Pierre Drieu La Rochelle : la réponse avec Aurélien

Pour Pierre Drieu La Rochelle, le succès des romans de Louis Aragon avec ses romans du « Monde réel » ne provenait que du fait que ces romans s’inscrivaient somme toute dans la société de la Belle Epoque, d’avant la première guerre mondiale.

Ces romans consistant en Les Cloches de Bâle (1934), Les Beaux Quartiers (1936), Les Voyageurs de l’impériale (1942) et enfin Aurélien en 1944.

Ce dernier roman est une réponse à Gilles, et même un anti-Gilles. Il est évident que dans ce roman Aurélien est Pierre Drieu La Rochelle, même si Louis Aragon a prétendu le contraire :

« Aurélien n’est ni Drieu ni moi (…). Aurélien n’est pas un livre à clés. Ou du moins, c’est un livre à fausses clés. Drieu est une fausse clé d’Aurélien. »

On lit pourtant ce passage assez révélateur, allusion au roman Le feu follet de Pierre Drieu La Rochelle :

« Que la pièce était longue, et vide, et de bon goût, quel dimanche soir ! Le feu follet tomba sur la langue de Blanchette : « Et tu l’as vu aujourd’hui… Aurélien ? » Le cœur de Bérénice battit trop fort. »

De toutes manières, le style de vie décrit, la mentalité, tout ramène immanquablement à Pierre Drieu La Rochelle. Il faut souligner l’importance de l’incipit, où Aurélien tombe amoureux d’une femme qu’il trouve laide mais dont le prénom Bérénice l’interpelle en raison de la pièce de Racine.

C’est une allusion à Pierre Drieu La Rochelle tombant amoureux de Colette Jéramec, une femme d’origine juive – Bérénice est quant à elle reine de Palestine dans la pièce – malgré son antisémitisme ; l’idée de voir une personne à travers une figure historique est reprise à Un amour de Swann où Marcel Proust décrit un personnage associant tous les gens qui l’entourent à des personnages dans des peintures de la Renaissance italienne.

Louis Aragon, en 1936.

Aurélien comme anti-Gilles visait ni plus ni moins qu’à désacraliser Pierre Drieu La Rochelle, de le transformer dans l’opinion publique en intellectuel bourgeois n’ayant aucun intérêt, ayant raté le tournant nécessaire.

Toute la construction du personnage principal de ce roman fade, sans intérêt, ne tourne qu’autour de la psychologie de grands bourgeois avec leurs états d’âme insipides, correspond à Pierre Drieu La Rochelle vu et interprété par Louis Aragon.

En clair, Pierre Drieu La Rochelle n’aurait été qu’un dandy vivant dans un milieu de riches personnages, dans un désœuvrement intellectualisé oscillant entre la bohème des artistes et les mondanités, les bars le soir et l’esprit de coucherie.

Toute la charge de radicalité que portait Pierre Drieu La Rochelle est littéralement niée, Louis Aragon visant à le réduire comme un grand bourgeois ne fréquentant que les grands bourgeois, incapables d’assumer son amour pour Bérénice.

La scène finale où Bérénice meurt lors de l’offensive allemande en 1940, dans les bras d’Aurélien perdu de vue depuis longtemps, est censée symboliser la nullité historique de Pierre Drieu La Rochelle.

Cette même opération des intellectuels bourgeois infiltrant le camp communiste – un véritable communiste aurait compris l’erreur de Pierre Drieu La Rochelle, son double caractère, ne le réduisant pas à un simple « réactionnaire » – se retrouve dans un article de Jean-Paul Sartre.

Cet article, intitulé Drieu La Rochelle ou la haine de soi, fut publié dans les Lettres françaises en avril 1943, c’est-à-dire la revue alors simplement ronéotypée en quelques pages des écrivains de la Résistance liée aux communistes.

Il tente de faire passer Pierre Drieu La Rochelle, tout comme le fera Aurélien par la suite, comme un moins que rien.

« C’est un long type triste au crâne énorme et bosselé, avec un visage fané de jeune homme qui n’a pas su vieillir. Il a, comme Montherlant, fait la guerre pour rire en 1914. Ses protecteurs bien placés l’envoyaient au front quand il le leur demandait et l’en retiraient dès qu’il craignait de s’y ennuyer.

