Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : «La Lutte des Jeunes»

Comment Pierre Drieu La Rochelle a-t-il été suffisamment galvanisé pour dépasser sa position du rejet romantique de la machine jusqu’à devenir le théoricien du « socialisme fasciste » ?

Voici un passage éminemment intéressant, tiré de l’article Modes intellectuelles, publié dans Les Nouvelles littéraires du 6 janvier 1934, soit exactement un mois avant les fameux événements du 6 février.

Pierre Drieu La Rochelle y formule une définition du fascisme sur le plan des idées qui sera la même pour laquelle, cinquante ans après, l’historien israélien Zeev Sternhell sera décrié par les universitaires français.

Il présente ce qu’a été pour lui l’influence de Georges Sorel et la tentative de fusion de la droite et de la gauche.

« Donc, vers 1910, quand j’entrai à l’Ecole des sciences politiques, le vent n’était pas au marxisme. Je lisais Sorel et les écrivains syndicalistes. Je lisais Jaurès, qui faisait du marxisme une transposition bien allégée, bien édulcorée, qui réagissait à ce mouvement germanique comme Renan avait déjà réagi à un autre.

Je lisais Bernstein et Kautsky, disciples fort émancipés, fort rebelles, fort traîtreux. Je lisais les disciples, mais je ne lisais pas le maître. Je ne lisais pas Marx du tout.

Le problème social se présentait sommairement à moi comme une lutte entre une classe ouvrière batailleuse, autonome, méfiante à l’égard des parlementaires et des intellectuels, et une bourgeoisie qui devenait consciente jusqu’au cynisme.

La solution de ce problème, c’était une question de force qui devait être posée par la grève générale [tout le point de vue ici développé est celui de Georges Sorel].

D’autre part, j’entrouvrais l’Action française, et surtout en marge de l’Action française, Les Cahiers du Cercle Proudhon, où la théorie syndicaliste était reprise et insérée dans un système vivement composite.

Sans doute quand on se réfère à cette période, on s’aperçoit que quelques éléments de l’atmosphère fasciste étaient réunis en France vers 1913, avant qu’ils le fussent ailleurs.

Il y avait des jeunes gens, sortis des diverses classes de la société, qui étaient animés par l’amour de l’héroïsme et de la violence et qui rêvaient de combattre ce qu’ils appelaient le mal sur deux fronts : capitalisme et socialisme parlementaires, et de prendre leur bien des deux côtés.

Il y avait, je crois, à Lyon des gens qui s’intitulaient socialistes-royalistes ou quelque chose d’approchant. Déjà le mariage du socialisme et du nationalisme était projeté.

Oui, en France, aux alentours de l’Action française et de Péguy il y avait la nébuleuse d’une sorte de fascisme. C’était un fascisme jeune, qui ne craignait pas les difficultés et les contradictions et qui, sincère, se croyait capable de rester pur.

Entre le capitalisme et le socialisme, on se promettait de ne pas verser et de ne pas se soumettre à l’un plus qu’à l’autre.

Déjà, je rôdais partout et je ne m’arrêtais nulle part. Ce n’était pas vain que, dans mon Ecole j’apprenais en même temps le maniement des affaires et l’histoire. En conséquence mon propos intime, quand je partais dans mes pérégrinations, était seulement de me renseigner de toute part et de ramener des forces neuves dans les cadres existants où l’exemple de quantité d’hommes sérieux me prouvait qu’on pouvait faire œuvre utile (…).

Lisant Sorel, Maurras et Jaurès, pratiquement je travaillais sous l’oeil un peu inquiet de M. Leroy-Beaulieu, avec un groupe d’étudiants radicaux-socialistes parmi lesquels je rêvais d’une République autoritaire, syndicaliste et d’un nationalisme plutôt cynique qu’hypocrite.

Et puis la guerre est arrivée qui a balayé cela. Et puis la paix est revenue, introduisant dans la sarabande des mythes politiques un nouveau personnage : le communisme, dont les vrais ressorts demeurèrent longtemps inconnus.

Entre-temps, le fascisme français avait été tué. Tous ses jeunes tenants étaient morts, ou mutilés, ou disparus (…).

Critique du machinisme, confusion du capitalisme et du marxisme, critique du nationalisme intellectuel, nécessité de combiner l’individualisme et le socialisme dans une synthèse mobile – tout cela c’est mon bien depuis longtemps. »

Or, les événements de février 1934 ont donné naissance à une revue, intitulée La Lutte des Jeunes, qui va regrouper précisément la nouvelle génération de fascistes, après celle du Cercle Proudhon brisé par la première guerre mondiale.

La revue a été fondée par Bertrand de Jouvenel, dont la mère était juive et qui était jusque-là membre du Parti radical, ayant publié cependant un ouvrage en 1928 intitulé L’économie dirigée. De fait, il appartient au courant dit des « planistes ».

Bertrand de Jouvenel, après l’étape de cette revue, deviendra le rédacteur en chef de L’Émancipation nationale du Parti Populaire français de Jacques Doriot. Rompant en 1938, il est lié aux collaborateurs ainsi qu’aux services de renseignement gaullistes, avant de partir en Suisse en 1943. Dans l’après-guerre, cette figure du fascisme français fera un procès en diffamation gagné à Zeev Sternhell, ce dernier l’ayant défini comme « pro-nazi » et devant payer un franc symbolique.

