Averroès dépasse Avicenne

Il y a un problème essentiel dans le raisonnement d’Avicenne. On ne voit pas en effet pourquoi un individu pourrait être à un niveau de « prophétie », et pas à un autre niveau. De fait, il doit y avoir la possibilité de progresser sur cette échelle.

Cela amène cependant un autre problème. Si on admet en effet qu’il est possible de progresser sur cette échelle, alors le prophète Mahomet n’est plus qualitativement différent. Il est seulement plus avancé sur l’échelle, n’étant pas moins ou plus humain pour autant.

L’Islam dans ses variantes sunnites rejette donc catégoriquement Avicenne.

L’Islam dans ses versions chiites (duodécimaine et ismaélienne) par contre est d’accord sur le principe, le véritable croyant (le mumin) parcourant les différentes lectures cachées au sein du Coran et découvrant plusieurs niveaux de vérité.

Après Mahomet, il y a eu ici des imams dont le dernier est caché mais toujours présent, et en fait il aurait toujours été présent, mais de manière cachée même pour les prophètes avant Mahomet; rechercher cet imam à la fois dans ce monde et dans d’autres est le chemin mystique du musulman authentique, etc. Le chiisme ismaélien pousse d’ailleurs la logique jusqu’au bout et met de côté Mahomet au profit de la quête mystique de l’imam.

Dans l’Islam chiite, on dira ainsi que « Le Coran est l’imam muet, l’imam est le Coran parlant ».

 Cette interprétation mystique ne nous intéresse pas le moins du monde; elle n’est qu’un mélange de platonisme et d’aristotélisme, une sorte de délire où il faudrait rejoindre le « Dieu-Un » qui aurait formé le monde en plusieurs niveaux qu’il faudrait remonter petit à petit. La kabbale suit exactement le même principe.

Ce qui nous intéresse, c’est le matérialisme. Il est tout à fait possible de pouvoir faire partir la logique d’Avicenne dans le mysticisme, c’est un aspect de la réalité de sa philosophie. Cependant, nous choisissons l’autre, avec Averroès.

Celui-ci a très bien compris que si les humains ne faisaient que refléter, à différents niveaux, l’intelligence ou sphère ou ange, alors il n’y aucune raison qu’il y ait des « prophètes » divins; il s’agissait simplement d’individus « inspirés ».

S’il ne l’a jamais dit ouvertement (et pour cause), la logique d’Averroès aboutit forcément à la thèse qu’on lui a attribué: celle qui consiste à parler des « trois imposteurs » pour désigner Moïse, Jésus et Mahomet.

Averroès a simplement poussé Avicenne jusqu’au bout de son raisonnement, dans la direction matérialiste: si la pensée peut avoir plusieurs niveaux selon la capacité de compréhension de « l’intelligence » globale, alors il n’y a qu’une pensée, comprise à différents niveaux.

La thèse de la pensée de Mao et de Gonzalo ne dit pas autre chose.

Maïmonide, lui, fait partir Avicenne dans la même direction que l’Islam chiite, avec une conception très proche du prophète. Dans la seconde partie du 20e siècle, le rabbin de Loubavitch sera à l’origine d’une véritable « imamologie » dans une même veine chiite.

Mais voyons comment Maïmonide a procédé.

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René Descartes et le renversement d’Avicenne et d’Averroès

Comment René Descartes fait-il pour « utiliser » la démarche d’Averroès, et tronquer la question de l’intellect matériel ?

Voici comment il présente les choses : au lieu de situer comme intellect matériel, il s’assimile à l’intellect lui-même. Il peut ainsi dire de l’intellect matérielle qu’il est son « esprit » et que celui-ci est trompeur :

« mon esprit est un vagabond qui se plaît à m’égarer »

René Descartes est ici fidèle à la religion : il considère qu’il n’y a pas d’intellect général, seulement une âme. Mais comme il a besoin de « sauver » les sens à sa manière – pour justifier la bourgeoisie transformant le monde – il doit attribuer à l’intellect matériel un aspect authentique.

Portrait de René Descartes, avant 1707.

Pour saisir les choses clairement :

Avicenne  =  Dieu => intellect => « pensée » de l’humanité

Averroès = Dieu => intellect / intellect matériel =>pensée double de l’humanité (soit tournée vers l’ensemble, soit vers le simple « individuel », « particulier »)

Descartes inverse l’ordre. La pensée de l’être humain serait un intellect, et non plus l’intellect matériel. Cet intellect peut être trompé par l’intellect matériel (Descartes l’appelle l’esprit).

Là où Avicenne et Averroès disent : les humains ne pensent pas, l’intellect vient du Dieu-Univers-Superordinateur (ce qui sera remplacé par la Nature, l’univers pour les matérialistes), Descartes renversent le tout.

