Averroès dépasse Avicenne

Il y a un problème essentiel dans le raisonnement d’Avicenne. On ne voit pas en effet pourquoi un individu pourrait être à un niveau de « prophétie », et pas à un autre niveau. De fait, il doit y avoir la possibilité de progresser sur cette échelle.

Cela amène cependant un autre problème. Si on admet en effet qu’il est possible de progresser sur cette échelle, alors le prophète Mahomet n’est plus qualitativement différent. Il est seulement plus avancé sur l’échelle, n’étant pas moins ou plus humain pour autant.

L’Islam dans ses variantes sunnites rejette donc catégoriquement Avicenne.

L’Islam dans ses versions chiites (duodécimaine et ismaélienne) par contre est d’accord sur le principe, le véritable croyant (le mumin) parcourant les différentes lectures cachées au sein du Coran et découvrant plusieurs niveaux de vérité.

Après Mahomet, il y a eu ici des imams dont le dernier est caché mais toujours présent, et en fait il aurait toujours été présent, mais de manière cachée même pour les prophètes avant Mahomet; rechercher cet imam à la fois dans ce monde et dans d’autres est le chemin mystique du musulman authentique, etc. Le chiisme ismaélien pousse d’ailleurs la logique jusqu’au bout et met de côté Mahomet au profit de la quête mystique de l’imam.

Dans l’Islam chiite, on dira ainsi que « Le Coran est l’imam muet, l’imam est le Coran parlant ».

 Cette interprétation mystique ne nous intéresse pas le moins du monde; elle n’est qu’un mélange de platonisme et d’aristotélisme, une sorte de délire où il faudrait rejoindre le « Dieu-Un » qui aurait formé le monde en plusieurs niveaux qu’il faudrait remonter petit à petit. La kabbale suit exactement le même principe.

Ce qui nous intéresse, c’est le matérialisme. Il est tout à fait possible de pouvoir faire partir la logique d’Avicenne dans le mysticisme, c’est un aspect de la réalité de sa philosophie. Cependant, nous choisissons l’autre, avec Averroès.

Celui-ci a très bien compris que si les humains ne faisaient que refléter, à différents niveaux, l’intelligence ou sphère ou ange, alors il n’y aucune raison qu’il y ait des « prophètes » divins; il s’agissait simplement d’individus « inspirés ».

S’il ne l’a jamais dit ouvertement (et pour cause), la logique d’Averroès aboutit forcément à la thèse qu’on lui a attribué: celle qui consiste à parler des « trois imposteurs » pour désigner Moïse, Jésus et Mahomet.

Averroès a simplement poussé Avicenne jusqu’au bout de son raisonnement, dans la direction matérialiste: si la pensée peut avoir plusieurs niveaux selon la capacité de compréhension de « l’intelligence » globale, alors il n’y a qu’une pensée, comprise à différents niveaux.

La thèse de la pensée de Mao et de Gonzalo ne dit pas autre chose.

Maïmonide, lui, fait partir Avicenne dans la même direction que l’Islam chiite, avec une conception très proche du prophète. Dans la seconde partie du 20e siècle, le rabbin de Loubavitch sera à l’origine d’une véritable « imamologie » dans une même veine chiite.

Mais voyons comment Maïmonide a procédé.

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Les impressions chez Avicenne et la possibilité de les interpréter

Regardons la conception, très intéressante, d’Avicenne sur la « prophétie », ce qui permettra de voir comment Maïmonide ne fait que la reprendre à son compte.

Ce que fait Avicenne, c’est établir une typologie des différents niveaux de compréhension « prophétique. » Voici comment il conçoit les choses, avec différents niveaux selon la capacité à saisir les impressions que l’on a.

Il faut, en effet, bien noter que chez Avicenne la porte est (grande) ouverte pour que les impressions des individus, en tant que reflet de l’intellect, soit le reflet de la réalité générale… et non pas simplement d’un « Dieu » fournissant des informations par l’intermédiaire d’un ange – intellect.

Premier niveau : incapacité de synthétiser par plongée dans la distraction

Il faut être préparé à synthétiser et être capable de synthétiser au moins un minimum. Or, il y en a qui ne disposent pas de cette capacité, ni même de la préparation.

Exemple moderne: quelqu’un consommant des drogues dures ou bien passant son temps à regarder des matchs de football n’ira pas dans le sens d’une tentative de synthèse. C’est ici la démarche de la plèbe, écrasée par les conditions d’existence, happée par elle, incapable de saisir les impressions que la réalité lui imprime.

