L’affaire Galilée

L’affaire Galilée ne consiste pas du tout en ce en quoi les commentateurs bourgeois l’ont résumée. Il est en effet considéré ici que Galilée aurait défendu la thèse de Nicolas Copernic comme quoi la Terre tournait autour du soleil, et non le contraire ; l’inquisition l’aurait alors brutalement réprimé, faisant de Galilée un martyr de la science.

En réalité, l’affaire de l’affirmation de l’héliocentrisme contre le géocentrisme n’a été qu’un prétexte. Le véritable problème de fond était la physique de Galilée, et nullement l’héliocentrisme qui n’était qu’une conséquence d’une problématique provoquée par la physique de Galilée : la laïcité.

Galilée est, en effet, un enfant de la Renaissance italienne : il s’intéresse initialement aux arts, notamment la peinture, et son intérêt pour les sciences découle de cette perspective. Sa vision d’un monde organisé en chiffres correspond absolument à l’idéologie néo-platonicienne au cœur de la Renaissance italienne.

Galilée devint ainsi un savant au service de la République de Venise, enseignant les mathématiques, l’astronomie, la mécanique appliquée ainsi que l’architecture militaire. Il travailla sur l’artillerie lourde (trouvant que 45° est le meilleur angle) et inventa un thermomètre, une balance hydrostatique, un compas (dit de proportion), etc.

Il inventa notamment aussi une lunette astronomique, découvrant ainsi les satellites de Jupiter, les anneaux de Saturne, les tâches solaires, etc. Il racontera ses découvertes notamment dans Sidereus Nuncius, publié en mars 1610.

Voici ce que dit Galilée au début de cette œuvre :

« LE MESSAGER DES ÉTOILES

Observations récentes montrant les nouveaux aspects de la face de la Lune, de la voie lactée, les étoiles nébuleuses, les innombrables fixes, ainsi que quatre planètes

LES ÉTOILES MÉDICÉENNES

Jusque-là jamais observées ni rapportées.

Ce sont assurément de grands sujets que je propose, dans ce court traité, à ceux qui s’intéressent à l’observation de la Nature afin qu’ils les examinent et les contemplent. Grands, d’abord du fait de l’importance du sujet mais aussi de sa nouveauté et enfin par l’instrument qui nous a permis de les découvrir.

C’est une grande tâche que de montrer l’existence d’un très grand nombre d’étoiles fixes qui jusqu’alors n’ont pas pu être observées par nos sens et d’en augmenter le nombre de plus de dix fois celles qui sont déjà connues.

Il est très beau et agréable d’observer la surface de la Lune qui est pourtant à presque soixante diamètres terrestres de nous, comme si elle était distante de seulement deux mesures. »

C’est dans ce cadre que Galilée a admis la thèse héliocentrique de Nicolas Copernic, dont l’oeuvre, De revolutionibus orbium coelestium, a été suspendue par l’inquisition. La thèse héliocentrique ne pouvait être présentée uniquement que comme une « hypothèse » d’un modèle mathématique.

Le théologien et astronome Paolo Antonio Foscarini (1565–1616) publia alors en 1615 une œuvre défendant Nicolas Copernic et affirmant que l’héliocentrisme ne remettait nullement en cause la Bible. Une interdiction s’en suivit, et le pape Urbain VIII, ami de Galilée, demanda alors à celui-ci de publier une œuvre confrontant géocentrisme et héliocentrisme, en respectant bien le principe selon lequel ce serait encore seulement une hypothèse.

Galilée était alors au cœur du Vatican, puisqu’en 1611 il avait présenté ses découvertes au Collège pontifical et à l’Académie des Lyncéens, devenant membre de cette dernière qui était une association scientifique nouvellement formée.

Cependant, Galilée allait pour beaucoup trop loin dans le néo-platonisme de la Renaissance. Dans Il Saggiatore, publié en 1623 et dédié au pape Urbain VIII, il avait déjà ouvertement présenté les mathématiques comme le langage de la nature :

« La philosophie est écrite dans ce vaste livre constamment ouvert devant nos yeux (je veux dire l’univers), et on ne peut le comprendre si d’abord on n’apprend à connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit.