C’est l’unique moyen qu’il a trouvé de conserver Dieu tout en proposant une conception rationaliste de l’esprit.

Comment Descartes s’y prend-il ? Si notre thèse est correcte, alors l’opposition esprit / sens doit se voir ajouter un troisième élément. Descartes ne correspond pas au schéma purement religieux opposant esprit et matière. Il doit y ajouter un troisième terme, mélange des deux – l’intellect matériel d’Averroès, sauf que lui s’affirmerait directement comme intellect, afin d’affirmer la thèse bourgeoise de la rationalité.

Descartes reconnaît donc que les sens pénètrent son esprit – il doit le faire, car il doit reconnaître la matière, il est en effet au service de la bourgeoisie transformant le monde.

Mais, et c’est là le paradoxe, Descartes ne se considère pas comme « esprit ». Il ne le peut pas, car il est au 17e siècle en France. Il doit dire qu’il n’est pas esprit, mais autre chose, qu’il a une certaine « maîtrise » de l’esprit, que la spiritualité a de la valeur.

C’est pour cela que Descartes invente la thèse du « pilote. » C’est une thèse qui est inacceptable pour le matérialisme, mais également pour l’Eglise. Voilà pourquoi cette dernière a mis les œuvres de Descartes à l’index, interdisant leur enseignement, alors qu’inversement le matérialisme n’a pas considéré Descartes comme l’un de ses représentants authentiques.

Dans la conception de Descartes, l’intellect matériel se voit en effet attribuer une capacité de compréhension totale – ce qui normalement revient à Dieu ou bien à l’intellect (en tant que reflet).

Descartes affirme que la pensée est le « pilote », que ce pilote est au-dessus du corps, mais également de l’esprit ! C’est une âme « autonome. »

Voici comment Descartes formule sa conception du pilote :

« La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire, mais outre cela que je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui. 

Car si cela n’étoit, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirois pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrois cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau. 

Et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connoîtrois simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif: car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps. »

On a, ainsi, trois niveaux chez Descartes : la pensée individuelle autonome – pilote (qu’il appelle âme, mais qui n’a pas du tout suffi pour convaincre l’Église ! ), l’esprit, le corps.

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L’Éthique de Spinoza et l’averroïsme

Il est fascinant de voir comment les commentateurs bourgeois ont été incapables de faire lien entre la démarche de Spinoza et l’averroïsme, alors que n’importe quel historien des idées un tant soit peu sérieux connaissance le Moyen-Âge sait qu’il s’agit là des deux grandes remises en cause des principes religieux, de leur vision du monde.

Prenons un exemple flagrant, avec les tous premiers axiomes de la seconde partie de l’Éthique, dont le titre est De la nature et de l’origine de l’âme. Il y en a cinq et voyons à chaque fois quel est lien avec l’averroïsme, en particulier latin.

L’Église avait condamné et pourchassé les thèses de l’averroïsme latin : ici Spinoza y fait allusion de manière pratiquement ouverte, trois cent ans après.

« I. L’essence de l’homme n’enveloppe pas l’existence nécessaire, c’est-à-dire il peut aussi bien se faire, suivant l’ordre de la Nature, que cet homme-ci ou celui-là existe, qu’il peut se faire qu’il n’existe pas. »

Cette thèse est une paraphrase de la position de l’averroïsme latin selon lequel Dieu ne connaît pas les particuliers. Aucun individu n’a une existence nécessaire, fourni par Dieu. Tous les individus sont logés à la même enseigne et ils auraient pu exister, ou pas, selon évidemment que leurs parents leur aient donné naissance ou pas. Il n’y a pas d’âme individuelle particulière, pas de statut particulier founir par Dieu.

Pour l’averroïsme, chaque individu (ou plus exactement chaque personne) peut réfléchir de manière toujours meilleure, jusqu’à fusionner avec la seule pensée logique, qui est par définition universelle.

Chaque personne s’éloigne de ses propres passions pour saisir la pensée logique au maximum ; dans le meilleur des cas, cela donne des individus capables d’être des prophètes de par leur fusion intellectuelle avec « l’intellect », qui est la manière correcte de saisir les choses.

Un prophète n’est pas un homme à part, un homme « choisi » ; c’est une personne qui a saisi la réalité dans son organisation même, qui a compris que le monde était logique. Chez Spinoza, dans la tradition du judaïsme, Dieu est le lieu du monde. L’averroïsme ne dit pas autre chose.

Spinoza peut ainsi dire :

« L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses (…). La puissance de penser de Dieu est égale à sa puissance actuelle d’agir, c’est-à-dire que tout ce qui suit formellement de la nature infinie de Dieu suit aussi en Dieu objectivement dans le même ordre et avec la même connexion de l’idée de Dieu. »

Conceptualiser une chose implique que cette conceptualisation reflète la chose, dans son essence même. Voilà qui est rigoureusement matérialiste. Surtout, donc, elle implique que l’individu doit synthétiser la réalité pour la comprendre. C’est l’image employé par Aristote pour expliquer cela comme quoi la pensée est comme une tablette d’argile, où la réalité inscrit son essence.

