Onzième thèse de Karl Marx sur Feuerbach

Traduction classique

Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer.

Traduction corrigée

Les philosophes n’ont qu’interpréter différemment le monde ; ce qui compte cependant c’est de le modifier.

Cette thèse est la plus connue des thèses de Karl Marx sur Ludwig Feuerbach. On notera ici que le terme « cependant » a été rajouté par Friedrich Engels.

La thèse est l’aboutissement logique des thèses précèdentes. A l’interprétation, Karl Marx oppose la transformation, la modification. Car la pratique permet de se transformer, de se modifier soi-même, et c’est cela la base pour être capable de saisir le monde dans ce qu’il est réellement.

On a ici un point de vue qui s’oppose à la contemplation mathématique du monde proposée par René Descartes et qui dépasse l’empirisme anglais à la Francis Bacon. Il y a une affirmation de l’implication nécessaire dans la transformation.

Ce qu’on appelle lutte des classes ne saurait jamais être un point de vue, mais une participation à la transformation dialectique de la réalité, qui seule permet d’avoir un point de vue adéquat.

Ulrike Meinhof aborde directement cela dans une lettre de prison, en 1976, à une autre prisonnière, lui faisant le reproche de se déconnecter justement de la transformation qui ne peut reposer que sur la dignité du réel :

« Nous trouvons vraiment insupportable la position de classe au nom de laquelle tu te gonfles.

Ce n’est pas une question de définition – c’est que la lutte, donc le principal, en est éliminé.

Ta position, ça n’existe pas. Si tu restes sur ton perchoir, ça n’a pas grand chose à voir avec ce que nous, nous voulons. Nous voulons, ce que nous voulons, c’est la révolution.

Autrement dit, il y a un but, et par rapport à ce but il n’y a pas de position, il n’y a que du mouvement, il n’y a que la lutte; le rapport à l’être – comme tu dis – c’est: lutter.

Il y a la situation de classe: prolétariat, prolétarisation, déclassement, avilissement, humiliation, expropriation, servitude, misère.

Etant donné que dans l’impérialisme les rapports marchands pénètrent complètement tous les rapports, et étant donné l’étatisation continue de la société par les appareils d’Etat idéologiques et répressifs, il n’est pas de lieu ni de moment dont tu puisses dire: je pars de là.

Il y a l’illégalité, et il y a des zones libérées; mais nulle part tu ne trouveras l’illégalité toute donnée comme position offensive permettant une intervention révolutionnaire, car l’illégalité constitue un moment de l’offensive, c’est-à-dire ne se trouve pas hors de l’offensive (…).

La position de classe – à savoir l’intérêt, le besoin, la mission d’une classe, de lutter pour le communisme afin de vivre – est partie intégrante de sa politique – je dirais même: s’y résout – ce qui est un non-sens. Position et mouvement s’excluent. C’est une dérobade, un subterfuge pour se justifier, une affirmation gratuite.

C’est supposer que la politique de classe dérive de l’économie – et c’est faux. La politique de classe résulte de la confrontation avec la politique du capital -; la politique du capital est fonction de son économie (…).

Le protagoniste n’a pas de position – il a un but, quant à la « position de classe », c’est toujours du matraquage – c’est penser et dispenser par l’intermédiaire d’un appareil de parti un concept de réalité ne correspondant pas à l’expérience de la réalité -, en fait ça signifie soutenir une position de classe sans lutte de classes (…).

Nous ne partons pas d’une position de classe, quelle qu’elle soit, mais de la lutte des classes comme principe de toute histoire, et de la guerre de classes, comme réalité dans laquelle se réalise la politique prolétarienne, et – comme nous l’avons appris – seulement dans et par la guerre -.

La position de classe ne peut être que le mouvement de la classe dans la guerre des classes, le prolétariat mondial armé et combattant, réellement ses avant-gardes, les mouvements de libération –

ou comme dit [le black panther Georges] Jackson: connections, connections, connections – c’est-à-dire mouvement, interaction, communication, coordination, lutte collective – stratégie.

Tout cela est paralysé dans le concept de « position de classe ». »

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Neuvième et dixième thèses de Karl Marx sur Feuerbach

Neuvième thèse sur Feuerbach

Traduction classique

Le résultat le plus avancé auquel atteint le matérialisme intuitif, c’est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas l’activité des sens comme activité pratique, est la façon de voir des individus isolés et de la société bourgeoise.

Traduction corrigée

Le point le plus haut où parvient le matérialisme contemplatif, c’est-à-dire le matérialisme qui ne saisit pas la sensibilité comme activité pratique, est la contemplation de l’individu particulier dans la « société bourgeoise ».

Dixième thèse sur Feuerbach

Traduction classique

Le point de vue de l’ancien matérialisme est la société « bourgeoise ». Le point de vue du nouveau matérialisme, c’est la société humaine, ou l’humanité socialisée.

Traduction corrigée

Le point de vue de l’ancien matérialisme est la société « bourgeoise » ; le point de vue du nouveau matérialisme est la société humaine, ou l’humanité socialisée.

La traduction classique de la neuvième thèse sur Feuerbach montre ici son absurdité, dans la mesure où il est parlé de matérialisme « intuitif » et de « façon de voir », alors que Karl Marx utilise le même terme, sous la forme d’un verbe puis d’un nom, dans les deux cas.

De manière plus intéressante, on notera que Friedrich Engels fait une légère modification par rapport au texte de Karl Marx. Ce dernier dit : « où parvient le matérialisme contemplatif », Friedrich Engels ayant retouché en mettant : « où amène le matérialisme contemplatif ».

De manière dialectique, il s’agit d’une seule et même chose. Le matérialisme contemplatif amène à un stade de compréhension que lui-même ne dépasse pas, ne parvenant pas à saisir l’ensemble, l’universel, basculant dans la réduction au particulier.

On notera aussi que Karl Marx dit à la fin : « de l’individu particulier et de la société bourgeoise », Friedrich Engels ayant corrigé en « de l’individu particulier dans la société bourgeoise », en mettant des guillemets à « société bourgeoise ».

Bizarrement, dans la dixième thèse, la traduction classique des guillemets à « bourgeoise », qui viennent également de Friedrich Engels, alors qu’elle ne les a pas pris en considération pour la thèse précédente.

Ce qui compte néanmoins ici en fait, c’est qu’il n’y a pas de « société bourgeoise », parce que l’individualisation qui en est la base même supprime la possibilité même d’une société en tant que telle. Seule l’humanité socialisée peut, au sens strict, établir une réelle société, en étant elle-même en fait cette socialisation en pratique, dans la sensibilité même de chaque personne.

Dans une société humaine, il y a des personnes, mais la société bourgeoise n’est qu’une apparence de société, n’étant qu’un agrégat d’individus incapables de dépasser leur propre existence par ailleurs incomprise dans ses fondements, sa nature, son sens, sa signification.

L’existence de chaque personne n’est réelle que dans l’humanité socialisée, car chaque personne relève des rapports sociaux dans sa substance naturelle même. On retrouve ici ce que Karl Marx établissait dans ses fameux manuscrits de 1844.

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Septième et huitième thèses de Karl Marx sur Feuerbach

Septième thèse sur Feuerbach

Traduction classique

C’est pourquoi Feuerbach ne voit pas que « l’esprit religieux » est lui-même un produit social et que l’individu abstrait qu’il analyse appartient en réalité à une forme sociale déterminée.

Traduction corrigée

Feuerbach ne voit pour cette raison pas que « l’esprit religieux » est lui-même un produit social et que l’individu abstrait qu’il analyse appartient à une forme sociale déterminée.

Huitième thèse sur Feuerbach

Traduction classique

Toute vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique.

Traduction corrigée

La vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et la juste saisie intellectuelle de cette pratique.

