Maïmonide interprète Avicenne à sa manière

Dans Le guide des égarés, Maïmonide (ou « Rambam ») expose trois conceptions de la prophétie. La première conception, que le Rambam rejette, est celle des païens qui pensent que Dieu choisit un homme pour lui faire porter un message.

Or, cela signifie que Rambam rejette le fait d’un « choix » et qu’il est obligé d’accepter la conception prophétique du « reflet » qu’on trouve chez Al Farabi, Avicenne et Averroès… Et Rambam le reconnaît lui-même ; il puise ouvertement dans Aristote.

Voici ce qu’il dit :

« La deuxième opinion est celle des philosophes, à savoir que la prophétie est une certaine perfection (existant) dans la nature humaine ; mais que l’individu humain n’obtient cette perfection qu’au moyen de l’exercice, qui fait passer à l’acte ce que l’espèce possède en puissance, à moins qu’il n’y soit mis obstacle par quelque empêchement tenant au tempérament ou par quelque cause extérieure.

Car, toutes les fois que l’existence d’une perfection n’est que possible dans une certaine espèce, elle ne saurait exister jusqu’au dernier point dans chacun des individus de cette espèce, mais il faut nécessairement (qu’elle existe au moins) dans un individu quelconque ; et si cette perfection est de nature à avoir besoin d’une cause déterminante pour se réaliser, il faut une telle cause.

Selon cette opinion, il n’est pas possible que l’ignorant devienne prophète, ni qu’un homme sans avoir été prophète la veille le soit (subitement) le lendemain, comme quelqu’un qui fait une trouvaille.

Mais voici, au contraire, ce qu’il en est : si l’homme supérieur, parfait dans ses qualités rationnelles et morales, possède en même temps la faculté imaginative la plus parfaite et s’est préparé de la manière que tu entendras (plus loin), il sera nécessairement prophète, car c’est là une perfection que nous possédons naturellement.

Il ne se peut donc pas, selon cette opinion, qu’un individu, étant propre à la prophétie et s’y étant préparé, ne soit pas un prophète, pas plus qu’il ne se peut qu’un individu d’un tempérament sain se nourrisse d’une bonne nourriture, sans qu’il en naisse un bon sang et autres choses semblables.

La troisième opinion, qui est celle de notre Loi et un principe fondamental de notre religion, est absolument semblable à cette opinion philosophique, à l’exception d’un seul point.

En effet, nous croyons que celui qui est propre à la prophétie et qui y est préparé peut pourtant ne pas être prophète, ce qui dépend de la volonté divine. »

Et plus loin, de manière tout à fait aristotélicienne :

« Sache que la prophétie, en réalité, est une émanation de Dieu, qui se répand, par l’intermédiaire de l’intellect actif, sur la faculté rationnelle d’abord, et ensuite sur la faculté imaginative ; c’est le plus haut degré de l’homme et le terme de la perfection à laquelle son espèce peut atteindre, et cet état est la plus haute perfection de la faculté imaginative. »

Et enfin, de manière totalement similaire à Avicenne :

« Tu connais aussi les actions de cette faculté imaginative, consistant à garder le souvenir des choses sensibles, à les combiner, et, ce qui est (particulièrement) dans sa nature, à retracer (les images) ; son activité la plus grande et la plus noble n’a lieu que lorsque les sens se reposent et cessent de fonctionner, c’est alors qu’il lui survient une certaine inspiration, (qui est) en raison de sa disposition, et qui est la cause des songes vrais et aussi celle de la prophétie. Elle ne diffère que par le plus et le moins, et non par l’espèce. »

Et plus loin encore, de manière encore une fois parfaitement conforme à ce que dit Avicenne (sauf pour la troisième partie de son exposé) :

« Cela étant, il faut que tu saches que, si cette émanation de l’intellect (actif) se répand seulement sur la faculté rationnelle (de l’homme), sans qu’il s’en répande rien sur la faculté imaginative [soit parce que l’émanation elle-même est insuffisante, soit parce que la faculté imaginative est défectueuse dans sa formation primitive, de sorte qu’elle est incapable de recevoir l’émanation de l’intellect], c’est là (ce qui constitue) la classe des savants qui se livrent à la spéculation.

Mais si cette émanation se répand à la fois sur les deux facultés, je veux dire sur la rationnelle et sur l’imaginative [comme nous l’avons exposé et comme l’ont aussi exposé d’autres parmi les philosophes], et que l’imaginative a été créée primitivement dans toute sa perfection, c’est là (ce qui constitue) la classe des prophètes.

