Le néoplatonisme et la vision mathématique du monde

Ce qui est frappant dans l’approche de Jamblique, c’est qu’il s’agit de sauver son âme. C’est tout à fait la même approche que celle du christianisme et en cela, c’est une rupture avec l’extase individuelle de Plotin qui, naturellement, se rapproche bien plus des expériences des premiers chrétiens, des ermites.

Ce qui est fascinant, c’est que se révèle ici l’importance capitale pour le christianisme de la trinité, avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Car ce que dit Jamblique au sujet du Démiurge, c’est que celui-ci façonne la réalité, en reprenant les éléments donnés par le Père.

Or, ce façonnage se déroule naturellement de manière logico-mathématique. En cela, le néo-platonisme de Jamblique est bien dans la continuité absolue du platonisme, lui-même issu du pythagorisme.

A tous les niveaux, on trouve un moyen terme logico-mathématique. L’âme est le moyen terme entre la matière et le Démiurge, le monde lui-même est une composition mathématique orchestrée par le Démiurge en s’appuyant sur ce qui a été créé par le Père.

Cela signifie que les mathématiques sont une réalité autonome, un intermédiaire entre l’Un et le multiple. L’âme a la même nature intermédiaire, ce qui fait dire à Jamblique que :

« La notion de l’âme contient spontanément la plénitude totale des mathématiques. »

Jamblique a d’ailleurs écrit un œuvre intitulée Sur la science mathématique commune ; on est là entièrement dans la perspective où la réalité est une question de tension, de composition, de proportion, d’égalité et d’inégalité, de grandeur, bref tout étant lié aux nombres.

La science des nombres est la « clef » de l’Univers, en tant qu’intermédiaire entre l’Un dont elle est issue et le multiple qu’elle façonne comme réalité matérielle, mais qu’elle n’est pas, étant de ce fait moins multiple que celle-ci.

C’est un enseignement secret, tant chez Pythagore que chez Platon, ces deux auteurs étant considérés comme ayant tout appris des « antiques stèles de Hermès ». Jamblique rappelle d’ailleurs dans sa Vie de Pythagore :

« Concernant Hippasos en particulier, c’était un Pythagoricien.

Mais, parce qu’il avait été le premier à divulguer par écrit comment on pouvait construire une sphère à partir de douze pentagones, il périt en mer pour avoir commis un acte d’impiété.

Il mourut dans la gloire comme s’il en avait fait la découverte alors que tout le mérite en revenait à Lui [c’est-à-dire Pythagore]. »

Voici un exemple de ce que donne le mysticisme de Jamblique fondé sur les nombres :

« Dans un autre ordre, il [= Hermès] met le dieu Emeph à la tête des dieux célestes, il dit qu’il est l’intelligence qui se pense elle-même et qui tourne vers soi les autres pensées ; il met avant lui l’un indivisible, qu’il nomme aussi le premier enfanté et Eiktôn ; en lui est le premier intelligent et le premier intelligible, que l’on adore par le silence seul.

En outre, il y a d’autres chefs de la démiurgie des êtres visibles ; car l’intelligence est démiurgique, gardienne de la vérité et de la sagesse ; descendant dans la genèse et mettant au jour la puissance cachée des discours secrets, on l’appelle Amonn, dans la langue des Égyptiens ; accomplissant tout sans mensonge et artistement, véridiquement, on l’appelle Phta (les Hellènes changent Phta en Héphaïstos, ne s’attachant qu’à son art) ; comme créant le bien, on l’appelle Osiris et elle prend, selon ses diverses puissances, des noms différents.

Mais il y a chez eux une autre hégémonie de tous les éléments diffus dans la genèse et des forces qui résident en ceux-ci, quatre forces femelles et quatre forces mâles : cette hégémonie appartient au soleil. Et il y a un autre principe de la nature universelle existant dans la genèse que l’on attribue à la lune.

Divisant le ciel en deux, quatre, douze, trente-six parties ou le double, ou en un autre nombre quelconque de parties, on met à la tête de celle-ci des hégémonies plus ou moins nombreuses ; mais au-dessus de toutes on établit l’Un qui leur est supérieur.

Et ainsi, chez les Égyptiens, l’on procède en partant d’en haut, depuis les principes jusqu’aux êtres derniers en donnant à tous l’Un pour origine et tout aboutit à une multitude d’êtres régis par l’Un et toute nature indéterminée y est gouvernée par une mesure déterminée qui est l’unité suprême, cause de toutes choses.