Les septième et huitième thèses sur Feuerbach expriment la correction qu’il est nécessaire de faire : Ludwig Feuerbach n’arrive pas à voir comment les individus relevant de l’essence humaine appartiennent à un ensemble dynamique, qui est justement une forme sociale bien déterminée.

Le principe du mode de production vise précisément à qualifier de manière adéquate cette formation sociale. L’histoire comme histoire de la lutte des classes est l’histoire de l’évolution de l’humanité à travers différents de mode de production.

On notera que, pour la huitième thèse, la traduction classique reprend ici la version de Karl Marx, qui dit lui « Tout ce qui relève de la vie sociale », alors que Friedrich Engels a corrigé en mettant « La vie sociale », Karl Marx entendant dans son texte en effet parler de la vie sociale dans tous ses aspects.

On en revient ici à ce qui caractérise les thèses sur Feuerbach. Ce qui est déterminant chez Karl Marx, c’est la pratique, qui relève de la dignité du réel et est transformation. Tout problème existant ne peut être vu qu’au prisme de cette question de l’activité humaine.

Voilà pourquoi Karl Marx dit en quelque sorte à Ludwig Feuerbach : la prise de conscience n’est que le premier pas, il doit y avoir une réalisation pratique pour la transformation authentique et, mieux encore, c’est la transformation qui permet la prise de conscience.

Le mysticisme religieux ne peut pas être réfuté simplement théoriquement ou bien par un matérialisme assumant la réalité ; il faut la pratique pour que soit dépassé tout ce qui a donné naissance à ce mysticisme religieux.

On voit très bien également comment le démarche de Karl Marx aboutit à une évaluation de tout phénomène idéologique en fonction de la pratique, celle-ci s’inscrivant dans une forme sociale déterminée, propre à un mode de production donné.

Karl Marx résume également cela de la manière suivante dans Misère de la philosophie, en 1847, deux ans après l’écriture des thèses sur Feuerbach :

« M. Proudhon l’économiste a très bien compris que les hommes font le drap, la toile, les étoffes de soie, dans des rapports déterminés de production.

Mais ce qu’il n’a pas compris, c’est que ces rapports sociaux déterminés sont aussi bien produits par les hommes que la toile, le lin, etc. Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives.

En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel.

Les mêmes hommes qui établissent les rapports sociaux conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les principes, les idées, les catégories, conformément à leurs rapports sociaux.

Ainsi ces idées, ces catégories sont aussi peu éternelles que les relations qu’elles expriment. Elles sont des. produits historiques et transitoires.

Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les idées; il n’y a d’immuable que l’abstraction du mouvement. »

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Sixième thèse de Karl Marx sur Feuerbach

Traduction classique

Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux.

Feuerbach, qui n’entreprend pas la critique de cet être réel, est par conséquent obligé :

1. De faire abstraction du cours de l’histoire et de faire de l’esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-même, en supposant l’existence d’un individu humain abstrait, isolé.

2. De considérer, par conséquent, l’être humain uniquement en tant que « genre », en tant qu’universalité interne, muette, liant d’une façon purement naturelle les nombreux individus.

Traduction corrigée

Feurbach résout l’essence religieuse dans l’essence humaine. Mais l’essence humaine n’est pas une abstraction vivant à l’intérieur d’un individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapport sociaux.

Feuerbach, qui n’entreprend pas la critique de cet essence réelle, est de là obligé :

1. de faire abstraction du cours historique et de fixer pour soi l’esprit religieux et de présupposer un individu humain – isolé – abstrait ;

2. de ne saisir chez ce dernier, par là, l’essence humaine seulement comme « genre », comme généralité interne, muette, reliant simplement naturellement les nombreux individus.

Ludwig Feuerbach échoue à saisir de manière correcte le rapport dialectique entre l’universel et le particulier. Il est tout à fait vrai que chaque être humain relève de l’essence humaine. Cependant, cette dernière n’est pas statique. Elle existe également dans la transformation de l’humanité.

Or, ne pas voir cela amène à l’erreur de se focaliser, en fin de compte, sur l’individu isolé, qui témoignerait de l’universel de manière suffisante. C’est d’ailleurs ce que prétendait la figure du Christ, être humain complet, tout en étant par-là même Dieu.

Et comme l’histoire consiste en une transformation de l’ensemble des êtres humains, de leur essence même, on ne doit pas voir simplement en la religion une fuite, mais également de manière dialectique le reflet d’une transformation en cours.

C’est pour cette raison que le matérialisme dialectique lit dans les différents cultes l’expression de moments historiques (la déesse-mère pour le matriarcat, le calvinisme pour le capitalisme, etc.).

C’est pour cela aussi que le matérialisme dialectique voit en l’essence humaine quelque chose d’universel à la fois dans les êtres humains, mais également dans le processus de transformation de l’humanité.

L’idéalisme nie qu’il y ait une essence humaine ; il considère que chaque individu est unique, résolument séparé des autres individus, ceux-ci se reliant à travers des intérêts partiels, sous forme de contrats pour satisfaire leurs intérêts mutuels.

Rien n’est plus éloigné du matérialisme, qui affirme qu’il y a une essence humaine. Et le matérialisme dialectique précise que cette essence humaine n’est pas quelque chose de statique, telle une sorte de dénominateur commune à tous les êtres humains, mais bien un universel en transformation, existant de manière dynamique à travers les rapports sociaux.

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Cinquième thèse de Karl Marx sur Feuerbach

Traduction classique

Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, en appelle à l’intuition sensible; mais il ne considère pas le monde sensible en tant qu’activité pratique concrète de l’homme.

Traduction corrigée

Feuerbach, insatisfait de la pensée abstraite, appelle à une vision sensible ; mais il ne saisit pas la sensibilité comme activité humaine-sensible pratique.

Le choix du terme intuition est ici pratiquement bon dans la traduction classique, au sens où ce que Karl Marx veut dire, c’est qu’il ne suffit pas de se tourner vers la matière, y compris avec de la sensibilité.

Cela est un pas qu’on peut évidemment valoriser, mais en soi cela n’a pas de substance, pas de profondeur. Ce n’est que dans l’activité concrète, c’est-à-dire lorsqu’on se tourne et qu’on implique tout son être, qu’on ne se contente pas de visualiser la matière, mais qu’on y participe soi-même, qu’alors on est dans le matérialisme dialectique.

On remarquera ici que la traduction classique parle d’activité pratique concrète de l’homme, ce qui est une erreur, car ces termes reflètent un point de vue utilitariste justement dénoncé à juste titre par Ludwig Feuerbach.

Il en va, en réalité, de la dignité du réel, d’où les termes « humain » et « sensible » ajoutés à pratique par Karl Marx. On ne peut être véritablement humain, disposant de toute sa sensibilité, que si l’on s’implique dans la réalité qui existe, car ce n’est que dans la transformation (éternelle) que l’on existe.

Toute visualisation extérieure, aussi juste que soit cette visualisation, est insatisfaisante, car elle se coupe de la dignité du réel.

On voit ici très bien la différence si l’on prend, par exemple, la question des animaux. Quelqu’un qui disposerait d’une vision sensible pourrait tout à fait reconnaître la valeur de l’existence d’un animal. Cependant, cela serait formel et limité, sans implication.

Inversement, si la sensibilité se confond avec la pratique humaine-sensible, alors il y a une implication dans la réalité toute entière par rapport à l’existence de l’animal en question.

Quelqu’un qui visualise par exemple le chien dont il est responsable, si cette visualisation est sensible, reconnaîtra son existence, ses besoins. Mais cela sera formel, il y aura un manque complet de finesse, de nuances, de compréhension dynamique du chien, du rapport avec lui.

Quelqu’un qui, à la terrasse d’un café, discute avec ses amis, s’impliquant réellement avec sensibilité en cela, mais n’ayant qu’une approche formelle avec le chien, ne fera justement plus attention à ce dernier.