Pour finir, il revint parmi les femmes et s’ennuya encore davantage. Les feux d’artifice du front l’avaient empêché quelques temps de prêter l’attention à lui-même.

Rentré chez lui, il fallut bien qu’il fît cette découverte scandaleuse : il ne pensait rien, il ne sentait rien, il n’aimait rien. Il était lâche et mou, sans ressort physique ni moral, une « valise vide » [allusion au titre d’une nouvelle de Pierre Drieu La Rochelle] ».

On croirait lire ici le message que veut faire passer Louis Aragon sur Pierre Drieu La Rochelle à travers le roman Aurélien. Impossible de savoir si finalement cet article n’en a pas été le programme, Louis Aragon restant sciemment cryptique, mais c’est plus que vraisemblable.

D’ailleurs, il est frappant que Sartre comme Louis Aragon (dans Aurélien) attribue à la première guerre mondiale une valeur significative pour Pierre Drieu La Rochelle, alors que celui-ci n’en a jamais vraiment parlé à part dans ses poèmes à l’époque de la guerre, si ce n’est qui plus est pour appeler à la paix en Europe.

Le but est de faire de Pierre Drieu La Rochelle un dandy incapable se précipitant sur le nazisme pour combler son vide intérieur :

« Drieu a souhaité la révolution fasciste comme certaines gens souhaitent la guerre parce qu’ils n’osent pas rompre avec leur maîtresse.

Il espérait qu’un ordre imposé du dehors, et à tous, viendrait discipliner ces faibles et indomptables passions, qu’il n’avait pu vaincre, qu’une sanglante catastrophe viendrait remplir en lui le vide qu’il n’avait pu combler, que l’agitation du pouvoir, comme autrefois les bruits de la guerre, mieux que la morphine ou la coco [la cocaïne] le détournerait de penser à lui-même. »

Et l’article conclut :

« Il reste un écorché (…). Il est venu au nazisme par affinité élective : au fond de son cœur comme au fond du nazisme, il y a la haine de soi – et la haine de l’homme qu’elle engendre. »

Ce psychologisme de pacotille de Jean-Paul Sartre vise à masquer que Pierre Drieu La Rochelle était le partisan d’un être humain nouveau, que la contradiction entre villes et campagnes était au cœur de ses « tourments », que la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel formait pour lui un problème historique.

Il y avait une dignité du réel bien plus grande dans la démarche de Pierre Drieu La Rochelle que dans celle de Louis Aragon et Jean-Paul Sartre, bourgeois restés bourgeois malgré l’apparence d’un engagement dans les rangs de l’engagement à gauche.

Pire encore, ils servaient d’autant plus de repoussoir à Pierre Drieu La Rochelle qui, ne comprenant déjà pas le marxisme, pouvait croire que celui-ci consistait en les positions de Louis Aragon et Jean-Paul Sartre. D’où la tournure mystique de la fin de sa vie, et sa vision d’un communisme autre, dont il ne fera que deviner les contours, en entrevoyant tout de même son implacable totalité.

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Pierre Drieu La Rochelle : Gilles

La guerre larvée entre Louis Aragon et Pierre Drieu La Rochelle ne cessa plus. Dans le premier numéro de la revue Commune, en juillet 1933, Louis Aragon publia des poèmes, mais également un long article intitulé Sur deux livres de marbre rose, dont une large partie vise Pierre Drieu La Rochelle et son livre Drôle de voyage.

Pierre Drieu La Rochelle est défini comme un dandy ne fréquentant que les riches, en s’appuyant justement sur ce que celui-ci raconte dans son œuvre ; la sentence finale est la suivante :

« Il propose à la jeunesse bourgeoise préfasciste la pensée nietzschéenne comme machine de guerre contre le marxisme. Il pose sa candidature à un rôle de leader dans le mouvement culturel d’un fascisme français. »

La réponse de Pierre Drieu La Rochelle viendra tardivement, en 1939, à travers le roman Gilles. Le très long roman, très largement autobiographique, décrit les aventures décadentes, nihilistes, opportunistes d’une figure tourmentée finalement plus vide qu’autre chose, malgré des tentatives expressionnistes à prétention existentialistes, comme ici :

« C’était l’hiver. Il y était allé en voiture. Qui ne connaît pas la campagne l’hiver ne connaît pas la campagne, et ne connaît pas la vie. Traversant les vastes étendues dépouillées, les villages tapis, l’homme des villes est brusquement mis en face de l’austère réalité contre laquelle les villes sont construites et fermées.

