L’ouverture aux radicaux avait comme arrière-plan l’immense influence de la franc-maçonnerie, qui se présentait comme la grande représentante de la lutte contre l’obscurantisme, dans le prolongement des Lumières. Les socialistes français n’ayant pas de lecture matérialiste historique, ils acceptaient au moins le principe, même si eux-mêmes se considéraient comme les vrais représentants de cette perspective.
De plus, la franc-maçonnerie jouait un important rôle de frein à la répression anti-socialiste, dans la mesure où les franc-maçons, c’est-à-dire les radicaux, appuyaient les socialistes contre les conservateurs. L’appel d’air était d’autant plus grand.
L’aile droite du Parti Socialiste SFIO présentait donc systématiquement la franc-maçonnerie comme une sorte de club de pensée, où il serait possible de porter un discours socialiste, et dans tous les cas le coeur du front en faveur de la laïcité.
Il faut se souvenir ici que les deux manifestations les plus marquantes eurent lieu, dans toute la France, à la suite de l’exécution par l’Espagne du pédagogue anarchiste espagnol Francisco Ferrer, grande figure de la laïcité. Le 13 octobre 1909, la manifestations parisienne de 40 000 personnes tourna à l’émeute, avec des scènes de pillage ; le 17 octobre, le Parti Socialiste SFIO organisa la manifestation où vinrent 100 000 personnes, avec un service d’ordre extrêmement organisé.
Le mot d’ordre du rassemblement était :
Travailleurs de Paris, socialistes et républicains de Paris, préparez-vous avec toutes les grandes villes d’Europe et de France à flétrir la domination cléricale et militaire sous laquelle étouffé l’Espagne, à dire votre espoir d’un relèvement qui fera de l’Espagne une République de plus dans le monde.
Les radicaux faisaient de la laïcité le cœur de leur stratégie anti-conservatrice. La franc-maçonnerie en était l’un des vecteurs idéologiques. Voilà pourquoi une partie des socialistes assumait, au nom de la réflexion nécessaire et qui ne trouverait pas sa place dans le Parti, d’aller dans la franc-maçonnerie.
Marcel Sembat est ici l’exemple le plus significatif. Marié à la peintre Georgette Agutte, membre de la mouvance post-impressionniste, il présente la franc-maçonnerie comme une œuvre « extrêmement passionnante » et justifie sa participation à celle-ci en expliquant que :
« Il y a dans l’esprit humain toute une portion qui, dans la société présente, demeure en jachère et n’est défrichée que chez quelques bourgeois. »
Il faut avoir en tête que de tels propos sont tenus dans une période historique où les franc-maçons verrouillent l’Etat républicain. D’ailleurs, en 1912, alors que le débat se pose enfin à un congrès du Parti Socialiste SFIO, huit ministres sont maçons, pratiquement tous les préfets et sous-préfets, et même des généraux, ainsi que des hauts responsables de la police.
On est là, au sens strict, aux antipodes de la social-démocratie allemande, avec Karl Kautsky et l’affirmation du matérialisme historique, et des bolchéviks russes, avec Lénine valorisant le matérialisme dialectique, ayant déjà publié Matérialisme et empiriocriticisme en 1909.
Il y avait bien entendu et heureusement des opposants à la franc-maçonnerie, qui dénonçaien non seulement le rôle de vecteur du radicalisme, mais également la neutralisation des contradictions politiques joués par les rapports entre « frères », le tout se déroulant évidemment en-dehors de toute supervision du Parti. Ils furent cependant écrasésau neuvième congrès tenu à Lyon les 18, 19, 20 et 21 février 1912, où quatre motions furent présentés.
La première fut la motion de la minorité de la Seine :
Le Congrès, considérant que la franc-maçonnerie est, contrairement à ses affirmations, non une organisation philosophique et mutualiste, mais la véritable organisation de classe de la petite-bourgeoisie et du parti radical.
Décide que les membres francs-maçons du Parti devront démissionner de cette organisation dans un laps de temps de six mois, au maximum.
La seconde fut une synthèse des motions de la majorité du Nord et du Gard:
Le Congrès constate que ces membres du Parti socialiste ont une tendance à éparpiller leurs efforts dans toutes sortes de groupements.
Que si ces groupements ont pour but le développement moral et matériel de l’ensemble des membres de la société, il n’en est pas moins certain que l’éparpillement de ces efforts est une cause d’amoindrissement de l’action socialiste, seule capable d’orienter le prolétariat vers son émancipation intégrale ;
en conséquence, il rappelle à tous les membres qu’au lieu d’adhérer à des groupements même ne faisant pas de politique au bénéfice d’un parti, ils devraient consacrer tous leurs efforts à la propagande socialiste, à l’éducation, à l’organisation politique et économique du prolétariat.
La troisième motion fut celle de la majorité de la Seine :
Le Congrès, en rappelant aux travailleurs que leur devoir est de se grouper dans le Parti socialiste qui est le seul parti de classe du prolétariat, déclare qu’il n’entend pas limiter à la seule action politique l’activité de ses membres, du moment où celle-ci ne les met pas en contradiction avec la doctrine, les principes et les décisions du Parti ;
Il déclare particulièrement qu’il ne se préoccupe pas de savoir si ses membres adhèrent à des organisations d’ordre philosophique, éducatif ou moral, telles que franc-maçonnerie, libre pensée, Universités populaires, Ligue des Droits de l’Homme, qui n’ont pas
pour but la conquête du pouvoir politique ;Il déclare en outre que, lorsque des défaillances individuelles se produisent, elles relèvent purement et simplement du contrôle réglementaire du Parti.
La quatrième motion fut présentée par la Fédération du Gers :
Les membres du Parti ont le devoir d’appartenir au Syndicat ouvrier de leur profession, à la Coopérative de leur localité et à la franc-maçonnerie.
Seuls les 5 délégués du Gers votèrent pour cette dernière motion, le vote connaissant par ailleurs 32 abstentions. La grande majorité, soit 1505 voix, soutint la motion d’ouverture à la franc-maçonnerie. La seconde motion, plus circonspecte et se contentant d’appeler à éviter l’éparpillement, reçut 927 voix.
La première motion, appelant à rejeter la franc-maçonnerie, n’eut que 103 voix : 7 mandats des Alpes-Maritimes, 1 du Cher, 1 d’Eure-et-Loir, 3 de l’Hérault, 2 du Maine-et-Loire, 3 de la Marne, 2 de Seine-et-Marne, 7 du Vaucluse, 21 de la Haute-Vienne et 56 de la Seine, c’est-à-dire de la région parisienne.
Ce dernier point est significatif : les mandats de la Seine allèrent également aux autres motions, 52 pour la seconde, 233 pour la troisième, témoignant d’une hégémonie idéologique très claire de la franc-maçonnerie.
Les mandats du Nord furent quant à eux 312 pour la seconde motion, 150 pour la troisième, aucune pour la première : au mieux, la ligne était celle des concessions.