Second niveau: capacité d’interprétation de réflexions fulgurantes

L’individu, par moments, est capable de passer d’une chose à une autre, parce qu’une première chose l’amène pour ainsi dire « naturellement » à une autre, et il est capable en revenant en arrière d’établir un rapport entre les deux choses.

L’individu interprète des réflexions fulgurantes qu’il a et les rattache au moment qui leur ont donné naissance.

Exemple moderne: il est connu que les écrits de Baudelaire sur le romantisme témoignent par moments de véritables analyses fulgurantes et pénétrantes, comme s’il avait réussi à déchiffrer le fond d’une question (sa lecture « mystique » du monde, avec les « correspondances », est nettement un fétichisme de cette approche visant à s’imprégner de culture et à attendre l’inspiration).

Troisième niveau: capacité de concentration

Ici, l’individu est capable d’avoir plus que des éclairs lumineux: il parvient à stabiliser sa pensée dans les hauteurs; en clair, il parvient à rester concentré et à ne pas se disperser. Il n’y a pas besoin d’interprétation: l’individu sait « à quoi il pense. »

Quatrième niveau: premier stade « prophétique »

L’individu parvient ici non seulement à se concentrer, mais cela est fait de telle manière qu’il fusionne pratiquement avec ce à quoi il réfléchit. Il n’est pas « parasité » par quelque autre pensée ou sensation que ce soit.

Pour Avicenne, l’individu voit sa pensée ici directement « imprimée »; il saisit sans interprétation une connaissance qu’il connaît de l’intérieur.

Cinquième niveau: second stade « prophétique »

Ce niveau est le même que le précèdent, à ceci près que l’individu est capable de ne pas confondre ce qu’il a compris avec d’autres choses provenant de son imagination, et qu’il mélangerait par analogie.

Il faut bien voir ici qu’Avicenne entrevoit la synthèse, mais ne saisit pas le moteur dialectique. Il en reste au principe d’analogie développé par Aristote. En clair, lorsqu’on voit un interrupteur sur un mur, on le « reconnaît » par analogie avec d’autres interrupteurs qu’on a vu.

Dans « Retour vers le futur 2 » justement, l’amie de Marty McFly est dans le futur (chose par ailleurs impossible) et ne sait pas allumer la lumière, car elle raisonne par analogie et ne « trouve pas » l’interrupteur.

A ce stade donc, l’individu entrevoit des vérités et y reste, il ne mélange pas, il n’assimile pas ces vérités à d’autres choses différentes en substance.

Sixième niveau: le prophète

A ce niveau, non seulement la connaissance est stabilisée et reste en l’individu, il garde cela en mémoire, mais en plus il peut retranscrire pour ainsi dire en temps réel cette puissance intellectuelle qui s’est imprimée en lui.

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Maïmonide théoricien du «libre-arbitre»

Comment Maïmonide justifie-t-il le libre-arbitre ? En fait, il fait exactement comme Thomas d’Aquin, pour qui par ailleurs Maïmonide est « l’aigle de la synagogue ». Tant Maïmonide que Thomas d’Aquin reprennent Aristote, pour le dévier vers une direction où il est affirmé que la partie supérieure de l’âme est « libre. »

Chez Averroès, cette partie supérieure est universelle, c’est l’intellect, il n’y en a qu’un ; les humains ne pensent pas. Chez Maïmonide et Thomas d’Aquin, les humains peuvent « penser ». 

Dans Le traité des huit chapitres, écrit en judéo-arabe (dialecte de la population juive dans les pays arabes, retranscrit en écriture hébraïque), Maïmonide pose par exemple le même principe que Thomas d’Aquin ; d’emblée, il affirme : 

« Sache que l’âme de l’homme est une, mais que ses opérations sont nombreuses et diverses et que certaines d’entre elles sont parfois appelées âmes, ce qui peut faire croire que l’homme a plusieurs âmes, comme le croient, en effet, les médecins ; c’est ainsi que le plus illustre d’entre eux (Hippocrate) commence (son ouvrage) en disant que les âmes de l’homme sont au nombre de trois, l’âme naturelle, l’âme animale et l’âme spirituelle.

On les appelle aussi parfois facultés ou parties, de sorte que l’on dit les parties de l’âme.