Or il est écrit en langue mathématique, et ses caractères sont le triangle et le cercle et autres figures géométriques, sans lesquelles il est humainement impossible d’en comprendre un mot. »

Galilée prolongea son initiative, jusqu’à un coup trop osé : il décida ainsi de ne fournir à la censure que la préface et la conclusion de l’œuvre demandée par le pape, intitulée Dialogue sur les deux grands systèmes du monde. 

Or, lorsque l’ouvrage paraît, en 1632, on s’aperçoit que c’est un brûlot : Filippo Salviati, un Florentin porte-parole de Galilée, y convainc le Vénitien et sage Giovan Francesco Sagredo, ridiculisant un personnage appelé Simplicio, partisan du géocentrisme.

La demande du pape a été ainsi contournée, et ce coup de force en faveur d’une laïcisation de la science se voit nécessairement écrasé par le pape qui tentait de ménager une position intermédiaire, puis par l’Inquisition elle-même, qui fit de l’héliocentrisme le symbole de la remise en cause scientifique de son existence, l’Église interdisant cette thèse jusqu’en 1757.

Voici le début de la repentance de Galilée exigée par le Vatican :

« Moi, Galiléo, fils de feu Vincenzio Galilei de Florence, âgé de soixante dix ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j’ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l’aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église catholique et apostolique affirme, présente et enseigne.

Cependant, alors que j’avais été condamné par injonction du Saint-office d’abandonner complètement la croyance fausse que le Soleil est au centre du monde et ne se déplace pas, et que la Terre n’est pas au centre du monde et se déplace, et de ne pas défendre ni enseigner cette doctrine erronée de quelque manière que ce soit, par oral ou par écrit ; et après avoir été averti que cette doctrine n’est pas conforme à ce que disent les Saintes Écritures, j’ai écrit et publié un livre dans lequel je traite de cette doctrine condamnée et la présente par des arguments très pressants, sans la réfuter en aucune manière ; ce pour quoi j’ai été tenu pour hautement suspect d’hérésie, pour avoir professé et cru que le Soleil est le centre du monde, et est sans mouvement, et que la Terre n’est pas le centre, et se meut.

J’abjure et maudis d’un cœur sincère et d’une foi non feinte mes erreurs. »

Or, il faut voir la suite : Galilée fut donc menacé, mais sa condamnation transformée en résidence surveillée, d’abord chez un archevêque, ensuite chez lui. Il ne fit jamais la récitation des psaumes de la pénitence une fois par semaine, sa fille religieuse s’en chargeant. Enfin, il continua à profiter des bénéfices ecclésiastiques promis par le pape.

On ne peut pas parler d’une répression sanglante. L’héliocentrisme n’était qu’un prétexte. Le contexte véritable était que la position de Galilée a été écrasée au moment où elle aboutissait à une conséquence pratique : la séparation de la science et de l’Église.

Au-delà de la question de l’héliocentrisme, il y a la même question que celle posée par l’averroïsme : la science peut-elle parvenir de manière autonome à la vérité ?

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Le référentiel galiléen

C’est l’une des choses les plus logiques et les moins logiques, et forcément Aristote le savait. Pourquoi il n’en a pas parlé, c’est un autre problème ; ce qui compte c’est que Galilée en a fait un système.

Voici comment il présente cela, dans Dialogue concernant les deux plus grands systèmes du monde.

Le principe est simple : quand on est dans un bateau, et qu’on lance un objet à quelqu’un, on le fait de la même manière que le bateau soit à quai ou en mouvement.

La raison en est que lorsque le bateau est en mouvement, il transmet son mouvement à l’ensemble des choses qui sont dessus.

« Enfermez-vous avec un ami dans la cabine principale à l’intérieur d’un grand bateau et prenez avec vous des mouches, des papillons, et d’autres petits animaux volants.

Prenez une grande cuve d’eau avec un poisson dedans, suspendez une bouteille qui se vide goutte à goutte dans un grand récipient en dessous d’elle.