Dieu a fait naître la matière en séparant la matérialité de l’essentialité : le démiurge a reçu cette matière vitale et en a fait les sphères simples et impassibles, et il en a organisé l’ultime partie dans les corps engendrés et corruptibles. »

Ce passage toujours plus fort vers le mysticisme des nombres va alors précipiter le néo-platonisme dans une sorte de cartographie fantasmagorique de l’Univers. C’est Proclus qui va la réaliser.

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : le piège des mathématiques et du relativisme

Enfin, il faut noter un point capital. Il va de soi que Lénine a parfaitement compris qu’il existe une fuite dans les mathématiques. C’est le paradoxe qu’il note, de manière parfaitement dialectique : il y a deux aspects dans le développement.

Lénine note ainsi :

« Telle est la cause première de l’idéalisme « physique ». Les velléités réactionnaires naissent du progrès même de la science. Les grands progrès des sciences de la nature, la découverte d’éléments homogènes et simples de la matière dont les lois du mouvement sont susceptibles d’une expression mathématique, font oublier la matière aux mathématiciens.

« La matière disparaît », il ne subsiste que des équations. Ce nouveau stade de développement nous ramène à l’ancienne idée kantienne présentée sous un jour soi‑disant nouveau : la raison dicte ses lois à la nature.

Hermann Cohen, ravi, comme nous l’avons vu, de l’esprit idéaliste de la physique nouvelle, en arrive à recommander l’enseignement des mathématiques supérieures dans les écoles, cela afin de faire pénétrer dans l’intelligence des lycéens l’esprit idéaliste évincé par notre époque matérialiste (Geschichte, des Materialismus von A. Lange, 5. Auflage, 1896, t. 11, p. XLIX).

Ce n’est là assurément que le rêve absurde d’un réactionnaire : en réalité, il n’y a, il ne peut y avoir là qu’un engouement momentané d’un petit groupe de spécialistes pour l’idéalisme.

Mais il est significatif au plus haut point que les représentants de la bourgeoisie instruite, pareils à un naufragé qui s’attache à un brin de paille, recourent aux moyens les plus raffinés pour trouver ou garder, artificiellement une place modeste au fidéisme engendré au sein des masses populaires par l’ignorance, l’hébétude et l’absurde sauvagerie des contradictions capitalistes.

Une autre cause de l’idéalisme « physique », c’est le principe du relativisme, de la relativité de notre connaissance, principe qui s’impose aux physiciens avec une vigueur particulière en cette période de brusque renversement des vieilles théories et qui, joint à l’ignorance de la dialectique, mène infailliblement à l’idéalisme (…).

En réalité, seule la dialectique matérialiste de Marx et d’Engels résout, en une théorie juste, la question du relativisme, et celui qui ignore la dialectique est voué à passer du relativisme à l’idéalisme philosophique. »

On a là une des thèses les plus importantes du matérialisme dialectique. Les mathématiques en quelque sorte « pures » ont été une approche très importante de l’idéalisme pour s’opposer au matérialisme dialectique.

Les progrès se déroulant de manière accélérée perturbent également les scientifiques pénétrés d’esprit bourgeois ; ils ne parviennent pas à suivre les avancées, et tentent de s’en sortir par le relativisme.

Pourtant, historiquement, comme la pensée scientifique est le reflet de la réalité, elle va inévitablement aboutir au matérialisme dialectique. Lénine décrit le processus de la manière suivante :

« En un mot, l’idéalisme « physique » d’aujourd’hui, comme l’idéalisme « physiologique » d’hier, montre seulement qu’une école de savants dans une branche des sciences de la nature est tombée dans la philosophie réactionnaire, faute d’avoir su s’élever directement, d’un seul coup, du matérialisme métaphysique au matérialisme dialectique.

Ce pas, la physique contemporaine le fait et le fera, mais elle s’achemine vers la seule bonne méthode, vers la seule philosophie juste des sciences de la nature, non en ligne droite, mais en zigzags, non consciemment, mais spontanément, non point guidée par un « but final » nettement aperçu, mais à tâtons, en hésitant et parfois même à reculons. La physique contemporaine est en couche.

Elle enfante le matérialisme dialectique. Accouchement douloureux.

L’être vivant et viable est inévitablement accompagné de quelques produits morts, déchets destinés à être évacués avec les impuretés.

