Karl Kautsky : La retraite des dix-mille (1902)

Extrait d’un article paru dans Le socialiste le 6 janvier 1902 et traitant de la parution désormais à 10 000 exemplaires de Les Données du Socialisme, un ouvrage d’Eduard Berstein.

Le passage traite ici du Congrès de Tours de la social-démocratie française et dénonce Jean Jaurès, notamment à la toute fin de l’article.

C’est un hasard singulier qui a fait coïncider l’apparition du dixième mille de l’ouvrage de Bernstein et le Congrès de Tours – ici la théorie, là le résumé de la mise en pratique de la nouvelle méthode.

Ce dernier n’est pas des plus encourageants. L’expérience Millerand a fait si pleinement banqueroute que Jaurès lui-même doit renoncer à la poursuivre – bien du temps après que chez nous, en Allemagne, les panégyristes du ministre socialiste, si bien en voix naguère, se sont tus complètement.

Le Congrès lui-même n’était qu’un débris de Congrès, en comparaison non seulement de celui de Paris, mais même de celui de Lyon. Beaucoup manquaient, qui a Lyon étaient restés fidèles au Comité général. Et les débats du Congrès n’ont été rien moins qu’édifiants.

De quelle façon, par exemple, le programme a été établi ! le Comité général, dans des discussions qui avaient pris des mois, avait élaboré un beau programme. Celui-ci a été présenté au Congrès sans un rapport d’introduction, puis purement et simplement mis au panier dans une commission, et à sa place on a adopté, sans aucune discussion, en guise de programme, un long article de tête lu par Jaurès !

Quel magnifique progrès de conscience et d’étude au prix de nous autres marxistes « sans critique », qui publions nos programmes des mois avant les Congrès, qui en éprouvons, tournons et retournons chaque terme, qui en scrutons le véritable sens et l’interprétation possible, qui le polissons sans cesse ! Toute cela, la nouvelle méthode s’en acquitte en un tour de main !

Mais elle n’a pas tous les torts d’en finir et vite avec son programme. Ce serait gaspiller le temps de s’en occuper plus minutieusement, et c’est pourquoi nous renonçons à le critiquer, car en pratique il est sans importance et ne lie personne.

Après les débats de Tours, dans le parti qui y a été organisé, chacun fait à peu près ce qu’il veut.

Là est le résultat le plus remarquable de la nouvelle méthode. Et ce n’est pas un hasard ; c’est un fait typique et connexe à sa nature. La nouvelle méthode provient d’une révolte contre l’unité du parti ; tout d’abord contre don unité de pensée, mais la suite logique, au moins chez tous les gens conséquents, est l’opposition à l’unité d’action.

– Mais, nous dira-t-on, voulez-vous donc mettre les esprits aux entraves, voulez-vous prescrire à chacun ce qu’il doit penser ? Alors, nous en revenons à la tyrannie et à l’intolérance de l’Eglise catholique et de ses tribunaux contre l’hérésie.

Ce reproche se fait de plus en plus fréquente, de sorte qu’on doit au moins y consacrer quelques mots, quoiqu’il soit si ténu de trame qu’à l’examiner d’un peu près, il devrait se briser de lui-même. Il repose sur la confusion du Parti et de l’Etat. A l’Etat nous devons réclamer qu’il tolère toutes les opinions, que le pouvoir d’Etat ne soit au service d’aucune Eglise, ne combatte aucun parti. L’Etat n’est pas choisi par nous ; nous y sommes nés. Sans appartenir à un Etat, nous ne pouvons souvent pas même exister, ou du moins pas sans préjudice de notre personnalité. L’Etat se compose de diverses classes, il comprend donc aussi nécessairement divers partis. La diversité des opinions de ses membres n’est pas un accident ; elle est fondée sur sa nature d’Etat de classe.

Un parti, au contraire, est une organisation dans laquelle des hommes qui pensent de même se réunissent pour une action commune, afin d’accroître leur force.

L’unité de pensée et de conduite de ses membres est une condition préalable de son action.

Il est une organisation, créée pour la lutte contre tant d’autres partis ; ses principes et ses devoirs sont par conséquent tout autres que ceux de l’Etat. C’est volontairement qu’on adhère à un parti : un homme loyal et clairvoyant ne voudra jamais appartenir à un parti dont il ne partage pas les opinions.