Sa vision sensible éprouve ici sa limite, car il n’y a pas d’implication de tout son être. On connaît bien également le manque d’empathie que peuvent éprouver, pour un exemple similaire, le médecin ou le pompier ; le formalisme de l’intervention se heurte à la dignité du réel, à la sensibilité de celui qui a besoin d’aide.

La vision sensible implique ainsi, pour être authentique, matérialiste au sens dialectique, l’activité dans la réalité, mais pas n’importe quelle activité, celle-ci doit s’insérer par rapport à la dignité du réel, en tant qu’activité humaine – sensible.

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Quatrième thèse de Karl Marx sur Feuerbach

Traduction classique

Feuerbach part du fait que la religion rend l’homme étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde religieux, objet de représentation, et un monde temporel.

Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base temporelle.

Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire.

Le fait, notamment, que la base temporelle se détache d’elle-même, et se fixe dans les nuages, constituant ainsi un royaume autonome, ne peut s’expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction internes de cette base temporelle.

Il faut donc d’abord comprendre celle-ci dans sa contradiction pour la révolutionner ensuite pratiquement en supprimant la contradiction.

Donc, une fois qu’on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la famille céleste, c’est la première désormais dont il faut faire la critique théorique et qu’il faut révolutionner dans la pratique.

Traduction corrigée

Feuerbach part du fait de l’auto-aliénation religieuse, du dédoublement du monde en un monde religieux, imaginé, et un monde réel.

Son travail consiste à dissoudre le monde religieux dans son fondement temporel.

Il saute le fait que le principal reste encore à faire après l’accomplissement de ce travail.

Le fait, de fait, que le fondement temporel se détache de lui-même, et se fixe, comme royaume autonome, dans les nuages, et n’est justement par là à expliquer que de l’auto-déchirement et se-contredire-soi-même de ce fondement temporel.

Celui-ci doit ainsi tout d’abord être compris dans sa contradiction, et par-là par la mise de côté de la contradiction être révolutionné en pratique.

Donc, par exemple, après que la famille terrestre soit découverte comme secret de la sainte famille, la première doit alors être elle-même critiqué théoriquement et renversée pratiquement.

On notera que Karl Marx ne dit pas « par-là par la mise de côté », mais « et autant par la mise de côté ».

Karl Marx note le mérite de Ludwig Feuerbach, qui a compris que si l’invention d’un monde divin est absurde, cette absurdité prend sa source dans la faiblesse de la situation humaine. Dieu n’est ici pas que « l’asile de l’ignorance » comme chez Spinoza, mais également une expression déformée, défigurée, des exigences humaines dans le monde réel.

Seulement là où Ludwig Feuerbach fait de la prise de conscience, du rationalisme, la voie pour sortir de la religion et de la faiblesse de la situation humaine, Karl Marx explique que ce processus n’est possible que dans la pratique révolutionnaire liée à la résolution de la contradiction ressortant de la matière elle-même.

Karl Marx ajoute, dans les faits, la loi de la contradiction au processus simplement rationaliste de Ludwig Feuerbach. Il y a double transformation : celle de l’humanité elle-même, celle de la matière comme processus.

Il ne suffit pas de prendre conscience, il faut se transformer, et cette transformation est liée à celle du moment historique.

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Troisième thèse de Karl Marx sur Feuerbach

Traduction classique

La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué.

C’est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l’une est au-dessus de la société (par exemple chez Robert Owen).

La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire.

Traduction corrigée

L’enseignement matérialiste, selon lequel les êtres humains sont le produit des circonstances et de l’éducation, les êtres humains modifiés par conséquent le produit d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que les circonstances sont précisément modifiés par les êtres humains, et que l’éducateur lui-même doit être éduqué.

Elle en arrive avec nécessité à séparer la société en deux parties, dont l’une est élevée au-dessus de la société. (Par exemple chez Robert Owen.)

La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ne peut être saisie que comme pratique renversante, ne peut être comprise que rationnellement.

On notera que Friedrich Engels a ajouté deux précisions au texte original de Karl Marx, consistant en une précision suivant immédiatement la définition de la doctrine matérialiste (mis ici en italique), ainsi que la parenthèse avec l’exemple de Robert Owen.

Robert Owen, un capitaliste britannique s’étant lancé dans des projets de coopératives dans une perspective de socialisme utopique, représente le projet idéaliste d’amélioration de la société par le « choix » du matérialisme.

C’est là justement la même démarche rationaliste d’Aristote, d’Averroès, de Spinoza. Or, ils se trompent, dans la mesure où le rationalisme est dépendant de la transformation du monde, cette transformation du monde étant elle-même en rapport dialectique avec le rationalisme.

Le matérialisme ancien opposait des figures rationalistes à des figures irrationnelles, dans une réalité statique. Karl Marx unifie le tout, reconnaît avec Ludwig Feuerbach que l’irrationalisme est le fruit d’une compréhension déformée de la réalité, mais ajoute que cette dernière se transforme.

Par conséquent, il y a une dynamique de fond que Ludwig Feuerbach n’a pas vu et qui modifie la manière dont le rationalisme non seulement doit agir, mais également comment il doit évaluer la situation, ainsi que saisir sa propre nature relative.

Mentionner Robert Owen est un très bon choix de Friedrich Engels, car cet entrepreneur considérait que tout individu était entièrement le produit de l’éducation et des circonstances, et que donc ce qui comptait c’était un autre agencement de cette personne, pas une transformation.

George Bernard Shaw, dans sa pièce de 1914 Pygmalion (qui donnera la comédie musicale My fair lady), reprend cette approche en expliquant comme une jeune fleuriste, à force d’éducation et d’enseignement, devient une nouvelle personne, aux bonnes manières. C’est une vision éducative qui supprime la question de la transformation, du travail, de la dignité du réel.

Karl Marx réfute cette approche qui en reste finalement à une abstraction, qui découple la transformation d’un individu de la transformation de lui-même par lui-même, dans le cadre de la transformation de la réalité par la réalité elle-même, conformément au principe du mouvement dialectique de la matière.

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Seconde thèse de Karl Marx sur Feuerbach

Traduction classique

La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique.

C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps.

La discussion sur la réalité ou l’irréalité d’une pensée qui s’isole de la pratique, est purement scolastique.

Traduction corrigée

La question de savoir s’il revient à la pensée humaine la vérité objective n’est pas une question de la théorie, mais une question pratique.

Dans la pratique, l’être humain doit prouver la vérité, c’est-à-dire la réalité et le pouvoir, la présence de ce côté-ci de sa pensée.

Le débat sur la réalité ou la non-réalité d’une pensée, qui s’isole de la pratique, est une question entièrement scolastique.

Le raisonnement de Karl Marx est simple : si la pensée correspond à une intervention dans le réel, alors elle a une dignité et existe au sens strict, à travers l’action. Toute pensée isolée n’a de toutes façon pas de valeur.

On pourrait donc abandonner toute étude de cette question qui de toutes façons n’aboutirait à rien. Karl Marx dit que cela relève de la scolastique justement en raison du débat sans fin qui a existé dans la scolastique à ce sujet.

La traduction est encore bien fautive, car elle parle de discussion et non pas de débat, alors qu’il est évidemment fait allusion à la polémique intense concernant la question de savoir si « l’homme pense », dans le cadre de la fin du moyen-âge en Europe.

Karl Marx ne connaissait malheureusement pas la valeur de ce débat, qui opposait le matérialisme représenté par l’averroïsme latin et le catholicisme. Ce dernier a interdit la thèse selon laquelle l’homme ne pensait pas, thèse défendue inversement par l’averroïsme latin issu de la falsafa arabo-persane, elle-même issue d’Aristote.