Et ces appellations sont souvent employées par les philosophes ; cependant, en parlant de parties, ils n’entendent pas que l’âme se diviser à la manière des corps, mais ils énumèrent seulement par là ses actes divers, lesquels sont à l’égard de l’âme toute entière comme les parties à l’égard du tout. »

Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’âme humaine est un tout, c’est-à-dire disposant également de l’élément appelé « intellect. »

Chez Averroès, les humains ne pensent pas, car l’intellect est extérieur à eux. Chez Thomas d’Aquin et Maïmonide, l’âme englobe tout, il y a l’intellect et elle est indépendante, il y a le libre-arbitre, etc.

C’est là le cœur de l’idéologie de Maïmonide. Tout son travail vise à justifier le libre-arbitre, et s’il accepte Aristote, c’est pour y ajouter l’âme individuelle, contrant la direction prise par Averroès.

Manuscrit du Guide des égarés de Maïmonide, 13e-14e siècle, Yémen

Cependant, il faut se justifier, et Maïmonide a pour cela deux arguments « massues » : tout d’abord, le fait qu’on ne pourrait pas réellement comprendre Dieu, et ensuite, découlant par ailleurs du premier argument, que la plupart des termes seraient homonymes, mais différents en substance (les anges peuvent « choisir » et les humains aussi, mais leur substance différente fait que ce « choisir » va être différent ; libre-arbitre chez les humains et chez Dieu n’a pas le même sens, etc.).

Ici, on retrouve une apologie du libre-arbitre tout à fait dans l’esprit de Descartes, qui ne fait que prolonger la perspective ouverte par Thomas d’Aquin pour le catholicisme.

Voici comment, dans Le guide des égarés, Maïmonide « justifie » le libre-arbitre :

« La raison que Dieu a fait émaner sur l’homme, et qui constitue sa perfection finale, est celle qu’Adam possédait avant sa désobéissance, c’est pour elle qu’il a été dit de lui qu’il était (fait) « à l’image de Dieu et à sa ressemblance », et c’est à cause d’elle que la parole lui fut adressée et qu’il reçut des ordres, comme dit (l’Écriture) : « Et l’Éternel, Dieu ordonna, etc. » (Genèse 2:16), car on ne peut pas donner d’ordres aux animaux ni à celui qui n’a pas de raison. »

En affirmant le « libre-arbitre », Maïmonide a sauvé « Dieu. » Cependant, il n’était pas un théoricien protestant, mais juif.

A ce titre, Maïmonide – ou le RAMBAM (acronyme de Rabbi Mosheh Ben Maimon) comme l’appelle la littérature religieuse juive – avait également écrit le Mishné Torah, la « Répétition de la Torah », une compilation écrite des lois orales juives (qui furent rassemblés dans le « Talmud »), qui est encore largement utilisé et reconnu par le judaïsme aujourd’hui.

Pour que donc Maïmonide puisse « sauver » le judaïsme, il dut justifier également « l’actualité » du judaïsme, la dimension messianique, son aspect unique, « à part. » Pour cela, il emprunta directement le schéma d’Avicenne, l’interprétant dans une perspective religieuse, où Moïse remplace Mahomet.

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La conception de base deMaïmonide et de la Kabbale

Quel est le problème fondamental qui a donné naissance aux conceptions de Maïmonide et de la Kabbale ? En fait, si leurs conceptions sont différentes, tant Maïmonide que les kabbalistes ont tenté de résoudre un seul et même problème, amené par le développement du matérialisme.

Voilà comment se pose cette question. Si on admet l’idée d’un « Dieu » tout puissant, omnipotent, omniscient, etc., alors on accepte de fait que ce « Dieu » soit pur et parfait, n’ayant jamais besoin de rien.

Or, les religions juive, chrétiennes et musulmane expliquent qu’il y a eu la création du monde. Dans la Genèse, texte reconnu par le judaïsme et le christianisme, il est ainsi dit : 

« Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut (…).

Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme. Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. »

L’islam ne reconnaît pas l’authenticité complète du texte, mais le Coran explique la même chose : 

« Votre Seigneur, c’est Allah, qui a créé les cieux et la terre en six jours. » (sourate 7 / verset 54 )

« C’est Lui qui, en six jours, a créé les cieux, la terre et tout ce qui existe entre eux. » (sourate 25  / verset 59) 

Cependant, le matérialisme a exposé une contradiction essentielle dans ce principe de création. Comment Dieu, en effet parfait de par son principe même, pourrait être amené à « créer » quelque chose ?