L’exclusion d’un parti n’équivaut à un préjudice matériel que pour les politiciens d’affaires tout au plus.

Rien n’est donc plus ridicule et plus propre à créer la confusion que de poser au parti les mêmes exigences que nous posons à l’Etat concernant la liberté de penser et choses analogies. Si l’assimilation de l’Etat et du parti était justifiée, notre parti n’aurait le droit d’exclure personne, fût-ce un homme du centre, un national-libéral, un conservateur, puisqu’après tout on n’a le droit de persécuter ou d’excommunier personne pour ses opinions. Assurément si nous voulions, comme le font les Eglises et les partis dominants, demander à la puissance de l’Etat d’employer leurs moyens coercitifs contre ceux qui pensent autrement que nous, on aurait le droit de crier à la persécution contre l’hérésie. Appeler ainsi le fait de défendre l’unité du Parti par les armes de l’esprit, c’est employer de grands mots dénués de sens ou user consciemment d’un artifice démagogique.

Mais la nouvelle méthode n’est autre chose qu’une opposition à l’unité du parti : elle n’a point une conviction nouvelle, unitaire, qu’elle veuille mettre à la place de l’ancienne : elle se compose des éléments les plus divers, dont un seul est commun : sa critique, son opposition contre la conviction et la tactique dominantes jusqu’ici dans le parti. Elle n’a qu’une action dissolvante.

C’est ce qu’elle montre là où elle a été mise en pratique dans les faits, bien que peu de temps encore, en France. La dissolution de la discipline du parti et, par là, du parti lui-même, n’est pas à la vérité son intention – ses intentions sont les meilleurs – mais bien son résultat.

A Lyon c’est d’abord le ministre socialiste qui fut mis hors du contrôle du parti, et par conséquent affranchi de la discipline. En fait, les députés jaurésistes prirent la même mesure pour eux-mêmes, chacun votant à la Chambre comme il l’entendait. Vint alors le Congrès de Tours. Il se refusa à décider quoi que ce fût sur l’action des députés et créa une forme d’organisation qui introduit maintenant la désorganisation au sein même du Parti.

La direction du Parti, le Comité général, n’est plus qu’un bureau de réception et de transmission. Chaque organisation de circonscription est autonome, indépendante de la direction du Parti, et peut faire ce qu’elle veut. Chaque député n’est responsable que devant sa circonscription.

Cela n’est autre chose que le pur anarchisme, adapté aux besoins de la chasse aux mandats parlementaires.

J’ai déjà récemment indiqué que les éléments sociaux qui montent aujourd’hui à l’assaut du marxisme dans la démocratie socialiste internationale ont beaucoup d’analogie avec ceux qui, dans l’Internationale, se mirent du côté de Bakounine. Cette analogie devient maintenant plus grande encore : ceux-là sont aujourd’hui amenés aux mêmes formes d’organisation que ceux-ci poursuivaient et établissaient. Bien mieux, on peut suivre l’analogie jusque dans la phraséologie. On ne peut lire les déclarations des Bakounistes et de leurs amis contre les « autoritaires », contre le « pape excommunicateur Marx », contre l’intolérance du Conseil général, etc., sans penser aux tirades indignées d’aujourd’hui contre le fanatisme dogmatique, les grands inquisiteurs, le caporalisme, etc.

Et le résultat sera également le même. Sur la base d’organisation créée à Tours, un parti socialiste ne peut vivre. Le Congrès a mis le sceau à sa ruine, commencée auparavant et qui ne fera que s’avancer rapidement.

Jean Jaurès figurera dorénavant, avec Bakounine et Domela Nieuwenhuis, parmi ces hommes qui, par une activité, une intelligence, un dévouement extraordinaires, ont rendu des services indéniables à la cause du prolétariat en lutte, mais qui, dans la suite, se sont mis en opposition avec les tendances et les bases du mouvement qui se poursuit victorieusement et ont employé leur grande influence sur les masses à les entraîner hors du terrain sur lequel elles se tenaient, pour les lancer à la poursuite de feux-follets.