Il est vrai que la question de savoir dans quelle mesure la pensée individuelle ne fait de toutes façons que refléter la réalité ne pouvait pas attirer Karl Marx, dans la mesure où Luwig Feuerbach disait la même chose en quelque sorte, et que de la même manière que chez Ludwig Feuerbach, l’averroïsme latin ne voyait pas la pratique.

Chez Aristote, chez Avicenne et averroès, chez Spinoza, la juste compréhension de la réalité est déjà en soi un bonheur intellectuel et donc existentiel. Saisir le monde de manière adéquate est l’aboutissement ultime.

Comme le monde est considéré comme statique, alors le seul but de chaque être devrait être d’être authentiquement matérialiste, réaliste. Y arriver soi-même, aider les autres à faire de même autant que possible (dans des contextes peu propices à cela et donc exigeant la prudence la plus grande), voilà ce qui était possible.

Or, c’est la dignité du réel qui interpellait Karl Marx, dans le sens par contre d’un monde en changement, en transformation interne, en mouvement. C’est là la particularité du matérialisme dialectique, qui reconnaît comme Aristote et Spinoza le caractère éternel de la matière, mais qui apporte un élément de plus : le mouvement.

Le dépassement de Ludwig Feuerbach signifie en fait, également, le dépassement d’Aristote, d’Averroès et de Spinoza, ces trois titans du matérialisme avec Karl Marx.

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Les thèses de Karl Marx sur Feuerbach : la première thèse

Pour faciliter la compréhension de chaque aspect de la première thèse, celle-ci est ici découpée phrase par phrase.

Traduction classique

Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective.

Traduction corrigée

Le principal manquement de tout matérialisme jusqu’ici – celui de Feuerbach y compris – est que l’objet, la réalité, la sensibilité, n’est saisi que sous la forme de l’objet ou de la vue, mais pas comme activité humaine relevant des sens, comme pratique, pas subjectivement.

Comme on le voit ici, la traduction classique contient des erreurs extrêmement graves, faisant dire à Karl Marx finalement le contraire de ce qu’il affirme.

Karl Marx ne parle pas d’un défaut du matérialisme, au sens d’une erreur, mais bien d’un défaut en tant que manque. C’est très important, car Karl Marx veut ici souligner qu’il manque littéralement une dimension dans le matérialisme ayant existé jusque-là. Rater cette étape, c’est rater à quel point la dimension, une fois trouvée, va être soulignée.

La seconde erreur, tout aussi grave, est que la traduction parle de l’objet, de la réalité, de la sensibilité (et non pas du « monde sensible ») comme de choses différentes, avec le verbe être au pluriel, alors que Karl Marx utilise le singuler, car pour lui il s’agit ici d’une seule et même chose.

Ce que dit Karl Marx peut être résumé sous la formule objet = réalité = sensibilité.

Procéder à une division là où Karl Marx voit une unité a une conséquence irréparable, dans la mesure où la traduction classique explique de manière erronée que cet objet, cette réalité, cette sensibilité, ne serait saisi par l’ancien matérialisme que « sous la forme d’objet ou d’intuition ».

Or, Karl Marx ne dit pas cela, il dit que l’ancien matérialisme saisissait cet objet, cette réalité, cette sensibilité, « sous la forme de l’objet ou de la vue », c’est-à-dire sans établir de rapport direct unificateur avec la réalité.

Utiliser le terme d’intuition est absurde, car justement l’intuition présuppose un certain rapport à une chose, alors que Karl Marx souligne l’absence de rapport direct, authentique. D’où justement sa conclusion, où Karl Marx aboutit à un point de vue qui est à l’opposé de celui de la traduction classique.

Comparons justement la fin des deux traductions :

1. mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective.

2. mais pas comme activité humaine relevant des sens, comme pratique, pas subjectivement.

La traduction classique fait dire à Karl Marx qu’il reproche une lecture subjective de la part de l’ancien matérialisme, alors que justement Karl Marx dit le contraire : il faut une lecture subjective.

La traduction classique explique que la pratique serait concrète justement en étant séparée de la personne ayant cette pratique ; Karl Marx explique au contraire que ce n’est qu’avec la participation subjective à la pratique que celle-ci aboutit à la dignité du réel.

Cette erreur de traduction est très grave et saute aux yeux pour quiconque sait que le matérialisme nouveau exige l’implication dans le réel et non pas sa contemplation extérieure. Il faut vivre les faits pour les connaître ; impossible des les saisir de l’extérieur comme unn objet.

Si Karl Marx aboutissait au rejet de la subjectivité, il dirait le contraire de ce qu’il entend mettre en avant.

Traduction classique

C’est ce qui explique pourquoi l’aspect actif fut développé par l’idéalisme, en opposition au matérialisme, — mais seulement abstraitement, car l’idéalisme ne connaît naturellement pas l’activité réelle, concrète, comme telle.

Traduction corrigée

De là est arrivé que le côté actif, en opposition au matérialisme, fut développé par l’idéalisme – mais seulement de manière abstraite, étant donné que l’idéalisme, naturellement, ne connaît pas l’activité sensible, réelle, en tant que telle.

Karl Marx ne parle pas d’activité réelle et concrète, mais d’activité sensible et réelle ; la traduction classique est ici erronée sans aucune ambiguité possible, dans la mesure où on retrouve le refus de la dignité du réel déjà constaté au début de la première thèse dans la traduction classique.

Traduction classique

Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée; mais il ne considère pas l’activité humaine elle-même en tant qu’activité objective.

C’est pourquoi dans l’Essence du christianisme, il ne considère comme authentiquement humaine que l’activité théorique, tandis que la pratique n’est saisie et fixée par lui que dans sa manifestation juive sordide.

C’est pourquoi il ne comprend pas l’importance de l’activité « révolutionnaire », de l’activité « pratique-critique ».

Traduction corrigée

Feuerbach veut des objets sensibles, véritablement distincts des objets de la pensée ; mais il ne saisit pas l’activité humaine elle-même comme activité objective.

Il ne considère partant de là, dans L’essence du christianisme, que le comportement théorique comme celui vraiment humain, tandis que la pratique n’est saisie et fixée que dans sa forme d’apparition sale et juive.

Il ne comprend pas, partant de là, la signification de l’activité pratique-critique, « révolutionnaire ».

On a encore une fois un remplacement du terme « sensible » par un autre, ici celui de « concret ». De manière tout aussi grave, il est parlé d’activité théorique, alors que justement Karl Marx parle de comportement, pour bien souligner qu’il n’y a pas d’activité dans la théorie, la seule dignité étant celle du réel comme sensibilité.

Le second paragraphe de Karl Marx fait allusion à ce qu’explique Ludwig Feuerbach dans L’essence du christianisme, dans le chapitre La signification de la création dans le judaïsme. Analysant la signification historique de la religion selon les contextes, il dénonce la religion, ici juive, comme expression de l’utilitarisme borné :

« L’enseignement de la création provient du judaïsme ; il est lui-même l’enseignement caractéristique, l’enseignement fondamental de la religion juive.

Le principe qui est ici son fondament n’est pas tant le principe de la subjectivité que vraiment celui de l’égoïsme.

L’enseignement de la création dans sa compréhension caractéristique ressort seulement de ce point de vue, où l’être humain soumet en pratique la nature seulement à sa volonté et son besoin, et partant là également la rabaisse dans sa force de conceptualisation comme simple appareillage, un produit de la volonté (…).

Les Juifs ont conservé leur spécificité jusqu’à aujourd’hui. Leur principe, leur dieu est le principe le plus pratique du monde – l’égoïsme, et plus précisément l’égoïsme dans la forme de la religion.