Si, enfin, l’émanation se répand seulement sur la faculté imaginative, et que la faculté rationnelle reste en arrière, soit par suite de sa formation primitive, soit par suite du peu d’exercice, c’est (ce qui constitue) la classe des hommes d’État qui font les lois, des devins, des augures et de ceux qui font des songes vrais ; et de même, ceux qui font des miracles par des artifices extraordinaires et des arts occultes, sans pourtant être des savants, sont tous de cette troisième classe. »

On a donc Maïmonide reconnaissant le « reflet », mais attribuant cela non pas à une impression de l’intellect dans l’esprit, comme le fait Averroès, mais comme une captation d’une émanation divine.

Au lieu de pousser Aristote jusqu’au bout, Maïmonide en revient à Platon, au « un » et ses « émanations », qu’il considère même comme étant faites par un Dieu « conscient », « pensant ».

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Averroès dépasse Avicenne

Il y a un problème essentiel dans le raisonnement d’Avicenne. On ne voit pas en effet pourquoi un individu pourrait être à un niveau de « prophétie », et pas à un autre niveau. De fait, il doit y avoir la possibilité de progresser sur cette échelle.

Cela amène cependant un autre problème. Si on admet en effet qu’il est possible de progresser sur cette échelle, alors le prophète Mahomet n’est plus qualitativement différent. Il est seulement plus avancé sur l’échelle, n’étant pas moins ou plus humain pour autant.

L’Islam dans ses variantes sunnites rejette donc catégoriquement Avicenne.

L’Islam dans ses versions chiites (duodécimaine et ismaélienne) par contre est d’accord sur le principe, le véritable croyant (le mumin) parcourant les différentes lectures cachées au sein du Coran et découvrant plusieurs niveaux de vérité.

Après Mahomet, il y a eu ici des imams dont le dernier est caché mais toujours présent, et en fait il aurait toujours été présent, mais de manière cachée même pour les prophètes avant Mahomet; rechercher cet imam à la fois dans ce monde et dans d’autres est le chemin mystique du musulman authentique, etc. Le chiisme ismaélien pousse d’ailleurs la logique jusqu’au bout et met de côté Mahomet au profit de la quête mystique de l’imam.

Dans l’Islam chiite, on dira ainsi que « Le Coran est l’imam muet, l’imam est le Coran parlant ».

 Cette interprétation mystique ne nous intéresse pas le moins du monde; elle n’est qu’un mélange de platonisme et d’aristotélisme, une sorte de délire où il faudrait rejoindre le « Dieu-Un » qui aurait formé le monde en plusieurs niveaux qu’il faudrait remonter petit à petit. La kabbale suit exactement le même principe.

Ce qui nous intéresse, c’est le matérialisme. Il est tout à fait possible de pouvoir faire partir la logique d’Avicenne dans le mysticisme, c’est un aspect de la réalité de sa philosophie. Cependant, nous choisissons l’autre, avec Averroès.

Celui-ci a très bien compris que si les humains ne faisaient que refléter, à différents niveaux, l’intelligence ou sphère ou ange, alors il n’y aucune raison qu’il y ait des « prophètes » divins; il s’agissait simplement d’individus « inspirés ».

S’il ne l’a jamais dit ouvertement (et pour cause), la logique d’Averroès aboutit forcément à la thèse qu’on lui a attribué: celle qui consiste à parler des « trois imposteurs » pour désigner Moïse, Jésus et Mahomet.

Averroès a simplement poussé Avicenne jusqu’au bout de son raisonnement, dans la direction matérialiste: si la pensée peut avoir plusieurs niveaux selon la capacité de compréhension de « l’intelligence » globale, alors il n’y a qu’une pensée, comprise à différents niveaux.

La thèse de la pensée de Mao et de Gonzalo ne dit pas autre chose.

Maïmonide, lui, fait partir Avicenne dans la même direction que l’Islam chiite, avec une conception très proche du prophète. Dans la seconde partie du 20e siècle, le rabbin de Loubavitch sera à l’origine d’une véritable « imamologie » dans une même veine chiite.

Mais voyons comment Maïmonide a procédé.

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Les impressions chez Avicenne et la possibilité de les interpréter

Regardons la conception, très intéressante, d’Avicenne sur la « prophétie », ce qui permettra de voir comment Maïmonide ne fait que la reprendre à son compte.

