L’inévitable passivité de Karl Kautsky, même en 1914

Plus on avance dans le temps au début du 19e siècle, plus Karl Kautsky se concentre sur une seule conception, fétichisant l’expérience triomphante de la social-démocratie allemande : si la révolution signifie un quelconque chaos à ce niveau, alors la révolution n’est pas possible.

Le problème qui se pose alors, est que comme Karl Kautsky reste sur le terrain du matérialisme dialectique, il défend le principe de saut qualitatif. Or, cela rentre en contradiction formelle avec ce qu’il expose comme conception de la révolution.

En théorie, Karl Kautsky reste matérialiste dialectique : :

« Tant que la bourgeoisie était révolutionnaire, les théories catastrophistes dominaient dans les sciences naturelles (géologie et biologie), qui partaient de la vision comme quoi le développement de la nature passait par des grands sauts soudains.

Lorsque la révolution bourgeoise fut terminée, à la place des théories catastrophistes apparut au premier rang la considération d’un développement progressif, imperceptible.

La bourgeoisie révolutionnaire était sensiblement proche de l’esprit de catastrophes dans la nature, la bourgeoisie conservatrice considérait cela comme déraisonnable et pas naturel. »

Karl Kautsky reconnaît le matérialisme dialectique ; la social-démocratie allemande a fait de l’anti-Dühring une de ses œuvres classiques, une de ses œuvres de formation. La maturité d’une révolution est ainsi comparée par Karl Kautsky à la formation d’un organisme, à la formation d’un être vivant.

En 1910, Karl Kautsky publia notamment « La voie au pouvoir – remarques politiques sur l’excroissance dans la révolution ». Il y reprit son thème comme quoi la révolution intervient lorsque la bourgeoisie devient caduque, ce qui se produit de manière naturelle, induisant un saut qualitatif par la prise du pouvoir par le prolétariat ou, plus précisément chez Kautsky, une sorte de remplacement de la classe dominante.

Le socialisme ne se présente pas réellement comme une étape ayant une nature politique et idéologique, car :

« Car le prolétariat est indispensable pour la société, il peut être écrasé temporairement, il ne peut toutefois jamais être détruit.

La classe des capitalistes au contraire est devenue superflue, la première grande défaire dans la lutte pour le pouvoir d’État que cette classe subit doit conduire à son effondrement complet et prolongé. »

Il y a ainsi une révolution qui se présente comme une évolution naturelle.  Le principe de majorité numérique toujours plus grande était prétexte chez lui aux rêves démocratiques les plus fous, au mépris de la réalité. La conception de Karl Kautsky était d’assumer le principe de révolution, mais désireux que celle-ci se déroule de manière mécanique, lisse, nette, en raison de la dimension populaire de celle-ci.

Cela fut si fort que Karl Kautsky ne prit pas au sérieux la première guerre mondiale. Il s’y opposa, mais se contenta d’avoir une position attentiste, participant à la minorité de gauche anti-guerre, considérant qu’inévitablement la suite devait lui donner raison, que la guerre n’était qu’un phénomène transitoire, un simple aléas historique.

Lorsque la première guerre mondiale commença, le Parti échoua à s’y opposer, la majorité soutenant le vote des crédits de guerre et appuyant le gouvernement. Seule une minorité s’y opposa, minorité à laquelle appartinrent tant Karl Kautsky qu’Eduard Bernstein.

Cela signifie que Karl Kautsky, chef de file des « centristes », et Eduard Bernstein, le grand théoricien du révisionnisme, se retrouvaient en pratique du même côté que Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht.

Die Neue Zeit s’excusant des problèmes de parution
en raison de la déclaration de guerre.

Toutefois, Karl Kautsky pratique ce que Lénine a défini comme le « kautskysme ». Ce terme ne désigne nullement chez Lénine l’idéologie de Karl Kautsky à travers ses œuvres, Lénine s’en revendiquant historiquement.

Le « kautskysme » désigne l’incapacité à se couper de l’opportunisme, au nom des raisons pratiques. Ainsi, durant la première guerre mondiale, Karl Kautsky se contenta de faire en sorte que la minorité exige de la majorité du Parti que son soutien à la guerre soit conditionnelle à la mise en place de discussions pour signer la paix rapidement.

Karl Kautsky soutenait le principe d’unité du Parti, là où Rosa Luxembourg devenait la dirigeante du courant révolutionnaire considérant que le Parti avait failli. Selon Karl Kautsky, il fallait rester en tant que fraction dans le Parti, afin de ne pas perdre les grandes forces que représentait le Parti. Il n’y avait selon lui pas de coupure historique de faite.