La Lutte des Jeunes regroupait différents intellectuels donc liés au planisme comme Henri De Man, des spiritualistes comme Emmanuel Mounier adepte du « personnalisme ».

La revue était donc un sas de regroupement et de théorisation, à l’existence ainsi éphémère (du 25 février 1934 au 14 juillet 1934), mais c’est précisément dans cette revue que Pierre Drieu La Rochelle va écrire plusieurs articles, dont certains formeront la base du document Socialisme fasciste.

D’ailleurs, ces articles paraîtront tout au long de l’existence de la revue :

– Réflexions sur le 6 février dans le premier numéro, du 25 février 1934 ;

– Verra-t-on un parti national et socialiste, dans le second numéro, du 4 mars 1934 ;

– Contre la droite et la gauche, dans le troisième numéro, du 11 mars 1934 ;

– Dialogue avec un pauvre de droite, dans le cinquième numéro, du 25 mars 1934 ;

 Notre courage et vos idées claires, dans le huitième numéro, du 15 avril 1934 ;

– Congrégations ?, dans le neuvième numéro, du 22 avril 1934 ;

– Si j’étais La Rocque, dans les numéros 12 et 13, du 20 mai 1934 ;

– Sous Doumergue, dans le quatorzième numéro, du 27 mai 1934 ;

– L’homme (Gaston Bergery), du quinzième numéro, du 3 juin 1934 ;

 La République des indécis, dans le seizième numéro, du 10 juin 1934.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : un disciple de Georges Sorel

N’ayant pas lu Le capital, ne comprenant pas le principe de l’accumulation du capital, avec les marchandises, le travail accumulé, Pierre Drieu La Rochelle peut donc se contenter de formuler le point de vue suivant : il n’y a pas deux classes, il n’y a pas d’État comme expression d’une situation d’une classe par une autre.

Il y a des individus, dans une société, avec une élite qui dirige de manière plus ou moins par contingence, en collant le plus possible à l’équilibre précis des couches sociales d’une société à un moment donné.

C’est précisément la même conception que Georges Sorel.

Voilà comment il exprime son point de vue en termes de philosophie politique :

« Avec des caractères effrayants, le prolétariat s’est manifesté peu à peu dans les grandes villes du monde à mesure que s’y développait le règne complexe de l’industrie scientifique, du capitalisme et de la démocratie (…).

Le marxisme est tout entier dans la conception précise et étroite qu’il se fait du prolétariat, de son origine, de ses souffrances, de ses vertus, de ses possibilités, de son destin. Il faut de cette conception tranchée le fondement de toute pensée socialiste (…).

On croit qu’une classe, à tel moment, domine politiquement par sa masse la masse des autres classes, qu’elle détient le pouvoir politique en tant que masse. Par exemple, on croit que la noblesse et le clergé ont détenu collectivement le pouvoir, et qu’ensuite la bourgeoisie a repris collectivement ce pouvoir.

Cette prémisse peut être absolument niée. Une classe est formée d’un grand nombre d’individus ; or, le pouvoir n’est jamais tenu et exercé en fait que par un petit nombre d’individus. Il est donc a priori abusif et erroné de dire qu’une classe détient le pouvoir politique, « la souveraineté politique totale. » (…)

En réalité, il n’y a jamais qu’une petite élite qui gouverne et qui, pour gouverner, s’appuie sur une ou plusieurs classes, en fait toujours sur un complexe de classes. Cette élite est formée d’éléments d’aventure. Chaque personne qui y entre s’impose individuellement (…).

Il faut insister sur les caractères humains qui président à la formation de l’élite gouvernementale. Ce sont des caractères psychologiques qui semblent constants dans l’espèce humaine et qui donc débordent le point de vue des classes.

Le fait de la valeur individuelle implique un nombre trop grand d’éléments subtils pour pouvoir être soumis aux conditions d’une époque et d’un milieu (…).

La masse d’une classe ne gouverne pas ; en conséquence, lors d’un grand changement politique et social, une classe gouvernante n’est pas remplacée par une des classes gouvernées. Il y a un simple remplacement d’une élite de gouvernement par une autre élite, animée d’un nouvel esprit, d’une nouvelle technique (…).

L’évolution économique (1) exige à un moment donné une nouvelle technique gouvernementale et un nouvel esprit dans la législation sociale. Une société commerciale et industrielle a besoin d’autres loi et d’autres chefs qu’une société agricole et militaire.

(1) Nous semblons admettre le point de vue du matérialisme historique ; mais il n’en est rien.

Si nous parlons constamment de la pression des événements économiques sur les événements politiques, dans notre esprit qu’est-ce qui caractérise un événement économique ? Comme pour Marx le changement dans les forces de production.

Mais qu’est-ce qui change les forces de production ? Les inventions. Rien de moins matériel. L’invention de la vapeur n’est pas un fait plus matériel que l’invention du calcul différentiel ou l’invention de la Joconde. »

Pierre Drieu La Rochelle est ainsi un disciple de Georges Sorel et on voit bien à ces lignes qu’il tente comme lui, désespérément, de maintenir la fiction de la permanence de l’individu à travers les changements sociaux. L’individu n’est pas ici naturel, et donc une composante d’un mode de production, mais une existence autonome existant de manière relative seulement dans une société donnée.

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