Ce que fait Avicenne, c’est établir une typologie des différents niveaux de compréhension « prophétique. » Voici comment il conçoit les choses, avec différents niveaux selon la capacité à saisir les impressions que l’on a.

Il faut, en effet, bien noter que chez Avicenne la porte est (grande) ouverte pour que les impressions des individus, en tant que reflet de l’intellect, soit le reflet de la réalité générale… et non pas simplement d’un « Dieu » fournissant des informations par l’intermédiaire d’un ange – intellect.

Premier niveau : incapacité de synthétiser par plongée dans la distraction

Il faut être préparé à synthétiser et être capable de synthétiser au moins un minimum. Or, il y en a qui ne disposent pas de cette capacité, ni même de la préparation.

Exemple moderne: quelqu’un consommant des drogues dures ou bien passant son temps à regarder des matchs de football n’ira pas dans le sens d’une tentative de synthèse. C’est ici la démarche de la plèbe, écrasée par les conditions d’existence, happée par elle, incapable de saisir les impressions que la réalité lui imprime.

Second niveau: capacité d’interprétation de réflexions fulgurantes

L’individu, par moments, est capable de passer d’une chose à une autre, parce qu’une première chose l’amène pour ainsi dire « naturellement » à une autre, et il est capable en revenant en arrière d’établir un rapport entre les deux choses.

L’individu interprète des réflexions fulgurantes qu’il a et les rattache au moment qui leur ont donné naissance.

Exemple moderne: il est connu que les écrits de Baudelaire sur le romantisme témoignent par moments de véritables analyses fulgurantes et pénétrantes, comme s’il avait réussi à déchiffrer le fond d’une question (sa lecture « mystique » du monde, avec les « correspondances », est nettement un fétichisme de cette approche visant à s’imprégner de culture et à attendre l’inspiration).

Troisième niveau: capacité de concentration

Ici, l’individu est capable d’avoir plus que des éclairs lumineux: il parvient à stabiliser sa pensée dans les hauteurs; en clair, il parvient à rester concentré et à ne pas se disperser. Il n’y a pas besoin d’interprétation: l’individu sait « à quoi il pense. »

Quatrième niveau: premier stade « prophétique »

L’individu parvient ici non seulement à se concentrer, mais cela est fait de telle manière qu’il fusionne pratiquement avec ce à quoi il réfléchit. Il n’est pas « parasité » par quelque autre pensée ou sensation que ce soit.

Pour Avicenne, l’individu voit sa pensée ici directement « imprimée »; il saisit sans interprétation une connaissance qu’il connaît de l’intérieur.

Cinquième niveau: second stade « prophétique »

Ce niveau est le même que le précèdent, à ceci près que l’individu est capable de ne pas confondre ce qu’il a compris avec d’autres choses provenant de son imagination, et qu’il mélangerait par analogie.

Il faut bien voir ici qu’Avicenne entrevoit la synthèse, mais ne saisit pas le moteur dialectique. Il en reste au principe d’analogie développé par Aristote. En clair, lorsqu’on voit un interrupteur sur un mur, on le « reconnaît » par analogie avec d’autres interrupteurs qu’on a vu.

Dans « Retour vers le futur 2 » justement, l’amie de Marty McFly est dans le futur (chose par ailleurs impossible) et ne sait pas allumer la lumière, car elle raisonne par analogie et ne « trouve pas » l’interrupteur.

A ce stade donc, l’individu entrevoit des vérités et y reste, il ne mélange pas, il n’assimile pas ces vérités à d’autres choses différentes en substance.

Sixième niveau: le prophète

A ce niveau, non seulement la connaissance est stabilisée et reste en l’individu, il garde cela en mémoire, mais en plus il peut retranscrire pour ainsi dire en temps réel cette puissance intellectuelle qui s’est imprimée en lui.

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René Descartes et le renversement d’Avicenne et d’Averroès

Comment René Descartes fait-il pour « utiliser » la démarche d’Averroès, et tronquer la question de l’intellect matériel ?

Voici comment il présente les choses : au lieu de situer comme intellect matériel, il s’assimile à l’intellect lui-même. Il peut ainsi dire de l’intellect matérielle qu’il est son « esprit » et que celui-ci est trompeur :

« mon esprit est un vagabond qui se plaît à m’égarer »

René Descartes est ici fidèle à la religion : il considère qu’il n’y a pas d’intellect général, seulement une âme. Mais comme il a besoin de « sauver » les sens à sa manière – pour justifier la bourgeoisie transformant le monde – il doit attribuer à l’intellect matériel un aspect authentique.