Avec le bateau à l’arrêt, observez soigneusement comment les petits animaux volent à des vitesses égales vers tous les côtés de la cabine.

Le poisson nage indifféremment dans toutes les directions, les gouttes tombent dans le récipient en dessous, et si vous lancez quelque chose à votre ami, vous n’avez pas besoin de le lancer plus fort dans une direction que dans une autre, les distances étant égales, et si vous sautez à pieds joints, vous franchissez des distances égales dans toutes les directions.

Lorsque vous aurez observé toutes ces choses soigneusement (bien qu’il n’y ait aucun doute que lorsque le bateau est à l’arrêt, les choses doivent se passer ainsi), faites avancer le bateau à l’allure qui vous plaira, pour autant que la vitesse soit uniforme [c’est-à-dire constante] et ne fluctue pas de part et d’autre.

Vous ne verrez pas le moindre changement dans aucun des effets mentionnés et même aucun d’eux ne vous permettra de dire si le bateau est en mouvement ou à l’arrêt. »

La conséquence intellectuelle est énorme. Si on est dans la cabine d’un bateau, et qu’on laisse tomber quelque chose par terre, cela se déroulera de la même manière que le bateau soit en mouvement ou pas.

Pour savoir si donc le bateau est en mouvement ou non, il faut prendre comme référence autre chose que le bateau. Il n’y a pas de mouvement en général, il y a seulement des mouvements de choses par rapport à d’autres.

C’est ainsi parvenir à une étude scientifique d’une réalité particulière, mais au prix de la suppression du système général.

Galilée a tenté ici de faire avancer les choses au moyen de la mécanique. Mais pour faire cela, il a dû prendre des exemples particuliers, et faire sauter l’univers comme ensemble organisé.

Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre. On comprend aisément pourquoi au début du XXIe siècle, quand le matérialisme dialectique est paradoxalement faible, s’expriment les fétichistes féodaux de « l’ordre » universel et ceux capitalistes du fait particulier, isolé, « rationnel ». Ce sont les fruits pourris de la vision bourgeoise de la science.

En ne s’intéressant qu’aux éléments séparés, Galilée nie la possibilité d’une compréhension générale de la réalité. Il est d’ailleurs obligé de s’appuyer sur une abstraction pour justifier son raisonnement : le vide.

Si tout doit être en mouvement et non au repos, dans une situation « normale », alors il faut une situation où cette situation « normale » prévaut. C’est le vide.

Dans le vide, tout se meut de manière linéaire, sans interruption, et s’il y a repos, c’est que ce mouvement est stoppé par des forces interagissantes. Mais rien ne prouve ce vide, que Galilée remplit d’ailleurs d’atomes qu’il qualifie de « sans quantité ».

Le vide n’est ici, clairement, nullement un espace particulier, mais un non-espace, défini de manière purement négative, comme négation des forces en présence telle que Galilée les interprète. En ce sens, c’est une pure fiction, qui sert de justification à la théorie des forces s’annulant mutuellement pour les situations de repos.

Galilée avait donc à s’opposer au matérialisme, au monisme, selon qui, comme l’avait affirmé Aristote :

« Telles sont les différentes significations de l’Un : le continu naturel, le tout, l’individu et l’universel. »

Il devait le faire comme moyen pour justifier une analyse scientifique purement locale. L’intérêt du vide, ici, est bien sûr de justifier inversement le mouvement dans l’espace non vide : il fallait bien que Galilée, qui ne pouvait saisir l’auto-mouvement de la matière, trouve une origine au mouvement et la situe spatialement.

L’exemple du pendule de Foucault illustre parfaitement cette démarche en quête d’un référentiel.

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Galilée et le mouvement en particulier

Aristote considérait que le monde était de la matière « formée » répartie en différents endroits, et mis en branle par la super-entité, le « moteur premier ».

Cependant, ce mouvement toujours provoqué depuis l’extérieur, ce déplacement forcé, était difficile à prouver : Aristote avait buté sur un point fondamental et évident. Lorsqu’on prend une pierre et qu’on la jette, la pierre continue sa projection, sans être en liaison avec la main qui l’a projeté.

