Jaïnisme et capitalisme

Qu’est-il advenu du capitalisme indien? Il avait en fait déjà une idéologie extrêmement développée : le jaïnisme.

Mais Karl Marx n’a pas pu voir cela, pour deux raisons. Tout d’abord, le jaïnisme était moins connu, pour ne pas dire inconnu, ce qui est encore aujourd’hui le cas. Ensuite, Marx connaissait une forme avancée d’idéologie capitaliste, et le jaïnisme était « démocratique » dans une forme très élémentaire.

Le jaïnisme est apparu au même moment que le bouddhisme ; sa philosophie en était très proche. Mais si le bouddhisme était l’idéologie de la ville, du royaume, le jaïnisme était directement l’idéologie du capitalisme.

C’est pourquoi le jaïnisme est beaucoup plus exigeant : une personne qui offre à son insu de la nourriture empoisonnée est innocente selon le bouddhisme, coupable selon le jaïnisme.

Extrait du Kalpa Sūtra, qui contient les biographies des grandes figures jaines, 15e siècle

Si le mot jaïnisme vient en effet du verbe sanskrit jin, qui signifie se battre – ici la bataille contre les passions et la réalité de la matière -, le paradoxe est que le jaïnisme est une religion très pragmatique.

Sur le plan scientifique, c’est de l’empirisme dans la tradition bourgeoise primitive : les choses sont supposées avoir de multiples aspects, chaque personne prenant peut-être un aspect différent, et ainsi toute proposition est vraie de façon conditionnelle et non pas de façon absolue.

C’est un relativisme très utile au capitalisme ; en fait c’est ici une forme ouverte de libéralisme, un appel à la pratique autonome, sans avoir à être jugé par des « forces suprêmes ».

Un jaïn devait être austère et digne de confiance ; pour le jaïnisme, il n’y avait ni castes, ni possibilité d’être « parfait » en tant qu’être humain, seule la mort pouvait provoquer la libération finale. Et le jaïnisme des débuts refusait aussi le culte des images.

Il est évident que tout ceci a la même dynamique que le protestantisme.

Les 24 grandes figures jaines, vers 1850

Et nous voyons que du point de vue matérialiste, le jaïnisme rejette le concept de la création de l’univers ; dans la même perspective, le jaïnisme réfute le principe d’une « force suprême » qui « organiserait » le monde.

Ce qui est ici extraordinaire, c’est que cette ligne pré-bourgeoise était si progressiste qu’elle acceptait ouvertement la conception matérialiste de l’unité du monde.

Le jaïnisme était la religion la plus proche de considérer que la réincarnation était le développement éternel de la matière vivante par le mouvement des atomes.

Le jaïnisme allait si loin, qu’il considérait que tous les êtres vivants étaient liés ; comme l’a formulé le mathématicien jaïn Umā Svāti au deuxième siècle :

« Les âmes existent pour se rendre service les unes aux autres. »

Dans la lignée de cette reconnaissance de la matière vivante, il est interdit pour les jaïns de faire du mal à tout être vivant. Dans le livre sacré traditionnel appelé l’uttaradhyayana sutra, nous pouvons lire ceci :

« Des bâtons et des couteaux, des pieux et des massues, de mes membres brisés,

J’ai impitoyablement souffert à d’innombrables reprises.

Par des rasoirs, des couteaux, des lances bien affûtées, j’ai été si souvent

Traîné, écartelé, découpé et dépecé

Tel un cerf aux abois pris au collet, tombé dans un piège,

J’ai si souvent été attaché, ligoté et même tué.

Comme un poisson sans défense, j’ai été pris avec des hameçons et dans des filets,

Crocheté, écaillé, fendu et éviscéré, et tué un million de fois…

Né arbre, j’ai été abattu et débité, à coup de hache et de burin

Puis découpé en planche à l’infini.

Incarné dans le fer, j’ai subi le marteau et les pinces

Tellement de fois, pris en étau, frappé, tordu…

Toujours tremblant de peur ; dans une souffrance permanente,

J’ai ressenti la plus grandes tristesse, la plus grande agonie. »

De nos jours, le jaïnisme a encore quatre millions d’adeptes, la plupart en Inde où cette religion a toujours été associée aux marchands ; en Belgique, cette communauté est connue à Anvers pour sa présence dans le commerce des diamants.

Les jaïns ont donc pour ainsi dire été intégrés comme une caste de marchands au sein de l’hindouisme, après que ce dernier ait bien sûr triomphé du bouddhisme, qui était le grand concurrent du jaïnisme.

Sous la domination islamique, les jaïns ont conservé ce rôle de commerçants, pour lequel ils étaient protégés, et même tenus en grand respect par Akbar, le grand souverain qui a tenté d’unifier l’empire comme l’avait fait Ashoka.

Akbar, profondément influencé par Hiravijaya ji (1526-1595), a renoncé à la pêche et à la chasse, est devenu végétarien et a interdit le meurtre d’animaux pendant les festivals de Paryusana et Mahavir Jayanti, a fait interdire l’abattage des animaux pendant six mois dans le Gujarat, a abandonné certains impôts ; etc..