Cela signifierait qu’il a créé quelque chose « en plus », or Dieu est tout et il ne saurait y avoir de chose « en plus » de lui. 

A cela s’ajoute que s’il a créé le monde, c’est que celui-ci « devait » exister et était donc un « manque ». Or, Dieu, par définition, ne peut pas connaître de « manque ».

La question se posait ainsi : comment Dieu qui est tout a pu être amené à donner existence à quelque chose comme le monde ?

Mais alors un autre problème se pose encore. Dieu est éternel et infini, de par sa définition. Or, à quel « moment » aurait-il pu donc « choisir » de donner naissance au monde ?

Comment Dieu qui est parfait aurait pu, subitement, prendre une décision, comme si quelque chose lui manquait ou « devait » se faire ? 

Voici comment Maïmonide, dans Le guide des égarés, résume cette question, dont il a compris la dangerosité :

« V. L’une d’elles (est celle-ci) : Si, disent-ils, Dieu avait produit le monde du néant, Dieu aurait été, avant de créer le monde, agent en puissance, et en le créant, il serait devenu agent en acte.

Dieu aurait donc passé de la puissance à l’acte, et, par conséquent, il y aurait eu en lui une possibilité et il aurait eu besoin d’un efficient qui l’eût fait passer de la puissance à l’acte.

C’est là encore une grande difficulté, sur laquelle tout homme intelligent doit méditer, afin de la résoudre et d’en pénétrer le mystère.

VI. Autre méthode : Si un agent, disent-ils, tantôt agit et tantôt n’agit pas, ce ne peut être qu’en raison des obstacles ou des besoins qui lui surviennent ou (qui sont) en lui ; les obstacles donc l’engagent à s’abstenir de faire ce qu’il aurait voulu, et les besoins l’engagent à vouloir ce qu’il n’avait pas voulu auparavant.

Or, comme le créateur n’a pas de besoins qui puissent amener un changement de volonté, et qu’il n’y a pour lui ni empêchements, ni obstacles, qui puissent survenir ou cesser, il n’y a pas de raison pour qu’il agisse dans un temps et n’agisse pas dans un autre temps ; son action, au contraire, doit perpétuellement exister en acte, comme il est lui-même perpétuel. »

Le guides des égarés

Il n’y a que deux réponses possibles, sur le plan logique, et les religieux, tant juifs, catholiques que musulmans, en étaient conscients :

1. Soit le monde a toujours coexisté à Dieu, et par conséquent il est éternel : c’est le principe d’Aristote, qui se prolongera par la suite finalement dans le « déisme » des Lumières, qui voit Dieu comme un « horloger » (Rousseau notamment).

2. Soit il n’y a pas eu de création du monde et Dieu revient à être l’univers, ce que dit Spinoza, et à la suite de lui le matérialisme dialectique, et avant lui en fin de compte Averroès, voire Avicenne (pour qui on a au moins un Dieu-Univers).

Ce problème était insoluble pour les religions. Cependant, il n’y avait pas le choix, il fallait trouver des solutions théoriques, sans quoi tous les fondements allaient être ébranlés. 

Celle de Maïmonide est simple, et strictement parallèle à celle de Thomas d’Aquin : il s’agit de reprendre Aristote, mais de le faire tendre vers la religion, c’est-à-dire vers l’affirmation de l’individualité, du « libre-arbitre ».

Le matérialisme, avec Averroès, puis Spinoza, etc. jusqu’à Gonzalo, rejette le statut « à part » de l’individu : les humains ne « pensent » pas, ce qu’ils conçoivent est le reflet, adéquat ou non, de la réalité.

Logiquement, Maïmonide et Thomas d’Aquin partent dans l’autre direction. S’il leur fut impossible de nier Aristote, pour autant ils purent le « rediriger » dans une autre direction.

Et Maïmonide d’alors expliquer que les contradictions entre la religion juive et Aristote par le fait que Dieu dispose d’un autre mode de connaissance, que ses choix ne peuvent pas être compris, etc.