Or, dans la logique de la cause et de la conséquence, la main est la cause du mouvement : comment l’objet en repos peut-il conserver ce qui appartient à la cause ?

Il y avait là un problème essentiel. Ce principe de la conservation de l’énergie, de sa transmission, était totalement incompris. Or, avec les progrès matériels, la bourgeoisie exigeait une compréhension du mouvement – si ce n’est le mouvement en général, au moins le mouvement en particulier.

C’est là qu’intervient Galilée, en traitant de la chute des corps. Il affirme que l’accélération de la chute est universelle : la pesanteur est la même pour tous les objets sur Terre ; ils tomberont de la même manière, quelle que soit leur masse (ici on ne prend pas en compte la résistance de l’air).

Ce qui veut dire qu’on peut considérer n’importe quel phénomène isolément, en utilisant un type de calcul théorique valable dans tous les cas.

C’était là révolutionnaire. Auparavant, de nombreuses choses posaient un grand souci à la science : les expériences étaient difficiles à mettre en place, il fallait les généraliser ce qui était encore plus difficile, il fallait les noter, les diffuser, etc. Sur le plan de la technique et de l’information, on fait « avec les moyens du bord ».

Or, ici, Galilée joue un rôle historique : il affirme qu’on peut contourner cela en généralisant certaines tendances sous la forme de lois. On peut alors utiliser la théorie, l’abstraction, de manière généralisée. Les mathématiques priment ici, comme méthode, comme moyen de former des combinaisons qui fourniront forcément un résultat sur le plan physique.

Phases de la Lune dessinées par Galilée en 1616

Regardon les Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles se rapportant à la mécanique et au mouvement local, titre choisi par l’éditeur de l’ouvrage, en Hollande, en 1638.

Galilée y affirme que les mathématiques fournissent la compréhension de la chute d’un corps :

« Nous apportons sur le sujet le plus ancien une science absolument nouvelle.

Il n’est peut-être rien dans la nature d’antérieur au mouvement, et les traités que lui ont consacrés les philosophes ne sont petits ni par le nombre ni par le volume pourtant, parmi ses propriétés, nombreuses et dignes d’être connues sont celles qui, à ma connaissance, n’ont encore été ni observées ni démontrées.

Certaines, plus apparentes, ont été remarquées, tel le fait que le mouvement naturel des graves, en chute libre, est continuellement accéléré selon quelle proportion, toutefois, se produit cette accélération, on ne l’a pas établi jusqu’ici : nul en effet, que je sache, n’a démontré que les espaces parcourus en des temps égaux par un mobile partant du repos ont entre eux même rapport que les nombres impairs successifs à partir de l’unité.

On a observé que les corps lancés, ou projectiles, décrivent une courbe d’un certain type mais que cette courbe soit une parabole, personne ne l’a mis en évidence.

Ce sont ces faits, et d’autres non moins nombreux et dignes d’être connus, qui vont être démontrés, et ainsi — ce que j’estime beaucoup plus important — ouvrir l’accès à une science aussi vaste qu’éminente, dont mes propres travaux marqueront le commencement et dont des esprits plus perspicaces que le mien exploreront les parties les plus cachées. »

Il y a toutefois ici un problème. Afin de justifier la réalité du calcul mathématique qu’il effectue, Galilée est obligé de renverser le rapport entre repos et mouvement. Pour Aristote tout est au repos et parfois seulement en mouvement ; chez Galilée, tout est en mouvement et parfois seulement au repos.

Tout chose existe dans un circuit de forces amenant au mouvement, et ce n’est que lorsque les mouvement s’annulent qu’il y a le repos :

« Si fluide, si ténu et si tranquille que soit le milieu, il s’oppose en effet au mouvement qui le traverse avec une résistance dont la grandeur dépend directement de la rapidité avec laquelle il doit s’ouvrir pour céder le passage au mobile.