Le dur revers des saisons lui est révélé, le moment sombre et pénible des métamorphoses, la condition funèbre des renaissances. Alors, il voit que la vie se nourrit de la mort, que la jeunesse sort de la méditation la plus froide et la plus désespérée et que la beauté est le produit de la claustration et de la patience. »

Il présente également sous différents masques des personnages réels : Emmanuel Berl est ici Preuss,André Breton Caël, Gaston Bergery Clérences, et Louis Aragon Cyrille Galant. Il va de soi que le portrait, très long et décrivant les fréquentations faites, est totalement à charge, se concluant par un petit meurtre littéraire :

« Il pensait sur toutes choses ce que pensait le vieux. Ces petits intellectuels débiles, remplis de la jactance la plus imperceptible, étaient bien les derniers échappés des villages aux fenêtres fermées qu’il traversait quand il allait le voir et dont le vieux lui avait appris à embrasser toute l’horreur.

Ces petits intellectuels étaient les dernières gouttes de sperme arrachées à ces vieillards avares qui refermaient, sur leurs agonies rentières, les rares portes encore battantes. »

L’oeuvre se conclut sur les événements de février 1934 et un choix fictif d’aller en Espagne rejoindre les franquistes, après que Pierre Drieu La Rochelle ait relaté la vie de dandy qu’il a mené, au sein d’un roman particulièrement autocentré, bien mené mais somme toute largement médiocre, témoignant de l’incapacité à faire surgir une réelle densité.

Dans son Journal, Pierre Drieu La Rochelle dit la chose suivante au sujet de Gilles :

« Je reçois enfin le premier exemplaire de Gilles. Les quelques taches blanches qu’y a déposées la censure y font un ornement étrange, suggestif, fascinant.

Si ce livre n’est pas bon, ma vie littéraire est manquée. Je crois qu’il est bon. Je crois qu’il remplit les deux conditions d’un bon livre : cela forme un univers qui vit par soi-même, animé par sa propre musique.

J’ai bien fait d’attendre. Je ne pouvais attendre davantage. Mais que n’ai-je mieux attendu encore, dans un silence plus résolu et plus étanche. Selon l’exemple des vrais maîtres : Nerval et Baudelaire, Stendhal et Nietzsche.

Ce livre est un pamphlet et aussi une œuvre entièrement détachée. Bonne condition encore. Toute ma génération s’y retrouvera, de gré ou de force. Il faut qu’un livre vive à plein de la vie de son temps et en même temps s’en détache à perte de vue. »

C’était le 5 décembre 1939. Le 3 janvier 1940, il note :

« J’ai quarante-sept ans. C’est l’âge où Stendhal écrivait Le Rouge et le Noir. Tous les écrivains moyens ou ratés se consolent en pensant à Stendhal ou à Baudelaire.

Pour moi, ce n’est pas une consolation. Je sais bien que Gilles n’est pas un chef d’oeuvre. D’autre part, je sais que je n’en ai plus pour longtemps à vivre (…).

Que vaut Gilles ? Il me semble qu’il y a encore les traces de la paresse ; je n’y ai pas assez approfondi mes imaginations psychologiques ni mes thèmes philosophiques. J’ai bâclé l’intrigue de la 2e et 3e partie.

