Friedrich Engels sur l’échec national de la France du Sud

L’échec du calvinisme est l’expression de l’échec du sud de la France à former une nation, malgré certains éléments constitutifs présents. Théodore Agrippa d’Aubigné lui-même vient de Pons, dans la région de Saintonge dans le Sud-Ouest de la France.

La localisation de Pons en France

Friedrich Engels le constate bien, en comparant la situation du Sud de la France à celle de la Pologne au XVIIIe siècle. La Pologne a réussi à se maintenir en tant que nation par la dimension anti-féodale de son action, là où la France du Sud, de par le maintien complet du féodalisme, n’a pas pu se développer.

La haute aristocratie française, non seulement n’était pas l’ennemi du calvinisme, mais une de ses fractions la dirigeait. Cela signifiait l’impossibilité d’une révolution agraire.

Les huguenots en France en 1562, avec les églises organisées,
et le fameux croissant formant leur bastion.

La nation tchèque s’est maintenue au contraire justement parce que le hussitisme a donné le taborisme, cette guerre des paysans ; la nation allemande a profité pareillement de la guerre des paysans, initiée par Thomas Münzer et à laquelle s’est opposée Martin Luther, ce qui a amené de terribles problèmes dans l’affirmation nationale.

Voici ce qu’il constate dans La Nouvelle Gazette Rhénane, en septembre 1848.

Au Moyen-Âge la nationalité de la France du Sud n’était pas plus proche de celle de la France du Nord que la nationalité polonaise ne l’est actuellement de la nationalité russe.

La nationalité de la France du Sud, vulgo la nation provençale, avait au Moyen-Âge non seulement un « précieux développement », mais elle était même à la tête du développement européen. Elle fut la première de toutes les nations modernes à avoir une langue littéraire.

Son art poétique servait à tous les peuples romans, et même aux Allemands et aux Anglais, de modèle alors inégalé.

Dans le perfectionnement de la civilisation courtoise féodale, elle rivalisait avec les Castillans, les Français du Nord et les Normands d’Angleterre ; dans l’industrie et le commerce, elle ne le cédait en rien aux Italiens.

Ce n’est pas seulement « une phase de la vie du Moyen-Âge… qui avait connu grâce à elle » un grand éclat, elle offrait même, au cœur du Moyen-Âge, un reflet de l’ancienne civilisation hellène.

La nation de la France du Sud n’avait donc pas « acquis » de grands, mais d’infinis « mérites envers la famille des peuples d’Europe ».

Pourtant, comme la Pologne, elle fut partagée entre la France du Nord et l’Angleterre et plus tard entièrement assujettie par les Français du Nord.

Depuis la guerre des Albigeois jusqu’à Louis XI, les Français du Nord, qui, dans le domaine de la culture, étaient aussi en retard sur leurs voisins du Sud que les Russes sur les Polonais, menèrent des guerres d’asservissement ininterrompues contre les Français du Sud, et finirent par soumettre tout le pays.

La « république des nobles du Midi de la France » (cette dénomination est tout à fait juste pour l’apogée) « a été empêchée par le despotisme de Louis XI d’accomplir sa propre suppression intérieure », qui, grâce au développement de la bourgeoisie des villes, aurait été au moins aussi possible que l’abolition de la république polonaise des nobles, grâce à la constitution de 1791.

Des siècles durant, les Français du Sud luttèrent contre leurs oppresseurs. Mais le développement historique était inexorable.

Après une lutte de trois cents ans, leur belle langue était ramenée au rang de patois, et ils étaient eux-mêmes devenus Français. Le despotisme de la France du Nord sur la France du Sud dura trois cents ans et c’est alors seulement que les Français du Nord réparèrent les torts causés par l’oppression en anéantissant les derniers restes de son autonomie.

La Constituante mit en pièces les provinces indépendantes ; le poing de fer de la Convention fit pour la première fois des habitants de la France du Sud des Français,et pour les dédommager de la perte de leur nationalité, elle leur donna la démocratie.

Mais ce que le citoyen Ruge dit de la Pologne s’applique mot pour mot à la France du Sud pendant les trois cents ans d’oppression : « Le despotisme de la Russie n’a pas libéré les Polonais; la destruction de la noblesse polonaise et le bannissement de tant de familles nobles de Pologne, tout cela n’a fondé en Russie aucune démocratie, aucun humanisme. »

Et pourtant, on n’a jamais traité l’oppression de la France du Sud par les Français du Nord «d’ignominieuse injustice ». Comment cela se fait-il, citoyen Ruge ? Ou bien l’oppression de la France du Sud est une ignominieuse injustice ou bien l’oppression de la Pologne n’est pas une ignominieuse injustice. Que le citoyen Ruge choisisse.

Mais où réside la différence entre les Polonais et les Français du Sud ? Pourquoi la France du Sud fut-elle prise en remorque par les Français du Nord, comme un poids mort jusqu’à son total anéantissement, tandis que la Pologne a toute perspective de se trouver très bientôt à la tête de tous les peuples slaves ?

La France du Sud constituait, par suite de rapports sociaux que nous ne pouvons expliquer plus amplement ici, la partie réactionnaire de la France.

Son opposition contre la France du Nord se transforma bientôt en opposition contre les classes progressives de toute la France.

Elle fut le soutien principal du féodalisme et elle est restée jusqu’à maintenant la force de la contre-révolution en France.

La Pologne en revanche fut, en raison de rapports sociaux que nous avons expliqués ci-dessus, la partie révolutionnaire de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse.

Son opposition à ses oppresseurs était en même temps à l’intérieur une opposition à la haute aristocratie polonaise.

Même la noblesse qui se trouvait encore en partie sur un terrain féodal, se rallia avec un dévouement sans exemple à la révolution démocratique agraire. La Pologne était déjà devenue le foyer de la démocratie de l’Europe orientale alors que l’Allemagne tâtonnait encore dans l’idéologie constitutionnelle la plus banale, et l’idéologie philosophique la plus délirante.

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