L’égoïsme est le Dieu, qui ne laisse pas ses serviteurs être confondus. L’égoïsme est essentiellemet monothéiste, car il n’a comme but qu’un seul, que lui-même. »

Feuerbach est matérialiste, mais il a du mal avec la dynamique sujet – objet, en raison de son incompréhension de la dialectique. Par conséquent, en un certain sens, toute activité revient pour lui immédiatement à un matérialisme vulgaire.

La pratique est bornée dans le particulier chez Ludwig Feurbach ; elle n’a pas la dignité de l’universel.

Toute communauté fermée sur elle-même, prisonnier dans son immédiateté dans les actes de son quotidien, sa vision du monde se résumant à cela et son particularisme devenant son identité à travers cette pratique matérielle réductrie par rapport à la réalité, est donc critiquable.

Karl Marx et Friedrich Engels, en voyant l’universel dans le particulier et le particulier dans l’universel, permettent une vraie dignité du réel, dans le sens pratique, et non plus seulement théorique.

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Les thèses de Karl Marx sur Feuerbach : la nouvelle conception du monde

Les thèses sur Feuerbach ont écrites par Karl Marx en 1845. Il s’agit d’un écrit ne visant pas à être publié, puisqu’il s’agit de simples notes pratiques synthétisant le point de vue de Karl Marx sur Ludwig Feuerbach, grande figure du matérialisme en Allemagne.

Il ne faut nullement oublier l’importance de ce philosophe, car ce que fait Karl Marx pour former le marxisme, c’est corriger la philosophie dialectique de Hegel au moyen du matérialisme de Feuerbach.

Il ne s’agit pas toutefois d’une unification, mais d’un saut qualitatif, le matérialisme étant en soi dialectique et une dialectique bien comprise saisit quel est justement le mouvement dialectique de la matière.

Afin d’expliciter ce moment historique pour la pensée de Karl Marx, Friedrich Engels publia en 1888 Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, dans la revue social-démocrate Die Neue Zeit, dans les numéros 4 et 5.

L’éditeur social-démocrate Johann Heinrich Wilhelm Dietz publia par la suite l’oeuvre à part et à cette occasion, Friedrich Engels y incorpora les thèses sur Feuerbach de Karl Marx.

Celles-ci devinrent particulièrement célèbres, devenant une référence incontournable quand on parle de Karl Marx ou du marxisme en général. Certaines sentences présentées par les thèses furent considérées comme exemplaires de la substance même du marxisme.

Il est à noter toutefois que Karl Marx ne comptait pas publier ces thèses, qui relevaient du matériel intellectuel utilisé pour ses travaux.

Dans l’avant-propos de Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Friedrich Engels explique comment il a retrouvé les thèses de Karl Marx et comment il faut donc savoir les valoriser :

« Ce sont de simples notes jetées rapidement sur le papier pour être élaborées par la suite, nullement destinées à l’impression, mais d’une valeur inappréciable, comme premier document où soit déposé le germe génial de la nouvelle conception du monde. »

Il s’agit donc de relativiser non pas la valeur de ces thèses, mais la force de leur nature, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de séparer ces thèses du reste des œuvres, ou même de leur accorder une valeur supérieure aux autres œuvres, justement car il ne s’agit pas d’une œuvre.

D’ailleurs, les universitaires bourgeois ont justement employé ces thèses pour faire de Karl Marx un « philosophe », ce qui n’est pas moins paradoxal précisément parce que les thèses réfutent l’existence d’une « philosophie ».

Les thèses sur Feruerbach ne sont pas une œuvre en soi, mais un éclaircissement sur la nature du marxisme. L’ouvrage de Friedrich Engels sur Ludwig Feuerbach contient par ailleurs un avant-propos qui précise cela de la manière suivante :

« Nous ne sommes jamais revenus sur Feuerbach, qui constitue cependant à maints égards un chaînon intermédiaire entre la philosophie hégélienne et notre conception (…).

Il m’apparut que nous avions encore à acquitter une dette d’honneur en reconnaissant pleinement l’influence que, pendant notre période d’effervescence, plus que tout autre philosophe post-hégélien, Feuerbach exerça sur nous. »

Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemand est ainsi une œuvre expliquant la genèse de ce qu’on appelle le marxisme. Cela doit être un outil comme cela l’a été pour lui. C’est également avec cette perspective pratique qu’il faut comprendre les thèses de Karl Marx sur Ludwig Feuerbach.

Malheureusement, la traduction française est extrêmement fautive, aussi est-elle corrigée ici. Si on comprend malgré tout, quand on a une approche correcte, la pensée de Karl Marx, les corrections étaient nécessaires pour bien saisir les nuances dans sa pensée, l’amplitude de ses raisonnements.

En France, on a qui plus est coutume de déformer le marxisme en en faisant un raisonnement matérialiste utilisant une méthode qui serait empruntée à Hegel, alors qu’en réalité la dialectique est considérée comme relevant de la matière elle-même.

Une juste compréhension de l’apport de Ludwig Feuerbach et de son dépassement au moyen de Hegel par Karl Marx et Friedrich Engels est donc tout à fait nécessaire, pour bien avoir en vue la substance de leur enseignements.

Friedrich Engels a parfaitement raison de parler du « germe génial de la nouvelle conception du monde ». Karl Marx n’apporte pas une simple correction ou rectification du matérialisme. Il lui fait conaître un véritable saut qualitatif, il en modifie la nature profonde.

En posant comme base l’implication, c’est-à-dire la subjectivité comme nécessité pour la dignité du réel, Karl Marx permet d’établir les principes du renversement révolutionnaire.

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Ludwig Feuerbach sur la trinité

Le culte dit mariale, c’est-dire de la « vierge Marie », ne peut prendre historiquement qu’une forme de plus en plus grande : c’est le seul moyen de nier le caractère humain de Jésus et de pouvoir mettre en place une idéologie où la vie réelle, symbolisée par la mère qui donne la vie, doit s’auto-mutiler pour célébrer le divin.

Voici ce qu’en dit Ludwig Feuerbach, soulignant l’importance de cet aspect.

Pourquoi donc Dieu le fils n’est-il homme que dans la femme ? Le tout puissant n’aurait-il pas pu apparaître comme homme parmi les hommes d’une autre manière, sans médiation ?

Pourquoi donc le fils s’est-il réalisé dans le sein d’une femme ? Pourquoi, sinon parce que le fils est nostalgie de la mère, parce que son coeur féminin plein d’amour ne peut trouver d’expression correspondante que dans un corps féminin ?

Le fils en tant qu’homme naturel ne passe que neuf mois dans l’asile du sein féminin, mais ineffaçables sont les impressions qu’il y reçoit ; la mère ne sort jamais de l’esprit et du coeur de son fils. Par suite, si. l’adoration du fils de Dieu n’est pas idolâtrie, l’adoration de la mère de Dieu ne l’est pas non plus.

Si nous devons reconnaître l’amour de Dieu en ce qu’il a donné pour notre salut son fils unique, c’est-à-dire ce qu’il avait de plus cher et de plus aimé, nous pouvons connaître cet amour encore mieux si pour nous en Dieu bat un coeur de mère.

L’amour le plus profond et le plus élevé est l’amour maternel. Le père se console de la perte de son fils : il a en lui un principe stoïcien. Au contraire la mère est inconsolable — la mère est douloureuse, mais le fait d’être inconsolable est la vérité de l’amour.

Là où sombre la croyance en la mère de Dieu, sombre aussi la croyance en le fils de Dieu et en Dieu le père. Le père n’est une vérité que là où la mère est une vérité. L’amour appartient en soi et pour soi au sexe et à l’être féminins.

La foi en l’amour de Dieu est la foi en l’être féminin en tant que divin? L’amour sans la nature est une chimère, un fantôme. C’est dans l’amour qu’il faut reconnaître la nécessité et la profondeur sacrées de la nature !