Cette position implique que les êtres humains ne pensent pas, qu’ils ne peuvent qu’intégrer la réalité, celle-ci étant résumée dans l’intellect, pensée globale et absolue de l’ensemble, vers lequel on tend en étant scientifique.

Il n’y a donc pas d’âme permettant un « libre-arbitre » et donc par conséquent il n’y a pas obligation pour telle ou telle personne d’exister. Les individus relèvent de l’espèce humaine ; leur existence individuelle n’a pas une « origine » unique, particulière, divine.

Notons cette proposition formulant la même thèse :

« Les idées des choses singulières, ou modes, n’existant pas, doivent être comprises dans l’idée infinie de Dieu de la même façon que les essences formelles des choses singulières, ou modes, sont contenues dans les attributs de Dieu. »

Dieu connaît le système qu’il a produit, donc le genre être humain, mais les individus singuliers, particuliers, relèvent de manière secondaire du genre humain et Dieu ne les connaît pas.

Revenons en aux axiomes :

« II. L’homme pense. »

Il est incroyable qu’aucun commentateur n’ait vu le rapport absolu entre cette phrase simple et en apparence incongrue et la thèse de l’averroïsme latin affirmant justement que l’homme ne pense pas. Rappelons ici l’une des 13 thèses interdites par l’Eglise en 1270 :

La proposition : l’homme pense est fausse ou impropre.

La seule raison pour laquelle une telle phrase, un simple « L’homme pense » puisse être affirmé, est qu’il s’agit d’une allusion à l’averroïsme latin et en apparence également un moyen, par rapport aux cléricaux, d’induire temporairement en erreur.

La thèse de l’axiome I s’oppose en effet au principe comme quoi l’être humain pense, tout comme d’ailleurs l’axiome III. Mais le piège tient en réalité à ce que l’esprit de l’être humain est divisé en deux dans l’averroïsme.

Il y a une partie active et une partie passive, ou si l’on préfère un côté entendement qui cherche à retrouver la voie logique, scientifique, des raisonnements amenant à la vérité logico-scientifique (l’intellect), ainsi qu’un côté sentimentalo-émotionnel.

Spinoza dit précisément cela par la suite. Quand il dit l’homme « pense », il parle en réalité des échos émotionnels qui donnent naissance à des réflexions (en tant que reflet).

Citons immédiatement un passage où, plus loin, Spinoza précise bien que l’entendement est universel et non pas personnel :

« Cet enchaînement [d’idées, constituant la mémoire] se fait suivant l’ordre et l’enchaînement des affections du corps humain pour le distinguer de l’enchaînement d’idées qui se fait suivant l’ordre de l’entendement, enchaînement en vertu duquel l’âme perçoit les choses par leurs premières causes et qui est le même dans tous les hommes. »

On ne peut pas faire plus averroïste que cela.

Regardons maintenant le troisième axiome :

III. Il n’y a de modes de penser, tels que l’amour, le désir, ou tout autre pouvant être désigné par le nom d’affection de l’âme, qu’autant qu’est donnée dans le même individu une idée de la chose aimée, désirée, etc. Mais une idée peut être donnée sans que soit donné aucun autre mode de penser. [Cette dernière phrase désigne ce qu’on appelle le fantasme.]

Quand l’être humain « pense », en réalité il réfléchit sur ce qu’il ressent. Quand il raisonne, alors sa pensée n’est, conformément à l’averroïsme, plus la sienne, mais celle de Dieu. Spinoza dit d’ailleurs un peu plus loin dans l’Éthique :

« L’âme humaine est une partie de l’entendement infini de Dieu. Et conséquemment, quand nous disons que l’âme humaine perçoit telle ou telle chose, nous ne disons rien d’autre sinon que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il s’explique par la nature de l’âme humaine, a telle ou telle idée. »

Spinoza dit même que Dieu a une idée « conjointement » à l’âme humaine. Ce que veut dire Spinoza, c’est que non seulement l’être humain pensant de manière correcte arriver sur les rails de l’intellect, c’est-à-dire de la pensée correcte, par définition universelle, car c’est la vérité et tout le monde pourrait, devrait faire de même…

Mais qu’en plus, l’intellect est en quelque sorte utilisé par l’individu percevant quelque chose. Spinoza souligne bien qu’il ne s’agit pas de l’intellect total, de Dieu en tant que tel, seulement d’une partie plus ou moins grande, selon la connexion et les capacités de connexion de la personne à la vérité et à la démarche scientifique conforme à cette vérité.

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