Mais à quoi bon avancer cela ? Au fond de moi-même je crois à la valeur de mon esprit à travers cette œuvre imparfaite. »

Le 22 janvier, il écrit, toujours au sujet de Gilles :

« – Gilles a assez de succès. Je crois que les gens reconnaissent que c’est un livre important. Lettre de Mauriac qui dit que c’est un maître-livre, un livre essentiel. Lettre de Chardonne. Réaction violente de Gérard Bauër [chroniqueur au Figaro] et des Juifs. »

Le 2 février, il écrit :

« Je ne pense plus guère à ce journal, ni à rien. Je suis au-dessous de zéro. Déceptions et ennuis. Je n’ai pas eu un article de franc acquiescement sur Gille. On me dénie toujours la qualité de romancier (…). A part cela, Gilles se vend un peu, mais pas plus que les autres, 6 000 exemplaires. »

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la rupture avec Louis Aragon

Si Pierre Drieu La Rochelle n’a par la suite pas du tout été compris du côté communiste, c’est en raison de l’infiltration d’éléments intellectuels grands-bourgeois cherchant à tout prix à nier la démarche rupturiste de celui-ci. Les deux grandes figures de cette opération furent Louis Aragon et Jean-Paul Sartre.

Initialement, Pierre Drieu La Rochelle fréquente en effet un milieu intellectuel bourgeois et son grand ami est Louis Aragon. Les soirées et la fréquentation des prostituées accompagnent une posture rebelle d’esprit grand bourgeois au-dessus des normes.

Une rupture se produisit cependant entre Pierre Drieu La Rochelle et tout le milieu qui relevait du surréalisme. Cela se produisit à l’occasion, le premier juillet 1925, d’une « Lettre ouverte à M. Paul Claudel », formant un « Tract surréaliste » et consistant en une réponse à des propos tenus par celui-ci lors d’une interview.

La voici :

« Lettre ouverte à M. Paul Claudel

Ambassadeur de FRANCE au JAPON

« Quant aux mouvements actuels, pas un seul ne peut conduire à une véritable rénovation ou création. Ni le dadaïsme, ni le surréalisme qui ont un seul sens : pédérastique.

Plus d’un s’étonne non que je sois bon catholique, mais écrivain, diplomate, ambassadeur de France et poète. Mais moi, je ne trouve en tout cela rien d’étrange. Pendant la guerre, je suis allé en Amérique du Sud pour acheter du blé, de la viande en conserve, du lard pour les armées, et j’ai fait gagner à mon pays deux cents millions. »

« Il Secolo », interview de Paul Claudel reproduite par « Comœdia », le 17 juin 1925.

Monsieur,

Notre activité n’a de pédérastique que la confusion qu’elle introduit dans l’esprit de ceux qui n’y participent pas.

Peu nous importe la création. Nous souhaitons de toutes nos forces que les révolutions, les guerres et les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez jusqu’en Orient la vermine et nous appelons cette destruction comme l’état de choses le moins inacceptable pour l’esprit.

Il ne saurait y avoir pour nous ni équilibre ni grand art. Voici déjà long-temps que l’idée de Beauté s’est rassise. Il ne reste debout qu’une idée morale, à savoir par exemple qu’on ne peut être à la fois ambassadeur de France et poète.

Nous saisissons cette occasion pour nous désolidariser publiquement de tout ce qui est français, en paroles et en actions. Nous déclarons trouver la trahison et tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, peut nuire à la sûreté de l’État beaucoup plus conciliable avec la poésie que la vente de « grosses quantités de lard » pour le compte d’une nation de porcs et de chiens.

C’est une singulière méconnaissance des facultés propres et des possibilités de l’esprit qui fait périodiquement rechercher leur salut à des goujats de votre espèce dans une tradition catholique ou gréco-romaine. Le salut pour nous n’est nulle part. Nous tenons Rimbaud pour un homme qui a désespéré de son salut et dont l’œuvre et la vie sont de purs témoignages de perdition.

Catholicisme, classicisme gréco-romain, nous vous abandonnons à vos bondieuseries infâmes. Qu’elles vous profitent de toutes manières ; engraissez encore, crevez sous l’admiration et le respect de vos concitoyens. Écrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille.

Paris, le 1er juillet 1925.