Le protestantisme a mis de côté la mère de Dieu ; mais la femme déposée s’est lourdement vengée ; les armes qu’il a utilisées contre la mère de Dieu se sont retournées contre lui, contre le fils de Dieu, contre la trinité toute entière.

Qui sacrifie, ne fût-ce qu’une fois, la mère de Dieu à l’entende-ment, n’a plus qu’à sacrifier aussi le mystère du fils de Dieu en tant qu’anthropomorphisme.

Certes l’anthropomorphisme est-il voilé quand on exclut l’être féminin, mais il n’est que voilé, et non pas supprimé. Certes le protestantisme n’avait aussi aucun besoin d’une femme céleste puisqu’il recevait cordialement à bras ouverts la femme terrestre. Mais il aurait dû aussi être assez conséquent et courageux pour renoncer avec la mère au fils et au père.

Seul celui qui n’a pas de parents terrestres, a besoin de parents célestes. Le Dieu trinitaire est le Dieu du catholicisme ; il n’a de signification intérieure, ardente, nécessaire et véritablement religieuse que par opposition à la négation de tous les liens essentiels, par opposition à l’état d’anachorète, de moine ou de nonne.

Le Dieu trinitaire est un Dieu dont le contenu est riche, c’est pour-quoi il est un besoin là où est fait abstraction du contenu de la vie réelle.

Plus vide est la vie, d’autant plus riche, d’autant plus concret est Dieu. L’évacuation du monde réel et le rem-plissement de Dieu ne font qu’un acte. Seul l’homme pauvre a un Dieu riche. Dieu a pour origine le sentiment d’un manque ; ce dont l’homme constate, l’absence — que ce soit une constatation déterminée donc consciente, ou inconsciente cela est Dieu.

Ainsi le sentiment inconsolé du vide et de la solitude a besoin d’un Dieu en qui se trouve une société, une union d’êtres qui s’aiment intimement. Ici nous sommes en possession de la véritable explication de la raison pour laquelle la trinité a perdu dans les temps modernes d’abord sa signification pratique puis finalement son sens théorique.

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Ludwig Feuerbach sur Dieu comme miroir de la pensée

Ce qu’en général, et même par rapport aux objets sensibles, on a affirmé jusqu’ici du rapport de l’homme à l’objet, vaut particulièrement pour le rapport qu’il entretient avec l’objet religieux.

Dans le rapport aux objets sensibles la conscience de l’objet est séparable de la conscience de soi ; mais dans le cas de l’objet  religieux la conscience coïncide immédiatement avec la conscience de soi.

L’objet sensible existe extérieures ment à l’homme, l’objet religieux en lui, objet intérieur – qui le délaisse aussi peu que ne le fait sa conscience de soi, sa conscience morale — objet intime, le plus intime, le plus proche.

« Dieu », dit par exemple Augustin, « nous est plus proche, plus apparenté et partant plus facilement connaissable que les choses sensibles, corporelles ».

L’objet sensible est en soi indifférent, indépendant de la conviction, du jugement ; mais l’objet de la religion est un objet de choix : l’être le meilleur, premier, suprême ; il présuppose essentiellement un jugement critique, la distinction du divin et du non-divin, de ce qu’on peut adorer et de ce qu’on ne peut pas.

Et ici donc vaut, sans aucune restriction, la proposition : l’objet de l’homme n’est rien d’autre que son essence, objective, elle-même. Telle la pensée de l’homme, tels ses sentiments, tel son Dieu : autant de valeur possède l’homme, autant et pas plus, son Dieu.

La conscience de Dieu est la conscience de soi de l’homme, la connaissance de Dieu est la connaissance de soi, de l’homme.

A partir de son Dieu tu connais l’homme, et inversement à partir de l’homme son Dieu : les deux ne font qu’un.

Ce que Dieu est pour l’homme, c’est son esprit, son âme, et ce qui est le propre de l’esprit humain, son âme, son coeur, c’est cela son Dieu : Dieu est l’intériorité manifeste, le soi exprimé de nomme ; la religion est le solennel dévoilement des trésors cachés de l’homme, l’aveu de ses pensées les plus intimes, la confession publique de ses secrets d’amour.

Mais si la religion, consciente de Dieu, est désignée comme étant la conscience de soi de l’homme, cela ne peut signifier que l’homme religieux a directement conscience du fait que sa conscience de Dieu est la conscience de soi de son essence, puisque c’est la carence de cette conscience qui précisément fonde l’essence particulière de la religion.

Pour écarter ce malentendu, il vaut mieux dire : la religion est la première conscience de soi de l’homme, mais indirecte. (…)

Dieu est l’essence la plus propre de l’homme, la plus subjective, essence particularisée et isolée, donc, par lui-même l’homme ne peut rien faire, par suite tout bien vient de Dieu. Plus Dieu est humain, plus il est subjectif, plus l’homme s’aliène sa propre subjectivité, son humanité, puisque Dieu en soi et pour soi est son Soi aliéné, que pourtant du même coup il se réapproprie.

De même que l’activité artérielle conduit aux extrémités le sang que l’activité veineuse ramène, de même que la vie consiste en une systole et une diastole continuelles, de même dans la religion : dans la systole religieuse, l’homme expulse de lui-même se propre essence, il se chasse, se rejette lui-même ; dans la diastole [moment où le cœur se relâche après s’être contracté] religieuse, il reprend dans son coeur l’essence expulsée (…).

La religion est la scission de l’homme d’avec lui-même il pose en face de lui Dieu comme être opposé à lui : Dieu n’est pas ce qu’est l’homme, l’homme n’est pas ce qu’est Dieu. Dieu est l’être infini, l’homme l’être fini ; Dieu est parfait, l’homme imparfait ; Dieu éternel, l’homme temporel ; Dieu tout-puissant, l’homme impuissant ; Dieu saint, l’homme pêcheur. Dieu et l’homme sont des extrêmes : Dieu est absolument positif, la somme de toutes les réalités, l’homme est l’absolument négatif, la somme de toutes les nullités.

Mais dans la religion, l’homme objective sa propre essence secrète. Il faut donc démontrer que cette opposition, cette division de l’homme et de Dieu, sur laquelle s’élève la religion, est une scission de l’homme et de sa propre essence (…).

Mais ce Dieu non anthropomorphique, sans égards, sans affections, n’est rien d’autre que la propre essence objective de l’entendement. Dieu en tant que Dieu, c’est-à-dire comme être non fini, non humain, non matériellement déterminé, non sensible n’est que l’objet de l’entendement.

Il est l’être non sensible, sans forme, insaisissable, sans image — l’être abstrait, négatif. Il ne devient connu, c’est-à-dire il ne devient que par abstraction et négation (via negations). Pourquoi ? Parce qu’il n’est rien d’autre que l’essence objective de la faculté de pensée, en général de la faculté ou de l’activité (qu’on la nomme comme on le veut) par laquelle l’homme prend con-science de la raison, de l’esprit, de l’intelligence.

Puisque le concept de l’esprit est simplement le concept de la pensée, de la connaissance, de l’entendement, tout autre esprit étant un spectre de l’imagination, il n’y a aucun autre esprit, aucune autre intelligence que l’homme puisse croire, pressentir, se représenter, penser si ce n’est l’intelligence qui l’éclaire, qui oeuvre en lui.

Il ne peut séparer des limites de son individualité que l’intelligence.

« L’esprit infini » par différence avec l’esprit fini n’est donc rien d’autre que l’intelligence séparée des limites de l’individualité et de la corporéité — individualité et corporéité sont en effet inséparables — l’intelligence posée ou pensée pour elle-même. Dieu, disaient les Scolastiques, les Pères de l’Eglise et longtemps avant eux déjà les philosophes païens, Dieu est être immatériel, intelligence, esprit, entendement pur.