Et comme celui-ci par nature va en accélérant continuellement, ainsi que je l’ai dit, il rencontre de la part du milieu une résistance sans cesse croissante, d’où résulte un ralentissement et une diminution dans l’acquisition de nouveaux degrés de vitesse.

Si bien qu’en fin de compte, la vitesse, d’une part, la résistance du milieu de l’autre, atteignent à une grandeur où, s’équilibrant l’une l’autre, toute accélération est empêchée, et le mobile réduit à un mouvement régulier et uniforme qu’il conserve par la suite. »

Galilée a modifié le rapport cause-conséquence d’Aristote en généralisant le mouvement : ce qu’il faut rechercher ce n’est plus la cause du mouvement, mais la cause du repos.

Cela permet de s’intéresser non plus au système en entier, avec des composantes au repos, mais des éléments séparés, individualisés, en étudiant leur mouvement.

Cela suppose un renversement total de perspective et c’est ce qui a été appelé historiquement le référentiel galiléen.

Galilée et le mouvement

Galilée (Galileo Galilei en italien) est une figure très connue ; on sait de lui, d’habitude, qu’il a affirmé l’héliocentrisme et que l’Église s’est opposée à lui, car elle considérait que la Terre était au centre de l’univers.

Toutefois, une telle interprétation des faits est erronée ; il ne faut pas considérer de manière unilatérale que Galilée est le représentant du matérialisme, un ennemi de l’idéalisme et du féodalisme. D’ailleurs, Galilée, qui agissait au XVIIe siècle, avait même le soutien du pape.

Galilée est en réalité un auteur à mi-chemin, exactement comme René Descartes, à l’opposé de Baruch Spinoza.

Il est quelqu’un qui combine, qui mélange, qui associe ; il est à ce titre tout à fait dans la tradition de la Renaissance italienne ; il n’appartient pas au courant de l’humanisme, du protestantisme, de la peinture flamande, de l’affirmation scientifique en tant que telle.

Giusto Sustermans  (1597–1681), Galilée, 1636

L’héliocentrisme est d’ailleurs une question tout à fait secondaire, le vrai fond du travail de Galilée étant la physique. Toute la question était de savoir comment combiner ces avancées scientifiques avec la vision du monde de l’Église.

Il faut se rappeler ici que l’Église avait, jusqu’au XIIe siècle, catégoriquement refusé tout apport scientifique réel, afin de promouvoir une vision du monde d’un féodalisme totalement primitif. La pénétration des conceptions d’Aristote, à partir du monde arabo-persan, principalement avec Avicenne et Averroès (ce qu’on a appelé l’averroïsme), a forcé l’Église à adapter son discours.

C’est Thomas d’Aquin qui se chargea de cette adaptation, ce qui fera de lui un « père de l’Eglise ». Et la question par rapport à Galilée, est de savoir comment ses apports étaient, ou non, combinables avec ce que disait l’Église.

Or, il y avait une contradiction fondamentale dans l’adaptation faite par l’Église des thèses d’Aristote qui, lui, professait le matérialisme.

Aux yeux d’Aristote, le monde obéissait à une combinaison logique, la matière brute étant « formée » par une super-entité ayant produit indirectement le monde, par un surplus de bonté.

La moindre chose produite par cette super-identité a ainsi une identité à la base, une nature précise. Les événements qui se produisent sont cohérents, s’inscrivant dans les rapports nécessairement ordonnés dès le départ, de par l’existence même du monde.

Il n’y a donc pas de hasard, mais un emplacement tout désigné pour chaque être, qui lui-même possédait une définition particulière, une « forme » bien précise.

Aristote s’apercevant bien que les êtres humains meurent et que leurs enfants sont « différents », il théorise également les espèces, chaque espèce s’inscrivant dans un cycle infini, tout comme le mouvement des planètes.

A la question de l’œuf ou de la poule (qu’il pose), il répond qu’il n’y a pas de première poule, ni de premier œuf : les cycles se répètent de manière infinie. Il n’y a donc pas de création du monde, pas de premier homme.