Comme il le formule ouvertement dans Le guide des égarés :

« Si donc on demandait : Pourquoi Dieu s’est-il révélé à tel homme et pas à tel autre ? Pourquoi Dieu a-t-il donné cette Loi à une nation particulière, sans en donner une à d’autres ? Pourquoi l’a-t-il donnée à telle époque et ne l’a-t-il donnée ni avant ni après ? Pourquoi a-t-il ordonné de faire telles choses et défendu de faire telles autres ?… pourquoi a-t-il signalé le prophète par tels miracles qu’on rapporte, sans qu’il y en eût d’autres ? Qu’est-ce que Dieu avait pour but dans cette législation ?

La réponse à toutes ces questions serait celle-ci : c’est ainsi qu’il l’a voulu ou bien c’est ainsi que l’a exigé sa sagesse… Tout dépend de cette question ; sache-le bien. »

Les Kabbalistes utilisèrent quant à eux Platon (avec des éléments d’Aristote, inévitablement). Ils dirent que Dieu qui, par définition, peut tout n’a pas ajouté quelque chose en plus, mais a au contraire enlevé quelque chose : il s’est contracté, freinant sa puissance, donnant ainsi naissance au monde. C’est le « tsimtsoum », terme signifiant « contraction » en hébreu.

Mais là encore, on est dans le « choix » de Dieu. C’est l’apologie du libre-arbitre, dans un esprit bourgeois (nous sommes au tout début du capitalisme), mais appliqué à revivifier une religion féodale, voire antique.

Telle est la clef conceptuelle, anti-matérialiste, de Maïmonide et des kabbalistes.

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Maïmonide, la Kabbale

Le judaïsme est une religion qui a eu une grande importance culturelle dans notre pays, pour la simple raison qu’il s’agissait du pendant de la religion dominante, le catholicisme, qui s’en voulait la suite directe.

Il y a eu ainsi de multiples rapports historiques entre les deux communautés religieuses, avec des dynamiques tant positives que négatives sur le plan historique.

En effet, l’existence d’une minorité au sein d’un pays a permis au capitalisme de contourner la domination féodale sur la majorité. C’est ce que Karl Marx explique dans l’un de ses textes de jeunesse, écrit à 25 ans et excessivement difficile à saisir, La question juive.

L’antisémitisme, comme moteur anti-capitaliste romantique, est également une réalité idéologique très forte dans l’histoire de notre pays. Cependant, il ne s’agit pas ici d’établir l’histoire de la composante juive de notre nation, de cerner l’antisémitisme à la française, il s’agit de définir la religion juive comme idéologie.

Toute religion est une idéologie, qu’il s’agit de réfuter. Il faut comprendre les dynamiques religieuses, pour triompher de l’idéalisme.

Fresque de la synagogue de Doura Europos, 3e siècle, Syrie actuelle.
La fille de pharaon, entourée de suivantes, recueille Moïse bébé
d’un panier flottant sur un cours d’eau.

En l’occurrence, la conception d’Averroès avait tellement bouleversé le catholicisme, que ce dernier a dû faire sa révolution, par l’intermédiaire de Thomas d’Aquin. Or, le judaïsme fut également totalement bouleversé.

Le judaïsme existait, de plus, principalement dans les zones géographiques dominées par la religion musulmane, et donc marquées par l’influence de la falsafa arabo-persane.

Ainsi, le judaïsme était déjà profondément ébranlé par la montée de l’Islam et ses succès. À cela s’ajoute que le judaïsme consistait encore alors en des rites très précis mais sans disposer d’une base théorique ni idéologique unifiée et d’un niveau conséquent.

Il s’agit de saisir que lorsqu’on parle de « judaïsme », même aujourd’hui, c’est de manière erronée, au sens strict.

En effet, le catholicisme romain est centralisé avec le Vatican, le protestantisme ne reconnaît que les textes bibliques traditionnels et les Islams sunnite et chiite possèdent des écoles juridiques centrales.

Le judaïsme, toutefois, ne possède aucun centre, ni même d’écoles juridiques principales. Il a des principes, des traditions et des rites, mais dont la conception et l’interprétation diffèrent totalement selon les rabbins.

En fait, ce n’est que depuis l’après 1945 que le judaïsme connaît des échanges généralisés en son sein et que ses courants fusionnent.

La raison tient précisément à la question de l’averroïsme. Face en effet à cette menace matérialiste, il fallait alors l’équivalent d’un Thomas d’Aquin au judaïsme. Ce fut Maïmonide (1138-1204).

Illustration du Guide des égarés, de Maïmonide, au XIVe siècle.