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Feuerbach sur la période que représente la religion pour l’humanité

Ludwig Feuerbach a parfaitement compris la nature de la religion monothéiste : celle-ci exprime la guerre à la nature menée par l’humanité qui commence à prendre conscience d’elle-même et a fait d’un fétiche sa propre existence.

Cependant, Ludwig Feuerbach se trompe en opposant le monothéisme au polythéisme : le polythéisme n’est qu’un agglomérat de différents monothéismes locaux encore non développés. L’opposé de la religion où prédomine le Dieu « mâle », dominateur, ennemi de la nature, c’est bien entendu le matriarcat et son culte de la vie. Il n’en reste pas moins que sa compréhension de la religion, dans le rapport à la nature qui s’exprime à travers elle, est ici lumineuse.

La doctrine de la création a sa racine dans le Judaïsme ; elle est même la doctrine caractéristique, la doctrine fondamentale de la religion juive. Le principe qui lui est fonda-mental n’est pourtant pas tant celui de la subjectivité que celui de l’égoïsme. Dans sa signification caractéristique la doctrine de la création ne prend naissance que là où l’homme soumet pratiquement la nature uniquement à sa volonté et à ses besoins, et par suite dans sa faculté de représentation la réduit à l’état de pur et simple matière d’oeuvre, à l’état de produit de la volonté.

A présent son existence lui est expliquée, puisqu’il l’explique et l’interprète en dehors d’elle-même, il l’explique dans son esprit. La question : d’où provient la nature ou le monde ? présuppose proprement que l’on s’étonne sur son existence, ou que l’on se demande : pourquoi est-il ? Mais cet étonnement, cette interrogation ne naissent que là où l’homme s’est déjà séparé de la nature pour la réduire à un simple objet de la volonté.

L’auteur du Livre de la Sagesse dit avec raison que « par leur étonnement devant la beauté du monde, les païens ne s’étaient pas élevés au concept du créateur ». La nature apparaît comme but d elle-même à celui pour lequel elle est un être doué de beauté ; pour lui elle possède le fondement de son existence en elle-même, sans faire naître chez lui la question : pourquoi existe-t-elle ? Le concept de la nature et de la divinité ne se sépare pas dans sa conscience de son intuition du monde. Telle qu’elle tombe sous ses sens, la nature est ‘certes née, engendrée, mais elle n’est pas créée, au sens propre, au sens de la religion, elle n’est pas un produit arbitraire, elle n’est pas fabriquée.

Par cet être-né il n’exprime rien de mauvais ; en soi la naissance ne comporte pour lui rien d’impur, de non-divin ; il pense qu’il est né comme le sont ses dieux. Pour lui la première force est celle qui engendre : c’est pourquoi comme fondement de la nature il pose une force de la nature une force présente qui se manifeste à son intuition sensible comme fondement des choses. Ainsi pense l’homme, là où il est avec le monde dans un rapport esthétique ou théorétique — car l’intuition théorétique est originairement esthétique, l’esthétique constituant la prima philosophie là où le concept du monde est pour lui le concept du cosmos, de la souveraineté, de la divinité.

C’est seulement là où une telle intuition animait l’homme, qu’ont pu être conçues et exprimées des pensées telles que celle d’Anaxagore : l’homme est né pour contempler le monde. Le point de vue de la théorie est le point de vue de l’harmonie avec le monde. L’activité subjective, celle dans laquelle l’homme trouve sa satisfaction et se donne le champ libre, est ici seulement l’imagination sensible.

Le protestantisme joue un rôle majeur dans le processus de déclin de la religion, car par l’intermédiaire de la figure du Christ, l’humanité se réapproprie ce qu’elle avait accordé à la figure mystique de Dieu. Voici ce qu’en dit Ludwig Feuerbach :

Mais si Dieu est donc un Dieu vivant, c’est-à-dire réel, s’il est tout simplement Dieu uniquement parce qu’il est un Dieu de l’homme, un être utile, bon, bienfaisant, alors c’est en vérité l’homme qui est le critère, la mesure de Dieu ; l’homme est l’être absolu l’essence de Dieu.

Un Dieu seul n’est pas un Dieu cela veut dire un Dieu sans l’homme n’est pas Dieu ; là où, l’homme n’est pas, il n’y a pas non plus de Dieu ; si tu ôtes à Dieu le prédicat de l’humanité, tu lui ôtes aussi le prédicat de la divinité ; si sa relation à l’homme disparaît, il en va de même pour son essence. Cependant, dans le même temps le protestantisme a, théoriquement du moins, maintenu à son tour derrière ce Dieu humain l’antique Dieu supranaturaliste.

Le protestantisme est la contradiction de la théorie et de la pratique ; il a émancipé seulement la chair humaine mais non la raison humaine. L’essence du christianisme, c’est-à-dire l’essence divine ne contre-dit pas suivant le protestantisme les tendances naturelles de l’homme.

« C’est pourquoi nous devons savoir que Dieu ne rejette ni ne supprime en l’homme l’inclination naturelle, implantée dans la nature lors de la création, mais il l’éveille et la conserve. »
(Luther, T. III, p. 290.)

Mais elle contredit la raison et par suite n’est théoriquement qu’un objet de foi. Mais l’essence de la foi, l’essence de Dieu n’est, comme il a été démontré, rien d’autre que l’essence humaine posée et représentée extérieurement à l’homme.

Réduire l’essence extra-humaine, surnaturelle et anti-rationnelle de Dieu à l’essence naturelle, immanente et innée de l’homme c’est se libérer du protestantisme, du christianisme en général, de sa contradiction fondamentale, c’est le réduire là sa vérité résultat nécessaire, irréfutable, irréfragable, et irrépressible du christianisme.

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Ludwig Feuerbach et le matérialisme : «Spinoza est le Moïse des libres penseurs et des matérialistes modernes»


Georg W.F. Hegel, nous l’avons vu, accorde une grande place à Baruch Spinoza dans la philosophie moderne ; Ludwig Feuerbach fait de même. « Spinoza est en fait l’auteur originel de la philosophie spéculative moderne », dit-il dans ses Thèses provisoires en vue d’une réforme de la philosophie.

Comme chez Georg W.F. Hegel, Baruch Spinoza est celui qui a assumé la totalité, mais qui a réussi à faire dégager l’horizon religieux encombrant cette perspective. Son panthéisme est l’intermédiaire entre la conception passée de l’univers au matérialisme.

D’ailleurs, à l’époque les anti-matérialistes avaient tout à fait compris les conséquences de la démarche de Baruch Spinoza. Ludwig Feuerbach explique ainsi ce mouvement général aboutissant forcément au matérialisme :

« Le « panthéisme » est la conséquence nécessaire de la théologie (ou du théisme) – la théologie conséquente ; « l’athéisme » la conséquence nécessaire du « panthéisme » – le « panthéisme » conséquent. »

Et dans Principes pour la philosophie du futur, Ludwig Feuerbach y explique que :

« Le panthéisme est la négation de la théologie théorique, l’empirisme est la négation de la théologie pratique – le panthéisme nie le principe, et l’empirisme, les conséquences de la théologie. »

« Le panthéisme est l’athéisme théologique, le matérialisme théologique, la négation de la théologie, mais lui-même sur le point de vue que la théologie. »

Baruch Spinoza a assumé la question de la totalité, mais a rejeté le concept traditionnel de « Dieu », il a a donc appelé à regarder la totalité, et non plus Dieu ; en cela, il suit directement Averroès et rejette le principal penseur juif, Maïmonide, dont l’interprétation d’Aristote va à l’opposé de celle d’Averroès.

Baruch Spinoza a donc joué un rôle essentiel, il a été celui qui a annoncé la démarche matérialiste ouverte, ce que Ludwig Feuerbach formule ainsi :

« Spinoza a tapé de manière extrêmement juste avec sa déclaration paradoxale : Dieu est un être étendu, c’est-à-dire matériel.