Tout l’idéalisme physique, toute la philosophie empiriocriticiste, avec l’empiriosymbolisme, l’empiriomonisme, etc., sont parmi ces déchets. »

Et pourquoi s’agit-il de déchets ? Parce qu’il n’y a pas de compréhension du cœur de la science : le matérialisme dialectique. Comme le résume Lénine :

« Nos disciples de Mach n’ont pas compris le marxisme, pour l’avoir abordé en quelque sorte à revers. Ils ont assimilé – parfois moins assimilé qu’appris par cœur, la théorie économique et historique de Marx, sans en avoir compris les fondements, c’est‑à‑dire le matérialisme philosophique. »

A ce titre, même si Matérialisme et empiriocriticisme est d’une certaine manière une œuvre de circonstance, les enseignements qu’on y trouve sont extrêmement riches. C’est cela qui a fait de cette oeuvre un très grand classique du communisme, une oeuvre fondamentale de Lénine en tant que figure historique. 

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L’anti-Dühring d’Engels : il n’y a pas de pensée pure

L’une des caractéristiques de l’anticapitalisme romantique est son subjectivisme. On n’y retrouve pas la notion matérialiste d’étude, mais seulement la dimension « rebelle », une perspective subjectiviste.

C’est le principe selon lequel l’individu « pense », disposant du « libre-arbitre », au-delà de la réalité matérielle. Voici comment Friedrich Engels précise quel est le point de vue correct à ce sujet :

« La conception matérialiste de l’histoire part de la thèse que la production, et après la production, l’échange de ses produits, constitue le fondement de tout régime social, que dans toute société qui apparaît dans l’histoire, la répartition des produits, et, avec elle, l’articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites.

En conséquence, ce n’est pas dans la tête des hommes, dans leur compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelles, mais dans les modifications du mode de production et d’échange qu’il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques; il faut les chercher non dans la philosophie, mais dans l’économie de l’époque intéressée.

Si l’on s’éveille à la compréhension que les institutions sociales existantes sont déraisonnables et injustes, que la raison est devenue sottise et le bienfait fléau, ce n’est là qu’un indice qu’il s’est opéré en secret dans les méthodes de production et les formes d’échange des transformations avec lesquelles ne cadre plus le régime social adapté à des conditions économiques plus anciennes.

Cela signifie, en même temps, que les moyens d’éliminer les anomalies découvertes existent forcément, eux aussi, – à l’état plus ou moins développé, – dans les rapports de production modifiés. Il faut donc non pas inventer ces moyens dans son cerveau, mais les découvrir à l’aide de son cerveau dans les faits matériels de production qui sont là. »

Friedrich Engels souligne ainsi qu’il n’y a pas de pensée « pure », toute pensée est un reflet et sa dynamique repose sur le mode de production.

Friedrich Engels donne l’exemple des mathématiques :

« Que les mathématiques pures soient valables indépendamment de l’expérience particulière de chaque individu est certes exact, et cela est vrai de tous les faits établis de toutes les sciences, et même de tous les faits en général.

Les pôles magnétiques, le fait que l’eau se compose d’hydrogène et d’oxygène, le fait que Hegel est mort et M. Dühring vivant sont valables indépendamment de mon expérience personnelle ou de celle d’autres individus, indépendamment même de celle de M. Dühring dès qu’il dort du sommeil du juste.

Mais il n’est nullement vrai que, dans les mathématiques pures, l’entendement s’occupe exclusivement de ses propres créations et imaginations; les concepts de nombre et de figure ne sont venus de nulle part ailleurs que du monde réel.

Les dix doigts sur lesquels les hommes ont appris à compter, donc à effectuer la première opération arithmétique, sont tout ce qu’on voudra, sauf une libre création de l’entendement.

Pour compter, il ne suffit pas d’objets qui se comptent, mais il faut aussi déjà la faculté de considérer ces objets, en faisant abstraction de toutes leurs autres qualités sauf leur nombre, – et cette faculté est le résultat d’un long développement historique, fondé sur l’expérience.

De même que le concept de nombre, le concept de figure est exclusivement emprunté au monde extérieur et non pas jailli dans le cerveau en produit de la pensée pure.

Il a fallu qu’il y eût des choses ayant figure et dont on comparât les figures avant qu’on pût en venir au concept de figure.

La mathématique pure a pour objet les formes spatiales et les rapports quantitatifs du monde réel, donc une matière très concrète.