Mais ce n’est pas tout, même après la tentative d’Akbar de construire une nouvelle idéologie pacifique et universelle, le Sulh-e-Kul, les commerçants jaïns ont conservé la protection de l’empire Moghol, même sous Aurangzeb. Les jaïns avaient la liberté de culte, la protection des pèlerinages et la possibilité de les entreprendre comme ils le souhaitaient, etc.

Extrait du Kalpa Sūtra, 15e siècle

Symboles de cette liberté dans les affaires, les temples jaïns, dont la construction a débuté au 11e siècle, se trouvent par centaines sur le mont Shatrunjaya, dans le Gujarat.

Le fait que le jaïnisme se soit maintenu uniquement dans le nord-ouest de l’Inde est important. Sa dimension politique avait déjà disparu à l’époque de l’ascension du bouddhisme ; c’était uniquement l’idéologie capitaliste de l’ascension de la bourgeoisie à ses débuts.

Mais comme le jaïnisme avait déjà un niveau culturel très élevé, nous y trouvons beaucoup d’interdictions morales qui ont joué un grand rôle dans l’échec du capitalisme indien.

Parmi ces interdictions, on retrouve celles qui sont liées aux êtres vivants. Un jaïn ne peut pas participer à la production et à la vente de charbon de bois et de bois, tout comme il n’a pas le droit d’utiliser ou de vendre des animaux, et donc pas le droit de construire ou de vendre des chariots (à cause du bois et de l’utilisation des animaux).

Mahavira, fondateur du jainisme, 14e siècle

Étaient évidemment interdits le commerce des produits issus des animaux comme l’ivoire, les os, les coquillages, les peaux, mais aussi le commerce de l’alcool ou d’articles dangereux comme les armes, les poisons, et encore les outils agricoles qui représentaient une menace à la vie dans le sol (les jaïns évitent ainsi de manger de l’ail et des oignons, comme leur arrachage est un danger pour des êtres vivants).

Dans le même esprit, il était interdit d’assécher des lacs ou de défricher des forêts, notamment par le feu, ou d’opérer des moulins ou des presses à écraser le grain et la canne à sucre.

Les jaïns étaient donc usuriers, commerçants, prêteurs sur gages, etc. ; ils refusaient d’investir dans toute production opposée au principe de l’« Ahiṃsā », d’absence de souffrance. Les marchands du Gujarat profitaient des échanges maritimes internationaux, étant présents dans les ports de Goa, Chaul, Diu.

Mahavira, vers 1825

Nous tenons ici l’explication de l’échec du capitalisme dans l’Inde antique.

Comme le brahmanisme était un système de caste raciste, il s’opposait à la responsabilité et à l’initiative individuelles nécessaires aux marchands. Il était donc inévitable que ces derniers forgent leur propre idéologie.

Mais contrairement à la situation en Europe, les marchands ne pouvaient pas cohabiter avec la monarchie absolue. Par conséquent, le jaïnisme en tant qu’idéologie du capitalisme a décliné, pour devenir une religion locale ; cette défaite a empêché la construction d’une idéologie capitaliste forte présente dans tout le pays.

De plus, les artisans étant sous le joug du féodalisme, les marchands ne pouvaient pas établir de liens avec eux.

Mais ce n’était pas tout, et ce dernier point explique pourquoi Karl Marx n’a pas pu voir le jaïnisme. Le capitalisme est un mode de production, et donc de reproduction. Cela veut dire que l’argent doit circuler d’un côté, et que des travailleurs individuels doivent être prêts à travailler de l’autre côté.

Le problème n’était pas seulement que le féodalisme bloquait l’émergence de travailleurs libres. C’était aussi que le faible capitalisme indien n’avait pas de marché.

Comment le capitalisme européen s’est-il développé ? Par la vente de marchandises à la bourgeoisie.

Mais Rosa Luxembourg a posé cette question : comment le capital peut-il s’élargir si tout l’argent est dans les mains de la bourgeoisie ? Et elle pensait que la clé était l’intégration des secteurs non capitalistes.

La réponse est claire avec l’exemple indien : l’accumulation du capital s’est accélérée grâce à l’intensification du travail animal, et de la vente de produits entraînant des dépendances tels que l’alcool, l’opium, le sucre, le tabac, etc.

Ces ventes ont permis de s’emparer de tout l’argent et de le réinjecter dans le circuit capitaliste. Mais en Inde, le jaïnisme était déjà une idéologie hautement civilisée.

La base même de l’accumulation n’a pu être atteinte à cause de cela ; même le commerce le plus lucratif, celui des chevaux, était rejeté par les jaïns. Le résultat a été un faible développement de la bourgeoise.

Ainsi, le jaïnisme n’a jamais plus été en capacité de défier l’hindouisme, qui est devenu l’idéologie du féodalisme. Ce féodalisme a été pris d’assaut par les envahisseurs, qui n’ont eu qu’à maintenir les choses telles qu’elle étaient, bloquant la société indienne.