Il a trouvé, pour son époque du moins, la véritable expression philosophique pour la tendance matérialiste de l’époque nouvelle ; il l’a légitimé, il l’a sanctionné : Dieu lui-même est un matérialiste. La philosophie de Spinoza était elle-même une religion, lui un personnage.

Le matérialisme ne se situait pas, comme tant d’autres, en contradiction avec la conception d’un Dieu immatériel, anti-matérialiste, qui de manière conséquente fait comme devoir aux êtres humains des tendances et des occupations célestes ; car Dieu n’est rien d’autre que l’image originale et l’image modèle de l’être humain : comment et ce que Dieu est, l’être humain devrait être cela et de la même manière, et l’être humain veut être cela et de la même manière, ou tout au moins il espère l’être au moins à l’avenir.

Mais ce n’est que où la théorie ne nie pas la pratique, et la pratique pas la théorie, qu’il y a le caractère, la vérité et la religion.

Spinoza est le Moïse des libres penseurs et des matérialistes modernes. »

Telle est l’importance de Baruch Spinoza. Il a renversé la théologie, en faisant de la matière un attribut de Dieu, et donc Dieu la nature ; en faisant cela, il a rétabli la dignité de la matière, car elle lui a donné la dignité de Dieu lui-même :

« Une philosophie qui n’a aucun principe passif en soi, une philosophie, qui spécule sur l’existence sans temps, sur l’existence sans durée, sur la qualité sans sensation, sur l’être sans être, sur la vie, sans vie, sans chair et sans sang – une telle philosophie, comme surtout celle de l’Absolu, a nécessairement, de par sa dimension tout à fait unilatérale, l’empirisme comme contraire.

Spinoza a ainsi fait de la matière un attribut de la substance, mais pas en tant que principe de la souffrance, mais, précisément parce qu’elle ne souffre pas, car elle est un unique, indivisible, infinie, parce que, dans la mesure où elle a justement les mêmes définitions que l’attribut de la pensée qui lui a fait faire face, parce qu’elle est une matière abstraite, une matière sans matière, tout comme l’être de la logique hégélienne est l’être de la nature et de l’être humain, mais sans être, sans nature, sans être humain. »

Thèses provisoires en vue d’une réforme de la philosophie

Ludwig Feuerbach peut alors dire : supprimons le concept de Dieu de Baruch Spinoza, et on pourra faire face à la matière. Telle est sa contribution historique : avoir saisi la dimension de ce que portait Baruch Spinoza, et revendiquer la nature à la place de « Dieu », et sans utiliser le concept de « Dieu » qui n’a été qu’une fantasmagorie pour tenter de comprendre l’univers.

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Feuerbach et Marx sur l’affirmation d’une seule science, de l’être humain et de la nature

Le point de vue de Ludwig Feuerbach et de Karl Marx est très clair concernant la dimension naturelle de l’être humain. L’objectif, c’est que l’être humain se ressaisisse comme naturel.

Dans L’essence du christianisme, Ludwig Feuerbach explique que :

« L’obscur dans la nature est cependant l’irrationnel, le matériel, la nature même dans les différences avec l’intelligence.

Le simple sens de cette doctrine est par conséquent: la nature, la matière ne peut pas être expliquée par l’intelligence, et être dérivée d’elle ; elle est bien plutôt le fondement de l’intelligence, le fondement de la personnalité, sans avoir elle-même un fondement ; l’esprit sans nature est simplement un êtres pensant, la conscience ne se développe que de la nature.

Mais cette doctrine matérialiste devient par là enveloppée dans une mystique, sombre mais confortable, lorsqu’ils ne sont pas prononcés avec les mots simples et clairs de la raison, mais soulignés inversement avec les mots de sensation sacré: Dieu. »

L’essence du christianisme a été publié en 1841.

Il n’y a qu’une science, celle de l’être humain et de la nature, nature à laquelle appartient l’être humain ; voici ce que dit Ludwig Feuerbach dans ses Thèses provisoires en vue d’une réforme de la philosophie :

« Toutes les sciences doivent être fondées sur la nature. Une doctrine n’est qu’une hypothèse aussi longtemps que sa base naturelle n’aura pas été trouvée.

Cela est particulièrement vrai de la doctrine de la liberté. Seule la nouvelle philosophie parviendra à naturaliser la liberté, qui était jusque-là une hypothèse et antinaturaliste et supranaturaliste.

La philosophie doit se lier de nouer avec les sciences naturelles, et les sciences naturelles avec la philosophie. Cette liaison fondée sur le besoin mutuel, sur une nécessité intérieure, sera plus durable, plus heureuse, et plus fructueuse que la mésalliance entre la philosophie et la théologie ayant eu lieu jusqu’ici. »

Karl Marx explique exactement de la même manière, dans les Manuscrits de 1844 :

« Le monde sensible (cf .Ludwig Feuerbach) doit être la base de toute science. Ce n’est que s’il part de celle-ci sous la double forme et de la conscience sensible et du besoin concret – donc si la science part de la nature – qu’elle est science réelle.

L’histoire entière a servi à préparer (à développer) la transformation de « l’être humain » en objet de la conscience sensible et du besoin de « l’être humain en tant qu’être humain » en besoin [naturel concret].

L’histoire elle-même est une partie réelle de l’histoire de la nature, de la transformation de la nature en être humain. Les sciences de la nature comprendront plus tard aussi bien la science de l’être humain, que la science de l’être humain englobera les sciences de la nature : il y aura une seule science.

L’être humain est l’objet immédiat des sciences de la nature ; car la nature sensible immédiate pour l’être humain est directement le monde sensible humain (expression identique) ; elle est immédiatement l’être humain autre qui existe concrètement pour lui ; car son propre monde sensible n’est que grâce à l’autre être humain monde sensible humain pour lui-même.

Mais la nature est l’objet immédiat de la science de l’être humain.

Le premier objet de l’être humain – l’être humain – est nature, monde sensible, et les forces essentielles particulières et concrètes de l’être humain, ne trouvant leur réalisation objective que dans les objets naturels, ne peuvent parvenir à la connaissance de soi que dans la science de la nature en général.

L’élément de la pensée elle-même, l’élément de la manifestation vitale de la pensée, le langage est de nature concrète. La réalité sociale de la nature et les sciences naturelles humaines ou les sciences naturelles de l’être humain sont des expressions identiques. »

Lorsque Ludwig Feuerbach parle de Dieu comme conscience « pure » qui plane au-dessus de la réalité, et qu’il faut ramener sur terre, il parle de la même chose que lorsque Aristote, Avicenne et Averroès parlent de l’intellect, que lorsque le biogéochimiste Vladimir Vernadsky parle de « noosphère », que lorsque le matérialisme dialectique parle de « conscience. »

Ludwig Feuerbach est celui qui clôt ce qui a été ouvert par Averroès et prolongé par Baruch Spinoza. Il affirme que l’intellect n’est pas au-dessus de la réalité (comme encore chez Averroès), il n’assimile plus Dieu à la nature (comme c’est encore le cas chez Spinoza) : il affirme que l’intellect est présent sur la terre, dans l’humanité, mais en même temps séparé d’elle.

C’est le principe de la conscience au sens matérialiste ; se débarrasser de Dieu, c’est faire que l’être humain se saisisse comme humain mais aussi dans son rapport avec l’ensemble de la réalité : c’est cela le matérialisme.

C’est ce que veut dire Ludwig Feuerbach quand il constate :

« La nature est l’indifférencié de l’existence, l’être humain est l’être se différenciant de l’existence. L’être ne se différenciant pas est le fondement de celui qui se distingue – la nature est donc le fondement de l’être humain. »

Thèses provisoires en vue d’une réforme de la philosophie

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