Que cette matière apparaisse sous une forme extrêmement abstraite, ce fait ne peut masquer que d’un voile superficiel son origine située dans le monde extérieur.

Ce qui est vrai, c’est que pour pouvoir étudier ces formes et ces rapports dans leur pureté, il faut les séparer totalement de leur contenu, écarter ce contenu comme indifférent; c’est ainsi qu’on obtient les points sans dimension, les lignes sans épaisseur ni largeur, les a, les b, les x et les y, les constantes et les variables et qu’à la fin seulement, on arrive aux propres créations et imaginations libres de l’entendement, à savoir les grandeurs imaginaires.

Même si, apparemment, les grandeurs mathématiques se déduisent les unes des autres, cela ne prouve pas leur origine a priori, mais seulement leur enchaînement rationnel.

Avant d’en venir à l’idée de déduire la forme d’un cylindre de la rotation d’un rectangle autour de l’un de ses côtés, il faut avoir étudié une série de rectangles et de cylindres réels, si imparfaite que soit leur forme.

Comme toutes les autres sciences, la mathématique est issue des besoins des hommes, de l’arpentage et de la mesure de la capacité des récipients, de la chronologie et de la mécanique.

Mais comme dans tous les domaines de la pensée, à un certain degré de développement, les lois tirées par abstraction du monde réel sont séparées du monde réel, elles lui sont opposées comme quelque chose d’autonome, comme des lois venant de l’extérieur, auxquelles le monde doit se conformer.

C’est ainsi que les choses se sont passées dans la société et l’État; c’est ainsi et non autrement que la mathématique pure est, après coup, appliquée au monde, bien qu’elle en soit précisément tirée et ne représente qu’une partie des formes qui le composent – ce qui est la seule raison pour laquelle elle est applicable.

De même que M. Dühring s’imagine pouvoir déduire toute la mathématique pure, sans aucun apport de l’expérience, des axiomes mathématiques qui, “d’après la pure logique elle-même, ne sont pas susceptibles de preuve et n’en ont pas besoin”, et qu’il croit pouvoir l’appliquer ensuite au monde, de même il s’imagine pouvoir tirer d’abord de son cerveau les figures fondamentales de l’Être, les éléments simples de tout savoir, les axiomes de la philosophie, déduire de là toute la philosophie ou schème de l’univers, et daigner octroyer à la nature et au monde des hommes cette sienne constitution.

Malheureusement la nature ne se compose pas du tout, – et le monde des hommes ne se compose que pour la part la plus minime, – des Prussiens selon Manteuffel de l’année 1850.

Les axiomes mathématiques sont l’expression du contenu mental extrêmement mince que la mathématique est obligée d’emprunter à la logique. Ils peuvent se ramener à deux :

1. Le tout est plus grand que la partie. Cette proposition est une pure tautologie, puisque l’idée quantitative de “partie” se rapporte d’avance d’une manière déterminée à l’idée de “tout”, en ce sens que le mot “partie” implique à lui seul que le “tout” quantitatif se compose de plusieurs “parties” quantitatives.

En constatant cela expressément, ledit axiome ne nous fait pas avancer d’un pas. On peut même démontrer, dans une certaine mesure, cette tautologie en disant : un tout est ce qui se compose de plusieurs parties; une partie est ce dont plusieurs font un tout; en conséquence, la partie est plus petite que le tout, – formule où le vide de la répétition fait ressortir plus fortement encore le vide du contenu.

2.Quand deux grandeurs sont égales à une troisième, elles sont égales entre elles. Cette proposition, comme Hegel l’a déjà démontré, est un syllogisme dont la logique garantit l’exactitude, qui est donc démontré, quoique ce soit en dehors de la mathématique pure.

Les autres axiomes sur l’égalité et l’inégalité ne sont que des extensions logiques de ce syllogisme.

Ces maigres propositions ne mènent à rien, pas plus en mathématiques qu’ailleurs.

Pour progresser, nous devons introduire des rapports effectifs, des rapports et des formes spatiales empruntés à des corps réels.

Les idées de lignes, de surfaces, d’angles, de polygones, de cubes, de sphères, etc., sont toutes empruntées à la réalité et il faut une bonne dose de naïveté idéologique pour croire les mathématiciens, selon lesquels la première ligne serait née du déplacement d’un point dans l’espace, la première surface du déplacement d’une ligne, le premier corps du déplacement d’une surface, etc.