Maxime Alexandre, Louis Aragon, Antonin Artaud, J.-A. Boiffard, Joë Bousquet, André Breton, Jean Carrive, René Crevel, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, T. Fraenkel, Francis Gérard, Éric de Haulleville, Michel Leiris, Georges Limbour, Mathias Lübeck, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Marcel Noll, Benjamin Péret, Georges Ribemont-Dessaignes, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Roland Tual, Jacques Viot, Roger Vitrac. »

Ce fut le prétexte pour Pierre Drieu La Rochelle d’une rupture avec surréalistes, au moyen d’une sorte de lettre ouverte en août 1925 : La véritable erreur des surréalistes, publié dans la Nouvelle Revue Française. On y lit entre autres :

« Vous êtes tout bonnement en train de prendre position. L’hiver dernier, vous aviez déjà pris position littéraire : le surréalisme, une position solide, détaillée, abondamment pourvu de doctrines, d’exemples, de précédents, d’autorité, de disciples, de camelots (…).

Maintenant, vous doublez votre art poétique d’une ligne d’appui politique selon un procédé périodiquement utilisé par les littérateurs en France.

Vous vous installez en face des néo-classiques, dans le même secteur étroit, encombré de vieux cadavres et de galimatias de l’autre siècle (…).

Comme de vieux républicains vous criez quelque chose d’exotique : « Vive Lénine ». Mais prudents vous prenez une position moyenne à garder, entre Blum et Cachin. »

Pierre Drieu La Rochelle considère que les surréalistes s’institutionnalisent ; il attaque nommément Louis Aragon, tout en se définissant lui-même comme « républicain national, impressionné d’action française ».

Ce qu’il reproche au fond, c’est la perte d’une charge qu’on doit qualifier de futuriste. Pierre Drieu La Rochelle entend maintenir cette charge. Il sait très bien que les positions des surréalistes ne sont qu’un simulacre d’engagement révolutionnaire.

Lui-même, de par sa base philosophique nietzschéenne, peut alors librement se tourner vers la droite contestataire, d’où sa référence à l’Action française. Cette dernière, dans un article de son organe de presse du 5 août 1925 l’enjoignit alors à rejoindre le camp monarchiste.

Cependant, Pierre Drieu La Rochelle esquiva tout engagement à ce niveau : il n’en était là que sur le mode de la posture.

Par la suite, en septembre, parut dans la Nouvelle Revue Française la réponse de Louis Aragon, où on lit entre autres :

« Comme tu as peur d’être dupe: ça pourrait ne pas être parisien le mot République que tu me reproches, parce que je ne t’ai jamais caché, tant pis pour le ridicule, que j’étais prêt à mourir pour ce mot-là (…).

Je ne veux pas te répondre que je n’ai pas crié : Vive Lénine! Je le braillerai demain, puisqu’on m’interdit ce cri, qui après tout salue le génie et le sacrifice d’une vie; tes coquetteries à Maurras me semblent plus intéressées.

Vive Lénine, Drieu, quand je te vois ainsi te complaire à ce vague intellectuel, à cet esprit de compromission où pas une idée ne tient, pas un critérium moral (…).

Regarde, encore une fois mon ami, avec quelles gens tu te ligues, dans le sens de quelles gens tu abondes (…). Eh bien, va, mon garçon, puisque tu leur as fait risette, voilà leur appeau, et à demi-voix ils te laissent entendre ce qu’ils diront de toi si tu résistes. Tu sais de reste que je tiens les gens d’Action Française pour des crapules (…).

Il me faut aujourd’hui ce ton pour te parler ce langage. Mais es-tu bien celui qui était mon ami? Celui-ci était un homme triste, qui n’avait pas d’espoir, qui rongeait sa vie comme un frein, un homme irrésolu (…).

Si un instant j’essaye de m’élever à cette notion, Dieu, je me révolte qu’elle puisse en aucun cas servir d’argument à un homme. Tu n’es qu’un homme comme les autres, et pitoyable, et peu fait pour montrer leur chemin aux hommes, un homme perdu, et que je perds. Tu t’en vas, tu t’effaces. Il n’y a plus personne au lointain, et, tu l’as bien voulu, ombre, va-t’en, adieu. »

Louis Aragon

Quant on sait que Louis Aragon et Pierre Drieu La Rochelle était inséparable, qu’une année auparavant, Louis Aragon dédicaçait Libertinage à Pierre Drieu La Rochelle, que ce dernier dédicaçait quelques mois auparavant L’homme couvert de femmes à Louis Aragon, on voit la profondeur humaine de l’affrontement.

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