En apparence, la situation semblait ainsi à l’initial. Le 4 août 1914, Karl Liebknecht vota par exemple pour les crédits de guerre pour suivre la discipline du Parti. Hugo Haase, fils d’un cordonnier juif et dirigeant du Parti avec Friedrich Ebert, s’opposait lui aussi au vote en faveur des crédits de guerre, mais prit pourtant la parole pour expliquer la position du Parti.

Au bout de quelques mois, la situation se décanta. Lors du vote du budget de guerre le 20 mars 1915, Hugo Haase prit la tête de 30 députés sociaux-démocrates sortant ostensiblement de la salle, alors que Karl Liebknecht et Otto Rühle restèrent pour voter contre.

ugo Haase signa ensuite avec Eduard Bernstein et Karl Kautsky un manifeste anti-guerre intitulée « L’exigence du moment », alors que Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg diffusèrent un appel à la « reconquête du Parti », soutenu par mille cadres et militants.

Toutefois, Karl Kautsky avait un fétiche du premier moment où le Parti avait été resté unitaire, malgré les différences de position. Pour cette raison, il n’entretint aucun contact avec le Spartakusbund regroupant les révolutionnaires autour de Rose Luxembourg. Il suivait ici la même ligne que celle d’Eduard Bernstein.

Karl Kautsky

Hugo Haase était quant à lui d’accord avec eux en ce qui concerne la question de l’unité du Parti, mais il cherchait à ne pas rompre avec le Spartakusbund, étant un centriste sincère, qui n’avait pas basculé dans le « kautskysme ».

Pour cette raison, afin de briser la censure militaire empêchant les pacifistes d’exprimer leur position, il décida de prendre la parole au parlement le 24 mars 1916, afin de s’opposer à l’état d’urgence que la majorité social-démocrate comptait soutenir ce jour-là.

De nombreux députés de la majorité l’empêchèrent de parler, le huant, soutenant l’interdiction de sa prise de parole, l’excluant ensuite, avec les autres opposants, des rangs de la fraction parlementaire social-démocrate, par 55 voix contre 33. Hugo Haase dut ensuite abandonner sa position de dirigeant du Parti, qu’il partageait avec Friedrich Ebert.

Hugo Haase prit ensuite la tête des opposants se regroupant dans une Communauté social-démocrate de travail (Sozialdemokratischen Arbeitsgemeinschaft), qui fut rejointe par pas moins que la majorité de la base du Parti à Berlin et Leipzig, mais pas par le Spartakusbund.

Cependant, Hugo Haase continua son orientation, soutenant Karl Liebknecht lorsque celui-ci fut arrêté à la suite de sa manifestation pacifiste illégale du premier mai 1916, prenant sa défense lors de la dernière conférence unie du Parti en septembre 1916.

Karl Kautsky suivit le mouvement de la minorité, mais il n’en fut pas à l’initiative. Voici comment il raconte sa propre position d’alors, plusieurs années après, en 1922 :

« Chaque social-démocrate, même chaque prolétaire, tient à son organisation, il sait qu’il n’est rien sans elle. Une grande partie de l’opposition à l’intérieur de la fraction [parlementaire du Parti] ne prit pas part, pour cette raison, à la scission par la formation de la Communauté [social-démocrate] de travail.

En décembre 1915, 43 camarades de la fraction avaient déjà voté pour le refus des crédits de guerre. Mais à la conférence, il n’y en eut que 20 qui les ont refusés, et lorsqu’en mars 1916 on en vint à la formation de la Communauté [social-démocrate] de travail, il n’y en eut que 18 à la rejoindre.

Et ce cercle ne s’est pas vraiment agrandi. D’août 1914 à décembre 1915, le nombre d’opposants au soutien aux crédits de guerre était passé de 14 à 43. On était en droit de s’attendre à ce que l’opposition ait bientôt la majorité dans la fraction [parlementaire] – de fait, ce développement fut brisé par la formation de la Communauté [social-démocrate] de travail.

La plus grande partie de l’opposition resta dans la fraction [parlementaire] où elle fut affaiblie numériquement et privée de ses éléments les plus énergiques, ne jouant plus aucun rôle à partir de là. Le poids bien supérieur de l’aile droite dans la vieille fraction [parlementaire] fut énormément renforcée par la scission.

L’opposition fut par contre affaiblie. Elle s’effondra en trois groupes : les spartakistes, la Communauté [social-démocrate] de travail et l’opposition au sein de la vieille fraction [parlementaire].

La liberté de mouvement qu’obtinrent les deux premiers groupes fut payé chèrement, par l’affaiblissement de l’ensemble de l’opposition. Mais, comme déjà dit, aussi regrettable que cela ait été, de par les conditions données cela n’était pratiquement pas évitable. »

On a ici un modèle des contorsions à la Kautsky, qui se laisse porter par le courant, attendant perpétuellement des situations objectives idéales, censées venir naturellement, sans forcer quoi que ce soit.

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