A la question de la pensée, Aristote explique que les humains ne pensent pas, leur capacité d’atteindre la vérité n’étant qu’une correspondance avec l’intellect agent, pensée correcte, juste, universelle nécessairement, coexistant avec le monde qu’il exprime, auquel il correspond.

Le matérialisme dialectique ajoute à la conception d’Aristote la notion d’auto-développement : il n’y a pas de première poule, mais la poule évolue à travers les millénaires, car la matière s’auto-transforme. Quant à la pensée (scientifique) des êtres humains, elle n’est pas en correspondance avec un intellect agent virtuel de l’univers, mais le reflet de l’univers lui-même.

Tout cela, la bourgeoisie ne pouvait pas le comprendre, nécessairement. C’est là qu’intervient Galilée.

Dominique Tintoret  (1560–1635), Galilée, vers 1602-1607

L’Église avait gommé l’aspect matérialiste d’Aristote, afin de proposer un contre-Aristote à l’Aristote matérialiste de l’averroïsme arabe, puis latin. Cependant, il y avait forcément des contradictions en série entre l’Aristote christianisé et les enseignements d’Aristote concernant la physique.

Aristote considérait ainsi que le repos était le statut normal de chaque chose, et qu’une chose pouvait être mis en mouvement, mais depuis l’extérieur d’elle-même seulement. C’est là le fameux principe de la cause et de la conséquence.

C’est pourquoi l’univers a besoin d’un premier moteur (« Dieu »), qui fournit la première « pichenette » amenant un enchaînement de mouvements en série (il va de soi que le premier moteur, cause de toutes les causes, est immobile, sans quoi il aurait lui-même besoin d’un moteur ; ce statut particulier fait de lui justement être « Dieu »).

La conception d’Aristote dans la physique est ainsi tout un enchaînement de causes et de conséquences. Le judaïsme et l’Islam reprendront cette conception d’une « cause de toutes les causes », tout comme le christianisme par la suite ; à chaque fois il y aura des modifications des enseignements d’Aristote afin de les faire correspondre aux « révélations ».

Le problème était donc qu’Aristote ne connaissait pas la nature en auto-mouvement de la matière ; il a donc cherché le mouvement hors de la matière – d’où l’idée d’une intervention extérieure.

Le matérialisme dialectique ajoute cela à Aristote, sans remettre en cause la conception « totale » d’Aristote : il y a bien un seul univers, une seule réalité, où tout est entremêlé, associé, combiné, synthétiquement lié. Pour le matérialisme dialectique, il n’y a au fond qu’une entité : l’univers. Tout le reste n’est que composants de l’univers.

C’est exactement sur ce point qu’intervient Galilée, remettant en cause le principe du « tout ».

Chez Aristote, le monde est cohérent, comme pour le matérialisme dialectique, mais il est statique. Galilée veut reconnaître le mouvement, alors il nie la cohérence du monde, et affirme que tout est tout le temps en mouvement.

Le repos n’est que la rencontre de forces s’opposant, s’auto-annulant.

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Galilée, Newton, Kant et la reconnaissance de l’espace et du temps: l’affirmation laïque de la science

La féodalité possédait une conception précise de ce qu’elle appelait la « création » : le monde était statique, fourni tel quel par Dieu, et la société devait se reproduire fidèlement, tout comme la nature se reproduisait à chaque cycle.

Au départ, cette conception n’était pas élaborée véritablement ; ce n’est qu’avec l’irruption du matérialisme en Europe, sous la forme de l’averroïsme, au XIIIe siècle, que la panique devint générale dans la féodalité et qu’une véritable théorie fut construite à ce sujet, notamment par Thomas d’Aquin.

Le paradoxe ici était que la féodalité faisait semblant d’accepter certaines thèses seulement d’Aristote, celles qui lui permettaient de maintenir une position réactionnaire, afin de contrer l’averroïsme qui portait la dimension progressiste d’Aristote. Cela fit que lutter contre la féodalité signifiait lutter également contre ce qui semblait être la philosophie d’Aristote.

Cette précision est d’importance, toutefois, quand on regarde les choses en détail ; ce qui compte le plus, c’est de voir que la féodalité avait une conception bien à elle de la réalité matérielle, de la nature, bref de l’espace et du temps.