Portrait de René Descartes, avant 1707.

Pour saisir les choses clairement :

Avicenne  =  Dieu => intellect => « pensée » de l’humanité

Averroès = Dieu => intellect / intellect matériel =>pensée double de l’humanité (soit tournée vers l’ensemble, soit vers le simple « individuel », « particulier »)

Descartes inverse l’ordre. La pensée de l’être humain serait un intellect, et non plus l’intellect matériel. Cet intellect peut être trompé par l’intellect matériel (Descartes l’appelle l’esprit).

Là où Avicenne et Averroès disent : les humains ne pensent pas, l’intellect vient du Dieu-Univers-Superordinateur (ce qui sera remplacé par la Nature, l’univers pour les matérialistes), Descartes renversent le tout.

C’est l’unique moyen qu’il a trouvé de conserver Dieu tout en proposant une conception rationaliste de l’esprit.

Comment Descartes s’y prend-il ? Si notre thèse est correcte, alors l’opposition esprit / sens doit se voir ajouter un troisième élément. Descartes ne correspond pas au schéma purement religieux opposant esprit et matière. Il doit y ajouter un troisième terme, mélange des deux – l’intellect matériel d’Averroès, sauf que lui s’affirmerait directement comme intellect, afin d’affirmer la thèse bourgeoise de la rationalité.

Descartes reconnaît donc que les sens pénètrent son esprit – il doit le faire, car il doit reconnaître la matière, il est en effet au service de la bourgeoisie transformant le monde.

Mais, et c’est là le paradoxe, Descartes ne se considère pas comme « esprit ». Il ne le peut pas, car il est au 17e siècle en France. Il doit dire qu’il n’est pas esprit, mais autre chose, qu’il a une certaine « maîtrise » de l’esprit, que la spiritualité a de la valeur.

C’est pour cela que Descartes invente la thèse du « pilote. » C’est une thèse qui est inacceptable pour le matérialisme, mais également pour l’Eglise. Voilà pourquoi cette dernière a mis les œuvres de Descartes à l’index, interdisant leur enseignement, alors qu’inversement le matérialisme n’a pas considéré Descartes comme l’un de ses représentants authentiques.

Dans la conception de Descartes, l’intellect matériel se voit en effet attribuer une capacité de compréhension totale – ce qui normalement revient à Dieu ou bien à l’intellect (en tant que reflet).

Descartes affirme que la pensée est le « pilote », que ce pilote est au-dessus du corps, mais également de l’esprit ! C’est une âme « autonome. »

Voici comment Descartes formule sa conception du pilote :

« La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire, mais outre cela que je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui. 

Car si cela n’étoit, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirois pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrois cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau. 

Et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connoîtrois simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif: car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps. »

On a, ainsi, trois niveaux chez Descartes : la pensée individuelle autonome – pilote (qu’il appelle âme, mais qui n’a pas du tout suffi pour convaincre l’Église ! ), l’esprit, le corps.

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René Descartes et sa reprise de l’homme volant d’Avicenne

René Descartes existait dans une phase historique qui, elle-même, était le fruit d’un mouvement antérieur. Par conséquent, la conception de René Descartes ne saurait, bien entendu, échapper à l’averroïsme, forme qu’a pris le matérialisme en Europe à la suite d’Averroès et de son prédécesseur, Avicenne.

Ici se pose quelque chose de très précis.

Si notre vision de la France du 17e siècle est correcte, alors René Descartes doit repartir en arrière dans l’averroïsme et lui faire prendre un virage différent, « acceptable » pour le 17e siècle français, correspondant aux besoins de la bourgeoisie à ce moment-là.

Les « libertins », inversement, se situait dans le prolongement direct de l’humanisme et de l’averroïsme. Leur perspective était ouvertement athée et reflétait la bourgeoisie dans son aspect révolutionnaire.

Cependant, au 17e siècle, la bourgeoisie compose également avec la monarchie absolue qui maintient un savant équilibre dans le système regroupant la noblesse et le clergé d’un côté, et la bourgeoisie de l’autre.

Mais ce n’est pas tout. La conception cartésienne doit, de plus, être « lisible » si l’on considère que le déisme du 18e siècle, des Lumières, en est le prolongement.

Cela donne deux garde-fous : il faut vérifier que René Descartes « repart en arrière », et qu’il pave la voie au déisme des Lumières.