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La réincarnation et l’éternité dans le bouddhisme et le jaïnisme comme opposition au brahmanisme

L’organisation du brahmanisme en tant que « mélange » entre la religion traditionnelle des Aryens et l’animisme des populations autochtones des territoires couverts par l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh aujourd’hui, a permis la formation d’une base sociale féodale tendant principalement vers un système esclavagiste.

Les diversités locales expliquent le nombre important de dieux et déesses qui témoignent des formes locales de l’animisme. Ces particularités étaient fortement mises en avant par les dirigeants féodaux locaux qui profitaient du système esclavagiste.

En effet, le système des castes a permis la formation de sociétés locales fortes, établies à l’échelle de villages, qui se sont parfois développées en vraies villes. D’où l’existence d’éléments sociaux qui tendaient vers une forme achevée de féodalisme, voire vers un pré-capitalisme.

Par ailleurs, les peuples colonisés ont commencé à renforcer leur animisme, ce qui a provoqué un gigantesque conflit idéologique.

Bases et forces idéologiques

Avec le brahmanisme, les peuples colonisés et opprimés ont commencé à s’impliquer dans la religion. C’était pour eux une façon transparente de défendre leurs intérêts, par le biais animiste de la religion.

Le respect pour les animaux est ainsi devenu la bannière des opprimés. L’élargissement de la religion aux animaux a renforcé l’aspect animiste, et affaibli l’élément idéologique dominant, à savoir la « renaissance » comme membre de la classe dirigeante.

La reconnaissance de la vie animale est devenue une arme remettant directement en question la valeur unilatérale de la vie de ces dirigeants sanguinaires.

Néanmoins, les opprimés ne formaient pas une classe révolutionnaire. Pour cette raison, deux autres formations sociales ont elles aussi brandi la bannière de la “compassion” afin d’obtenir un soutien massif dans leurs efforts pour arriver au pouvoir.

La première de ces formations sociales était la monarchie absolue. Si un roi voulait régner au delà de son territoire, il devait d’abord s’attaquer aux disparités locales qui confortaient les dirigeants locaux, afin d’affaiblir la classe parasite religieuse des prêtres.

Ainsi, le premier grand souverain de l’Inde fut Ashoka (304-232 avant notre ère). La légende raconte qu’il embrassa la religion bouddhiste après avoir été témoin des massacres de la guerre du Kalinga (plus de 100 000 morts et 150 000 déportations).

Dans les faits, Ashoka a unifié presque tout le territoire du Pakistan et de l’Inde actuels. Pour consolider son empire, il a construit une nouvelle idéologie, exactement comme l’avait fait Akhenaton en son temps.

L’empire Maurya sous Ashoka

La deuxième formation sociale était celle des marchands, préoccupés principalement par deux choses : maintenir leur existence en tant que tels au sein de la société et affaiblir la classe parasitaire des prêtres.

C’est pour cette raison qu’ils soutenaient le bouddhisme ainsi que le jaïnisme.

Bouddhisme et jaïnisme

Le bouddhisme et le jaïnisme ont tous deux été théorisés par des membres de royaumes locaux qui avaient tout abandonné pour mener une vie d’ascèse et « découvrir » la voie de la « moksha » (« libération »).

Cela signifie que Mahavira (vers 599 – 527 avant notre ère) et Gautama Bouddha (vers 563 – 483 avant notre ère) rejetaient tous les deux leur origine de classe, et en effet ils rejetaient le système des castes.

Mais il leur a fallu justifier ce rejet. Pour cela, ils se sont servi du concept d’esprit dans la réincarnation.

Représentation de la naissance de Mahavira,
fin du 14e siècle

Pour le brahmanisme, il s’agissait de justifier la possibilité, à moment donné, de se trouver au sommet de la société, au sein de la classe dirigeante. Donc, le brahmanisme proposa la fiction selon laquelle « l’âme », le « soi » personnel, se conservait dans le processus de réincarnation.

C’était un moyen de tromper les masses, de proposer, de façon idéaliste, une possibilité d’ascension sociale.

Le bouddhisme et le jaïnisme avaient entrepris de détruire cette idéologie en affirmant que, dans le système de réincarnation, l’aspect personnel n’était pas conservé. L’esprit se réincarnait mais sans ses propriétés individuelles.

Cela signifie que le bouddhisme et le jaïnisme se sont employés à afficher le caractère erroné de l’hindouisme, qui affirmait que tout le monde pouvait partir d’en bas et accéder au sommet de la société.

Bien sûr, les conséquences étaient énormes pour le clergé, dont la fonction sociale se voyait rejetée par la proposition d’une société « éclairée » où tout le monde pouvait, dans l’égalité, se mettre en quête du « moksha », de la libération du monde matériel, et où certains éléments auraient le choix de former une prêtrise ascétique retirée de la société et entretenue par elle.

Évidemment, il est impossible de ne pas voir à quel point cela est similaire en substance au protestantisme, qui allait apparaître 2000 ans plus tard.

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