De la même manière que Thomas d’Aquin le fit pour le catholicisme, Maïmonide tenta de formuler la philosophie d’Aristote d’une manière acceptable pour le judaïsme. Pour cela, il tentera de faire repartir la roue en arrière, et d’en revenir à Avicenne, voire Al Farabi, pour rejeter Averroès.

Évidemment, tout comme Thomas d’Aquin dans le catholicisme, Maïmonide dut affronter une contre-offensive massive de la part de la religion officielle, les positions de Maïmonide étant considérées comme hérétiques.

Et lorsqu’en 1231 le pape Grégoire IX interdit l’enseignement de la physique et de la métaphysique d’Aristote, il tente de combattre au fond l’averroïsme, non pas de « l’intégrer » de manière déformée, et il a le soutien idéologique du judaïsme conservateur.

Pourtant, inévitablement la démarche de Maïmonide devait triompher dans le judaïsme, tout comme celle de Thomas d’Aquin dans le catholicisme : le développement historique rendait cela inévitable.

Le judaïsme n’était plus en mesure de tenir idéologiquement face à l’Islam et au matérialisme averroïste. Il lui fallait Maïmonide. Il lui fallait un idéologue capable de maintenir le « libre-arbitre » et d’élaborer une théorie du « prophète », ce que fera Maïmonide avec Moïse, en se servant de la conception prophétique d’Avicenne.

Cependant, Maïmonide ne suffisait pas, car Maïmonide a surtout connu l’Islam. Sa conception du « prophète », avec Moïse au lieu de Mahomet, provient directement de là. Il fallait également faire face au catholicisme, c’est-à-dire en fait au platonisme devenu l’idéalisme catholique.

De plus, le judaïsme disposait déjà d’un fond mystique historique, se fondant sur la conception des « palais » et du « char ».

Ainsi, de la même manière que Maïmonide a intégré Aristote « platonisé », le kabbalisme a intégré le platonisme « aristotélisé », ayant ainsi une influence tant sur l’idéalisme de la Renaissance que sur le romantisme.

Nous verrons par conséquent précisément en quoi consiste les positions de Maïmonide et de la kabbale, car celles-ci ont façonné le judaïsme – de fait, le judaïsme put ainsi se maintenir, mais au prix de grandes contradictions, de profondes déchirures qui se lisent dans toute son histoire, le dernier exemple en date étant le « scandale » provoqué par l’affirmation du caractère messianique du dernier rabbin de Loubavitch, Menachem Mendel Schneerson (1902-1994).

Ce « triomphe » des Loubavitch était en réalité inévitable, comme nous le verrons également, car le judaïsme finit par s’appuyer principalement et finalement sur la conception prophétique de Maïmonide et le mysticisme kabbaliste : le dernier rabbin de Loubavitch a le premier réussi à synthétiser les deux courants, autour de sa personne.

Il put faire aboutir le « judaïsme » à sa dernière logique, mais également, donc, à sa propre faillite en tant qu’idéalisme, avec l’échec complet de la réalité « messianique » devant se produire et, de fait, ne s’étant pas produite.

Ce qui confirme la thèse de Karl Marx, comme quoi le judaïsme doit se dissoudre dans la cause révolutionnaire universelle.

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Document : l’exclusion de Spinoza par le clergé

Voici le texte excluant Spinoza de la communauté juive à l’initiative du clergé juif d’Amsterdam, prononcé le 27 juillet 1656. Spinoza a alors 24 ans et n’a encore publié aucun ouvrage. Le texte reprend une version vénitienne de 1618 et n’a servi qu’une seule autre fois, contre les Karaïtes c’est-à-dire le courant religieux juif ne reconnaissant pas la tradition de la loi orale.

Les Messieurs du Mahamad vous font savoir qu’ayant eu connaissance depuis quelque temps des mauvaises opinions et de la conduite de Baruch de Spinoza, ils s’efforcèrent par différents moyens et promesses de le détourner de sa mauvaise voie.

Ne pouvant porter remède à cela, recevant par contre chaque jour de plus amples informations sur les horribles hérésies qu’il pratiquait et enseignait et sur les actes monstrueux qu’il commettait et ayant de cela de nombreux témoins dignes de foi qui déposèrent et témoignèrent sur tout en présence dudit Spinoza qui a été reconnu coupable : tout cela ayant été examiné en présence de Messieurs les Hahamim, les Messieurs du Mahamad décidèrent avec l’accord des rabbins que ledit Spinoza serait exclu et écarté de la Nation d’Israël à la suite du hérem que nous prononçons maintenant :

A l’aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté en présence de nos saints livres et des six cent treize commandements qui y sont enfermés.