En clair et si l’on regarde historiquement, cela signifie que René Descartes donne à la bourgeoisie ce qu’elle n’a pas pu assumer avec le protestantisme. Qui plus est, il le lui donne de manière tronquée puisque les conditions objectives ne sont pas unilatéralement favorable à la bourgeoisie.

Donc, si ce raisonnement est correct, René Descartes va faire reculer les positions de l’averroïsme, c’est-à-dire retourner à Avicenne. Or, justement, la conception de René Descartes est strictement parallèle à un exemple très connu de la pensée d’Avicenne : l’homme volant.

L’idée est la suivante : René Descartes dit qu’il peut tout remettre en cause, sauf sa pensée. Et justement l’homme volant d’Avicenne pose le fait que, si un être humain ne voit rien et naît en train de tomber dans le vide, il aura la certitude d’exister, sans pour autant connaître la réalité de son propre corps.

Voici comment Avicenne, dans le passage intitulé « Le traité de l’âme » dans le Sifa (La Guérison), présente l’exemple de « l’homme volant » :

« Il faut que l’un de nous s’imagine qu’il a été créé d’un seul coup, et qu’il a été créé parfait, mais que sa vue a été voilée et privée de contempler les choses extérieures. 

Qu’il a été créé tombant dans l’air ou dans le vide, de telle sorte que la densité de l’air ne le heurte, dans cette chute, d’aucun choc qui lui fasse sentir ou distinguer ses différents membres lesquels, par conséquent, ne se rencontrent pas et ne se touchent pas. 

Eh bien ! qu’il réfléchisse et se demande s’il affirmera qu’il existe bien, et s’il ne doutera pas de son affirmation, de ce que son ipséité [c’est-à-dire son identité particulière] existe, sans affirmer avec cela une extrémité à ses membres, ni une réalité intérieure de ses entrailles, ni cœur, ni cerveau, ni rien d’entre les choses extérieures. 

Bien mieux, il affirmera l’existence de son ipséité, mais sans affirmer d’elle aucune longueur, largeur ou profondeur. 

Et s’il lui était possible, en cet état, d’imaginer une main ou un autre membre, il ne l’imaginerait ni comme une partie de son ipséité, ni comme une condition de son ipséité. Or tu sais bien, toi, que ce qui est affirmé est autre que ce qui n’est pas affirmé. Et la proximité est autre que ce qui n’est pas proche. 

Par conséquent, cette ipséité dont est affirmée l’existence a quelque chose qui lui revient en propre, en ceci qu’elle est lui-même, par soi-même, non pas son corps et ses organes qui, eux, ne sont nullement affirmés. 

Ainsi a-t-on l’occasion d’attirer l’attention sur une voie qui conduit à mettre en lumière l’existence de l’âme comme quelque chose qui est autre que le corps, mieux qui est autre que tout corps. Et que lui, il le sait et le perçoit. 

S’il l’avait oublié, il aurait besoin d’être frappé d’un coup de bâton. »

Comparons maintenant avec la perspective de Descartes.

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Aristote et le thème de «La métaphysique»

« La métaphysique » est donc un bricolage de textes d’Aristote et, comme si cela ne suffisait pas, le titre de l’œuvre qu’ils forment l’est également. On le doit à Andronicos de Rhodes ; comme il a choisi de placer ces textes après ceux sur la physique, il a simplement pris comme titre la métaphysique, c’est-à-dire « après la physique », du moins c’est ce qui semble en apparence, car il est également possible de traduire le titre par « au-delà de la physique ».

Rien que l’interprétation du choix de ce terme pose déjà un vrai casse-tête et de plus, pour ajouter au problème, Aristote n’utilise lui-même pas ce terme de « métaphysique » : ce dont il parle dans « La métaphysique », c’est de la philosophie première (πρώτη φιλοσοφία – protē philosophia).

La question est ainsi de savoir ce qu’il faut comprendre par « métaphysique ». S’agit-il d’un prolongement de la physique à un niveau supérieur, ou plutôt plus profond ? S’agit-il au contraire d’un espace coupé de la physique, se situant sur un autre plan, de type mystique, voire divin ? S’agit-il d’un discours même sur Dieu directement ? Et ce Dieu a-t-il une réelle existence ou bien n’est-il qu’un simple principe justificateur, un simple outil intellectuel en attendant mieux ?