Or, la bourgeoisie naissante avait besoin de progrès matériels. Elle ne pouvait se contenter d’accepter la domination idéologique d’une conception disant que tout se répète par cycle, tant dans la nature que dans la société, et que rien ne doit changer, que tout est statique par définition.

La bourgeoisie naissante devait transformer, aussi a-t-elle fourni les moyens matériels de vivre et de travailler à des artisans, des artistes, des penseurs se mettant à son service.

Cela, les rois, les empereurs, les princes, etc. l’avaient parfois déjà fait, ayant besoin d’une meilleure administration, d’une meilleure armée, de meilleurs fonctionnaires. La monarchie absolue de Louis XIV est ici un exemple fameux.

Mais ce n’était rien en comparaison de ce que la bourgeoisie était en mesure de faire.

Rembrandt, La Leçon d’anatomie du docteur Tulp, 1632

Pour libérer la science face aux thèses féodales, la bourgeoisie a eu trois figures magistrales : Galilée, Isaac Newton et Emmanuel Kant, qui se suivent et voient leurs idées s’assembler jusqu’à l’affirmation de :

– la séparation radicale entre la science et la religion ;

– la réflexion sur la technique (avec les instruments) et la science, notamment au moyen de la géométrie et des mathématiques.

Comment ont-ils fait cela ? En chassant Dieu de l’espace et du temps. Telle a été leur mission, tel a été leur rôle historique. Ils ont laïcisé la science – ils ne l’ont pas amené jusqu’à l’athéisme, car seul le matérialisme dialectique peut faire ainsi.

Mais ils ont pu faire en sorte que les scientifiques disposent désormais d’une autonomie de plus en plus complète – avec un prix à payer toutefois.

En rejetant le concept Dieu hors des sciences, la science de l’époque a rejeté le principe d’universel, pour plonger dans le particulier. Elle a abandonné la possibilité d’affirmer une explication du monde qui soit totale – cela, seule la classe ouvrière pourra le faire ensuite, avec le matérialisme dialectique.

Aussi, dans la science portée par la bourgeoisie, ce n’est pas la réalité physique qui prime, mais les mathématiques, c’est-à-dire les calculs aidant la compréhension de la physique du monde local, et basculant toujours plus dans l’abstraction, dans l’idéalisme, dans l’autonomie complète, et cela au nom de la nature « organisée » mathématiquement du monde.

C’était obligatoire de par la vision bourgeoise du monde des scientifiques alors.

Chez Galilée, Isaac Newton, Emmanuel Kant, comme chez les auteurs du matérialisme anglais ou les déistes français (et René Descartes avant eux), la franc-maçonnerie, etc., Dieu a fourni le matériel à la raison humaine, pour en disposer comme bon lui semble.

Dieu a conçu le monde mathématiquement, et la raison humaine peut remonter jusqu’à Dieu par une compréhension rationnelle, mathématique, séparée des sens et de la réalité.

L’espace-temps, en définitive, n’est plus que le « cadre » du monde donné à l’humanité par Dieu. C’est là un point de vue pratique pour la bourgeoisie.

Voici comment le chevalier Louis de Jaucourt expose le point de vue d’Isaac Newton dans son article de l’Encyclopédie au sujet de l’Espace, en 1751 :

« L’autorité de M. Newton a fait embrasser l’opinion du vide absolu à plusieurs mathématiciens. Ce grand homme croyoit, au rapport de M. Locke, qu’on pouvoit expliquer la création de la matière, en supposant que Dieu auroit rendu plusieurs parties de l’espace impénétrables : on voit dans le scholium generale, qui est à la fin des principes de M. Newton, qu’il croyoit que l’espace étoit l’immensité de Dieu ; il l’appelle, dans son optique le sensorium de Dieu, c’est-à-dire, ce par le moyen de quoi Dieu est présent à toutes choses. »

Dieu est présent, mais en même temps absent : il n’est plus que l’origine d’un monde dont la compréhension devient autonome de la religion.

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