Nous formulons ce hérem comme Josué le formula à l’encontre de Jéricho. Nous le maudissons comme Élie maudit les enfants et avec toutes les malédictions que l’on trouve dans la Loi. Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit ; qu’il soir maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille.

Qu’il soit maudit à son entrée et qu’il soit maudit à sa sortie.

Veuille l’Éternel ne jamais lui pardonner. Veuille l’Éternel allumer contre cet homme toute Sa colère et déverser sur lui tous les maux mentionnés dans le livre de la Loi : que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais et qu’il plaise à Dieu de le séparer de toutes les tribus d’Israël en l’affligeant de toutes les malédictions que contient la Loi.

Et vous qui restez attachés à l’Éternel, votre Dieu, qu’Il vous conserve en vie.

Sachez que vous ne devez avoir avec Spinoza aucune relation ni écrite ni verbale. Qu’il ne lui soit rendu aucun service et que personne ne l’approche à moins de quatre coudées. Que personne ne demeure sous le même toit que lui et que personne ne lise aucun de ses écrits.

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Document : texte du Chéma Israël

Le Chéma Israël est le principal texte de prière dans la religion juive. Il est récité le matin et le soir et c’est lui qui est inscrit dans les mezouzah, le petit réceptable placé devant les portes.

Écoute Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est UN.

Tu aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir. Que ces paroles que Je te prescris aujourd’hui soient gravées en ton cœur.

Tu les enseigneras à tes enfants, tu en parleras lorsque tu demeureras chez toi comme lorsque tu seras en chemin, à ton coucher comme à ton lever.

Tu les attacheras comme signe sur ton bras ; elles seront comme un fronteau entre tes yeux. Tu les écriras sur les linteaux de ta maison et sur tes portes (Deutéronome 6,4-9).

Si vous observez Mes commandements, ceux que Je vous ordonne aujourd’hui, d’aimer l’Éternel votre Dieu et de Le servir de tout votre cœur et de toute votre âme, J’enverrai la pluie sur votre pays en son temps, pluie précoce et pluie d’arrière-saison.

Et tu récolteras ton froment, ton moût et ton huile fraîche.

Je donnerai de l’herbe à ton champ pour ton bétail. Tu mangeras et tu seras rassasié.

Mais gardez bien votre cœur contre la séduction ; vous pourriez vous dévoyer et servir d’autres dieux, en vous prosternant devant eux. La colère de l’Éternel s’enflammerait alors contre vous. Il fermerait les vannes du ciel et il n’y aurait plus de pluie, la terre ne donnerait plus ses fruits et vous disparaîtriez bientôt de ce bon pays que l’Éternel vous a donné.

Placez Mes paroles sur votre cœur et dans votre âme, attachez-les en signe sur votre bras, et qu’elles soient comme un fronteau entre vos yeux. Enseignez-les à vos enfants, parlez-en dans vos demeures comme en chemin, à votre lever comme à votre coucher. Inscrivez-les sur les linteaux de votre maison et sur vos portes.

Cela, afin que se multiplient les jours de votre présence et de celle de vos enfants sur la terre que l’Éternel a juré de donner à vos ancêtres, aussi longtemps que le ciel sera au-dessus de la terre (Deutéronome 11,13-21).

L’Éternel S’adressa à Moïse en ces termes : parle aux enfants d’Israël. Tu leur diras de se confectionner une frange aux coins de leurs vêtements, pour toutes les générations.

Ils placeront sur la frange, un fil couleur d’azur. Ce sera pour vous une frange [distincte] et, lorsque vous la verrez, vous vous souviendrez de toutes les ordonnances de l’Éternel et vous les accomplirez.

De la sorte, vous ne vous laisserez pas égarer par les penchants ni de votre cœur ni de vos yeux, par lesquels vous vous avilissez. Mais qu’à sa vue, vous remémorant tous Mes commandements, vous les exécutiez et deveniez saints pour votre Dieu. Je suis l’Éternel votre Dieu qui vous a fait sortir du pays d’Égypte pour être votre Dieu. Oui, Je suis l’Éternel votre Dieu (Nombres 15,37-41).

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