Pour dire les choses plus directement : soit « La métaphysique » traite du cœur de la Physique, de son noyau dur, soit cette œuvre annonce un plan supérieur plus ou moins inaccessible, mais relativement compréhensible.

L’anecdote d’Ibn Sina, Avicenne (980-1037), le géant de la philosophie de la civilisation islamique arabo-persane, le grand commentateur de « La métaphysique » au moyen-âge, est ici éloquente et possède un sens très profond :

« Alors je revins à l’étude de la science divine. Je lus le livre intitulé : Métaphysique (d’Aristote).

Mais je n’en comprenais rien ; les intentions de son auteur restaient obscures pour moi ; j’eus beau relire quarante fois ce livre, d’un bout à l’autre, au point de le savoir par cœur, je n’en saisis ni le sens ni le but ; je désespérais de l’entendre par mes propres moyens et je me dis : « Ce livre est incompréhensible ».

Un jour, enfin, je passais par le bazar des libraires. Un marchand tenait un livre, dont il cria le prix ; il me le présenta dans mon découragement, je le repoussai, convaincu qu’il n’y avait nul profit en cette science.

Le vendeur insista, disant : « Achète ce livre ; il est à bon marché. Je le vends au prix de trois dirhems parce que son propriétaire est dans le besoin ». Je l’achetai donc : c’était le livre d’Abou-Nasr-al-Farabi, Commentaires sur la métaphysique.

Je revins à ma demeure et je m’empressai de le lire : sur le champ, les buts poursuivis par l’auteur de ce livre se découvrirent à moi parce que je le savais déjà par cœur. Tout réjoui de cet événement, je fis abondante aumône aux pauvres, en action de grâces, dès le lendemain. »

Aujourd’hui nous ne disposons pas de l’ouvrage d’Alfarabi, mais simplement de huit pages d’un texte à ce sujet, peut-être un synthèse, dont il existe deux versions relativement concordantes. Alfarabi y fait la remarque suivante, qui a forcément été ce qui a marqué Avicenne : « La métaphysique » ne traite pas de Dieu.

Avicenne, miniature persane.

Il faut considérer ici les choses à deux niveaux. Chez Platon, on a le monde d’en bas et le monde d’en haut, avec celui d’en bas qui n’est que l’image imparfaite de celui d’en haut. Le sens de la philosophie est de s’intéresser au monde d’en haut et les choses s’arrêtent là ; le platonisme sombrera toujours plus dans le mysticisme, forcément, puisque le monde d’en bas est sans intérêt réel, étant une copie imparfaite du monde d’en haut.

C’est le sens caché de l’allégorie de la caverne et cela donnera ce qu’on appelle le néo-platonisme.

Aristote, quant à lui, rejette ce monde d’en haut. Ce qui l’intéresse, c’est la réalité matérielle, c’est la nature, d’où son obsession pour la science concrète, notamment la biologie. Il n’y a pas pour lui de « monde des idées » dont la réalité serait une copie. Il reconnaît toute sa valeur à la réalité.

Centre de la fresque L’école d’Athènes, de Raphaël (1509-1510). A gauche, Platon indique le ciel, le monde des idées. A droite, Aristote désigne le sol, la matière.

Cependant, pour s’en sortir, il est comme les déistes de l’époque de la révolution française : il a besoin d’un démarreur, d’une origine au monde, d’un grand architecte, d’un grand horloger, d’une entité ayant mis toute la réalité en mouvement. Aristote l’appelle « moteur premier », ou bien Dieu, c’est même là d’ailleurs le sens réel, historiquement parlant, du concept de Dieu.

Cela signifie que chez Aristote, on n’a pas un monde d’en bas et un monde d’en haut, mais deux mondes cohabitant : le monde réel d’un côté, Dieu comme grand démarreur de l’autre. Les deux coexistent, éternellement (puisque si Dieu est toujours pareil et que donc s’il joue le rôle d’un démarreur, il le faut éternellement, et donc le monde existe lui aussi, parallèlement, éternellement).

Or, « La métaphysique » ne parle de Dieu comme grand démarreur, et c’est cela qu’Avicenne a compris en lisant Alfarabi. L’ouvrage parle de pourquoi il y a une réalité matérielle : c’est cela, la réelle « métaphysique ».

Cela laissera bien entendu place à un vaste débat pour savoir si chez Aristote le « démarreur » divin avait une importance ou pas, c’est-à-dire si Aristote était plutôt un matérialiste déiste ou plutôt un athée faisant avec les moyens du bord.

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