Il est fascinant de voir comment les commentateurs bourgeois ont
été incapables de faire lien entre la démarche de Spinoza et
l’averroïsme, alors que n’importe quel historien des idées un tant
soit peu sérieux connaissance le Moyen-Âge sait qu’il s’agit là
des deux grandes remises en cause des principes religieux, de leur
vision du monde.
Prenons un exemple flagrant, avec les tous premiers axiomes de la
seconde partie de l’Éthique, dont le titre est De la nature
et de l’origine de l’âme. Il y en a cinq et voyons à
chaque fois quel est lien avec l’averroïsme, en particulier latin.
L’Église avait condamné et pourchassé les thèses de
l’averroïsme latin : ici Spinoza y fait allusion de manière
pratiquement ouverte, trois cent ans après.
« I. L’essence de l’homme n’enveloppe pas
l’existence nécessaire, c’est-à-dire il peut aussi bien se faire,
suivant l’ordre de la Nature, que cet homme-ci ou celui-là existe,
qu’il peut se faire qu’il n’existe pas. »
Cette thèse est une paraphrase de la position de l’averroïsme
latin selon lequel Dieu ne connaît pas les particuliers. Aucun
individu n’a une existence nécessaire, fourni par Dieu. Tous les
individus sont logés à la même enseigne et ils auraient pu
exister, ou pas, selon évidemment que leurs parents leur aient donné
naissance ou pas. Il n’y a pas d’âme individuelle particulière, pas
de statut particulier founir par Dieu.
Pour l’averroïsme, chaque individu (ou plus exactement
chaque personne) peut réfléchir de manière
toujours meilleure, jusqu’à fusionner avec la seule pensée logique,
qui est par définition universelle.
Chaque personne s’éloigne de ses propres passions pour saisir la
pensée logique au maximum ; dans le meilleur des cas, cela donne des
individus capables d’être des prophètes de par leur fusion
intellectuelle avec « l’intellect », qui est la manière
correcte de saisir les choses.
Un prophète n’est pas un homme à part, un homme « choisi »
; c’est une personne qui a saisi la réalité dans son organisation
même, qui a compris que le monde était logique. Chez Spinoza, dans
la tradition du judaïsme, Dieu est le lieu du monde. L’averroïsme
ne dit pas autre chose.
Spinoza peut ainsi dire :
« L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes
que l’ordre et la connexion des choses (…). La puissance de penser
de Dieu est égale à sa puissance actuelle d’agir, c’est-à-dire que
tout ce qui suit formellement de la nature infinie de Dieu suit aussi
en Dieu objectivement dans le même ordre et avec la même connexion
de l’idée de Dieu. »
Conceptualiser une chose implique que cette conceptualisation
reflète la chose, dans son essence même. Voilà qui est
rigoureusement matérialiste. Surtout, donc, elle implique que
l’individu doit synthétiser la réalité pour la comprendre. C’est
l’image employé par Aristote pour expliquer cela comme quoi la
pensée est comme une tablette d’argile, où la réalité inscrit son
essence.
Cette position implique que les êtres humains ne pensent pas,
qu’ils ne peuvent qu’intégrer la réalité, celle-ci étant résumée
dans l’intellect, pensée globale et absolue de l’ensemble, vers
lequel on tend en étant scientifique.
Il n’y a donc pas d’âme permettant un « libre-arbitre »
et donc par conséquent il n’y a pas obligation pour telle ou telle
personne d’exister. Les individus relèvent de l’espèce humaine ;
leur existence individuelle n’a pas une « origine »
unique, particulière, divine.
Notons cette proposition formulant la même thèse :
« Les idées des choses singulières, ou modes,
n’existant pas, doivent être comprises dans l’idée infinie de Dieu
de la même façon que les essences formelles des choses singulières,
ou modes, sont contenues dans les attributs de Dieu. »
Dieu connaît le système qu’il a produit, donc le genre être
humain, mais les individus singuliers, particuliers, relèvent de
manière secondaire du genre humain et Dieu ne les connaît pas.
Revenons en aux axiomes :
« II. L’homme pense. »
Il est incroyable qu’aucun commentateur n’ait vu le rapport absolu
entre cette phrase simple et en apparence incongrue et la thèse de
l’averroïsme latin affirmant justement que l’homme ne pense pas.
Rappelons ici l’une des 13 thèses interdites par l’Eglise en
1270 :
La proposition : l’homme pense est fausse ou impropre.
La seule raison pour laquelle une telle phrase, un simple
« L’homme pense » puisse être affirmé, est qu’il s’agit
d’une allusion à l’averroïsme latin et en apparence également un
moyen, par rapport aux cléricaux, d’induire temporairement en
erreur.
La thèse de l’axiome I s’oppose en effet au principe comme quoi
l’être humain pense, tout comme d’ailleurs l’axiome III. Mais le
piège tient en réalité à ce que l’esprit de l’être humain est
divisé en deux dans l’averroïsme.
Il y a une partie active et une partie passive, ou si l’on préfère
un côté entendement qui cherche à retrouver la voie logique,
scientifique, des raisonnements amenant à la vérité
logico-scientifique (l’intellect), ainsi qu’un côté
sentimentalo-émotionnel.
Spinoza dit précisément cela par la suite. Quand il dit l’homme
« pense », il parle en réalité des échos émotionnels
qui donnent naissance à des réflexions (en tant que reflet).
Citons immédiatement un passage où, plus loin, Spinoza précise
bien que l’entendement est universel et non pas personnel :
« Cet enchaînement [d’idées, constituant la
mémoire] se fait suivant l’ordre et l’enchaînement des affections
du corps humain pour le distinguer de l’enchaînement d’idées qui se
fait suivant l’ordre de l’entendement, enchaînement en vertu duquel
l’âme perçoit les choses par leurs premières causes et qui est le
même dans tous les hommes. »
On ne peut pas faire plus averroïste que cela.
Regardons maintenant le troisième axiome :
III. Il n’y a de modes de penser, tels que l’amour, le
désir, ou tout autre pouvant être désigné par le nom d’affection
de l’âme, qu’autant qu’est donnée dans le même individu une idée
de la chose aimée, désirée, etc. Mais une idée peut être donnée
sans que soit donné aucun autre mode de penser. [Cette dernière
phrase désigne ce qu’on appelle le fantasme.]
Quand l’être humain « pense », en réalité il
réfléchit sur ce qu’il ressent. Quand il raisonne, alors sa pensée
n’est, conformément à l’averroïsme, plus la sienne, mais celle de
Dieu. Spinoza dit d’ailleurs un peu plus loin dans l’Éthique :
« L’âme humaine est une partie de l’entendement
infini de Dieu. Et conséquemment, quand nous disons que l’âme
humaine perçoit telle ou telle chose, nous ne disons rien d’autre
sinon que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il
s’explique par la nature de l’âme humaine, a telle ou telle idée. »
Spinoza dit même que Dieu a une idée « conjointement »
à l’âme humaine. Ce que veut dire Spinoza, c’est que non seulement
l’être humain pensant de manière correcte arriver sur les rails de
l’intellect, c’est-à-dire de la pensée correcte, par définition
universelle, car c’est la vérité et tout le monde pourrait, devrait
faire de même…
Mais qu’en plus, l’intellect est en quelque sorte utilisé par l’individu percevant quelque chose. Spinoza souligne bien qu’il ne s’agit pas de l’intellect total, de Dieu en tant que tel, seulement d’une partie plus ou moins grande, selon la connexion et les capacités de connexion de la personne à la vérité et à la démarche scientifique conforme à cette vérité.
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