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Karl Kautsky et le refus du républicanisme de Jean Jaurès

Karl Kautsky aborde de manière plus directe la question française dans La république et la social-démocratie en France, série d’articles publiée dans la Neue Zeit en 1904 et en 1905.

A l’arrière-plan, il y a l’opposition idéologique avec Jean Jaurès, qui a une conception de la République « au-delà » de la lutte des classes qui n’est pas considérée comme marxiste.

Tous deux ont d’ailleurs étudié la révolution française, Karl Kautsky publiant en 1899 Les antagonismes de classes à l’époque de la Révolution française. Jean Jaurès se positionnait à la base même contre Karl Kautsky et le marxisme.

En pratique, Karl Kautsky est pour la République ; dans ses écrits il mentionne souvent la Suisse, les États-Unis d’Amérique, l’Angleterre comme références démocratiques. Cependant, il y voit le cadre idéal pour développer au maximum la lutte des classes.

La forme républicaine permet plus aisément la révolution. Chez Jean Jaurès, par contre, la République atténue la lutte des classes, elle est déjà une forme qui dépasserait soi-disant les classes.

L’œuvre est donc une attaque frontale contre Jean Jaurès, accusé de prétendre qu’avec la révolution française une partie du prolétariat aurait été partie prenante de l’élan bourgeois démocratique, au point de pouvoir considérer le socialisme comme le prolongement et l’avènement complet du républicanisme.

Le mouvement ouvrier français a connu de nombreuses formes idéologiques plus ou moins liées au parcours de la Révolution française, avec sa dimension plébéienne, populaire, dont la grande figure est Gracchus Babeuf, qui fit mobiliser des secteurs populaires sous la bannière du jacobinisme.

Les grandes figures ayant tenté de réactiver, à différents niveaux, cette démarche furent Louis Blanc, Pierre-Joseph Proudhon, Auguste Blanqui. Le soutien populaire aux révolutions de 1830 et de 1848 est également à considérer dans cette perspective. Il a été réel, mais il n’a pas réalisé sa substance, que seul le socialisme peut concrétiser.

Or, la situation ayant totalement changé, le discours républicain ne vise désormais qu’à soutenir un régime pratiquant le colonialisme et une politique anti-ouvrière, où la haute finance, la bureaucratie, les corps d’officiers, les politiciens professionnels, etc. ont une main-mise sur les institutions.

L’ensemble est un compromis entre monarchistes et cléricaux d’un côté, bourgeois de l’autre. Il est donc absurde de chercher à soutenir la République en soutenant la bourgeoisie.

Karl Kautsky résume sa conception de la manière suivante, et on comprend ici tout de suite à quel point il a compris les modalités d’affirmation de la République en France comme régime autoritaire d’esprit monarchique avec sa figure incontournable du « chef ».

« Mais quelle est la base de la menace sur la république ? Il n’y aucune trace à trouver d’un prétendant monarchiste ou bien d’une poussée sérieuse visant à remplacer la république par la monarchie.

La république n’est menacée que par elle-même.

D’un côté, par sa constitution, qui est totalement monarchiste, comme nous l’avons vu, et qui formellement cherche à tout prix une figure personnelle à sa tête.

Ensuite, par sa politique capitaliste-agraire et sa corruption parlementaire.

C’est la déception quant à la république, qui a été saluée par le peuple travaillant comme la sauvant de la misère, qui la menace.

C’est pas en conservant la république capitaliste et sa corruption parlementaire, mais par sa transformation en une véritable république sociale, que cette déception sera supprimée.

Et ce n’est que par l’auto-administration et l’armement populaire qu’elle peut être assurée contre les coups d’État. »

Karl Kautsky parle donc de la « superstition républicaine » ; le ministérialisme, avec ses trahisons et sa corruption, a qui plus est renforcé les tendances anarchistes anti-politiques.

Par conséquent, Karl Kautsky rejette la ligne de Jean Jaurès, au nom de la révolution :

« La troisième république, telle qu’elle est, ne fournit pas le terrain pour l’émancipation, mais seulement pour l’oppression du prolétariat.

Ce n’est que lorsque l’État français sera réorganisé dans le sens de la constitution de la première république et de la Commune, qu’il deviendra la forme de la république, la forme étatique, pour laquelle le prolétariat a depuis onze décennies travaillé, pour laquelle il a versé son sang. »

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