc sur fond blanc comme apothéose de la fusion de l’art et de la religion, dans une pureté absolue toujours plus renforcée.

Kasimir Malevitch,
Composition suprématiste
(avec trapèze noir et carré rouge), 1915

Pour cette raison, Kasimir Malevitch considère de ce fait le cubisme et le futurisme comme « le classicisme des années 10 », ayant pavé la voie au suprématisme.

Dans Des nouveaux systèmes dans l’art, datant de 1920, il explique cela ainsi :

« Le cubisme n’est pas la décomposition bourgeoise comme l’entendent les socialistes.

Le cubisme est l’instrument qui dissocie les sommes existantes des déductions et des asservissements antérieurs de l’aspect créateur des mouvements picturaux ; il libère le peintre de l’imitation servile de la chose et l’oriente vers l’invention directe dans la création.

Le cubisme a affranchi les rameaux picturaux et la peinture s’est mise à pousser au gré de l’artiste. De même que la nature décompose le cadavre en éléments, le cubisme dissocie les anciennes déductions picturales et en construit de nouvelles en fonction de son propre système (…).

Si, dans la construction de son corps, le cubisme subit la sujétion texturale et picturale, le futurisme en revanche échappe à cette sujétion, et sa texture n’est plus picturale mais dynamique. »

C’est la thèse traditionnelle de l’avant-garde se renouvellant de manière permanente, dans la négation de l’héritage et de la synthèse. Une des mesures exigées par Kasimir Malevitch dans une résolution sur l’art en novembre 1919 dit ainsi :

« Reconnaître le travail comme une survivance du vieux monde de l’oppression, car l’actualité du monde repose sur la création. »

A la logique de la production, de transformation et de synthèse, Kasimir Malevitch oppose le principe de création.

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Kasimir Malevitch et le carré blanc sur fond blanc: l’art non-figuratif

Kasimir Malevitch (1878-1935) est un artiste russe d’origine polonaise qui a joué un rôle considérable dans l’effondrement des arts et des lettres provoqué par le passage du capitalisme à son stade impérialiste.

Le carré blanc sur fond blanc, son œuvre la plus connue, n’est nullement une expérimentation artistique de type simpliste ; c’est au contraire l’aboutissement de tout un très long raisonnement dont le fondement est la séparation du corps et de l’esprit.

Kasimir Malevitch à Leningrad, en 1924,
devant ses oeuvres

Reprenant la conception de Hegel sur l’affirmation de l’esprit à travers les époques, Kasimir Malevitch considère que c’est désormais l’esprit pur qui s’affirme ; par conséquent, il n’y a plus de raison de représenter un objet existant en-dehors de l’esprit.

L’art devient esprit pur, coupant tout rapport avec ce qui est matériel. C’est le principe d’un art non-figuratif, dont sont chassées toutes les figures.

Il ne s’agit nullement d’abstraction, mais d’art non-figuratif, rejetant le principe même de matière. Il ne s’agit pas seulement de nier la possibilité de la représentation, mais bien d’une prétention à former un art qui serait pur esprit.

L’objet disparaît, il s’évapore, il n’est plus à représenté.

Kasimir Malevitch,
Peinture suprématiste : huit rectangles rouges, 1915

Il ne s’agit donc pas, comme dans l’impressionnisme ou le surréalisme, de représenter la réalité telle qu’elle est perçue par l’esprit, mais l’esprit lui-même, dans sa pureté individuelle. Kasimir Malevitch ne défend pas simplement le subjectivisme, mais la subjectivité comme ultime horizon.

C’est là bien entendu une vaine prétention.

En ce sens, Kasimir Malevitch inaugure, en prétendant aller plus loin, l’art abstrait et l’art contemporain, qui s’appuient sur l’esprit et ses représentations, comme s’il s’agissait d’un processus entièrement indépendant, personnel, subjectif, coupé de la réalité objective.

A partir de la fin des années 1910, l’art a sombré dans le capitalisme, étant subjectivisme s’imaginant subjectivité, étant en réalité pur irrationalisme s’imaginant présenter une subjectivité individuelle réelle.

C’est là conforme aux prétentions de l’individu façonné par le mode de production capitaliste, s’imaginant indépendant, autonome, disposant du libre-arbitre.

Kasimir Malevitch, Composition suprématiste, 1915

Kasimir Malevitch a joué de de fait un rôle d’une très grande importance historique : il a levé le drapeau de la subjectivité, masque du subjectivisme, au moyen de son « suprématisme ».

Il a longuement élaboré son point de vue et était tout à fait conscient de la rupture qu’il affirmait. Il fermait une époque ouverte par l’impressionnisme, dans la mesure où il cessait d’accorder une valeur à la réalité objective, même saisie de manière subjectiviste.

C’est le sens du terme qu’il a choisi pour sa conception, le « suprématisme », qu’il n’a jamais défini, mais où on saisit le principe de suprématie, de domination du réel par l’esprit.

Kasimir Malevitch, dans Suprématisme, synthétise son point de vue en expliquant que :

« J’ai percé l’abat-jour bleu des restrictions des couleurs, j’ai débouché dans le blanc ; camarades aviateurs, voguez à ma suite dans l’abîme, car j’ai érigé les sémaphores [moyen de communication optique où une structure mobile bouge pour indiquer des lettres visibles de loin] du suprématisme.

J’ai vaincu la doublure bleue du ciel, je l’ai arrachée, j’ai placé la couleur à l’intérieur de la poche ainsi formée et j’ai fait un nœud. Voguez ! Devant nous s’étend l’abîme blanc et libre. »

Kasimir Malevitch, La croix noire, 1920

Dans sa Déclaration, en juin 1918, Kasimir Malevitch annonce ainsi de manière triomphale :

« tout l’azur du ciel voilà l’horizon et la perspective des fausses représentations

au-delà de ses limites nous posons la nouvelle face de notre existence.

le crâne a été ouvert par la force intuitive et la conscience plonge son regard dans l’abîme de l’espace (…).

éloignez-vous des aspirations étroitement professionnelles ralliez-vous au mouvement universel et multiforme ce qui accroîtra la sagesse de la connaissance totale des systèmes basés sur de nouveaux fondements.

aujourd’hui le surhomme est arrivé sans crier gare afin d’extraire de l’homme ce qui prendra la suite et de placer la nouvelle sagesse dans le nouveau crâne de l’homme de notre siècle (…).

le cataclysme du monde ancien est inévitable. L’époque du suprématisme en tant que monde non-objectif a fait crouler les pas de la matière et a embrouillé l’ordre de marche de la vieille raison (…).

nous les suprématistes brandissons les étendards des couleurs comme le feu de l’époque franchissons les limites des nouveaux contours de l’incolore.

portez les visages déployés des couleurs sur les étendards en attendant d’atteindre le nouveau monde des systèmes. »

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