La langue elle-même s’insurge là-contre. Une figure mathématique à trois dimensions s’appelle un corps, corpus solidum, donc, en latin même, un corps palpable; elle porte donc un nom qui n’est nullement emprunté à la libre imagination de l’entendement, mais à la solide réalité. »

Il n’y a pas de « pensée pure », il n’y a pas d’objets théoriques purs. Les concepts ne peuvent être que des reflets, qui sont synthétisés.

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Aristote et la philosophie première : les mathématiques n’accèdent pas à l’être

Il faut ici souligner le tournant que représente Aristote. Historiquement, Socrate a comme disciple Platon, Platon a comme disciple Aristote, et Aristote aura comme disciple Alexandre le grand. Mais Aristote est entré en rupture avec Platon, car il n’est pas d’accord pour trouver dans l’au-delà les explications à la réalité matérielle.

S’il a été pendant dix-neuf ans son disciple, ce n’est pas pour rien : il est d’accord avec Platon pour affirmer qu’il est possible de parler de la réalité matérielle, que cette réalité est disposée selon un certain ordre.

Cependant, Aristote n’est pas d’accord pour dire que cet ordre est de type mathématique ; il n’est pas d’accord non plus pour dire que ces chiffres mathématiques façonnent la matière brute selon des « images » idéales qui seraient dans l’au-delà. Il n’est d’ailleurs pas d’accord non plus avec l’idée d’un au-delà, dont il compte tout à fait se passer.

En ce sens, Aristote est un matérialiste. L’ouvrage appelé « La métaphysique » est aussi une compilation de textes réfutant l’idéalisme de Platon, rejetant le principe d’un monde logico-mathématique, explorant les concepts liés à l’explication de la réalité matérielle. Les remarques d’Aristote à ce sujet dans « La métaphysique » sont innombrables.

C’est là un aspect absolument essentiel, dont il faut comprendre tout la signification ; Lénine l’a parfaitement remarqué. Nous en avons en effet la chance de disposer de ses notes au sujet de « La métaphysique ». A un moment, il cite le livre 11 (Kappa), et plus précisément son chapitre 3, Aristote y disant :

« le mathématicien néglige également la chaleur, le froid, et les autres oppositions que nos sens perçoivent. Il ne conserve que la quantité… Il en fait tout autant avec l’être. »

Voici la citation dans son intégralité :

« C’est comme le mathématicien, qui ne considère, dans ses théories, que des abstractions, puisque c’est en retranchant toutes les conditions sensibles qu’il étudie les choses.

Ainsi, il ne tient compte, ni de la légèreté, ni de la dureté des corps, ni des qualités contraires à celles-là ; il néglige également la chaleur, le froid, et les autres oppositions que nos sens perçoivent.

Il ne conserve que la quantité et le continu, ici en une seule dimension, là en deux, ailleurs en trois, et les affections propres de ces entités, en tant qu’elles sont quantitatives et continues ; il ne regarde absolument rien d’autre. [Il en fait tout autant avec l’être.] »

Après avoir noté ce que dit Aristote, Lénine note en commentaire :

« C’est ici le point de vue du matérialisme dialectique, mais par hasard, pas ferme, pas développé, en plein vol. »

Un peu plus loin, Lénine écrit encore dans ses notes :

« Le livre 13, chapitre 3, résout cette difficulté [des mathématiques à établir un rapport à la réalité] de manière excellente, précise, claire, matérialiste (les mathématiques et les autres sciences abstraient un des aspects du corps, du phénomène, de la vie). Mais l’auteur ne s’en tient pas de manière conséquente à ce point de vue. »

On comprend ici que Lénine a tout à fait compris qu’Aristote est un précurseur de Hegel et de sa critique des mathématiques comme incapables de saisir la réalité autrement que comme processus terminé.

Lénine a bien vu qu’il existe un parcours allant d’Aristote à Hegel (Marx a entrevu que Spinoza précédait immédiatement Hegel, malheureusement les cinq classiques du matérialisme dialectique ne connaissaient pas Averroès et Avicenne, les deux principales figures intermédiaires par rapport à Aristote).

L’idéalisme pose une logique formelle, affirmant qu’il existe des briques statiques formant l’univers, ce qui exige un créateur à ces briques, un créateur qui a également fait des choix logico-mathématiques consistant en des lois.

Le matérialisme rejette cette perspective qui prend la matière au bout d’une transformation et ne comprend pas que la matière continue de se transformer ; les mathématiques ne peuvent saisir qu’un instant T à la fin du processus, elles ne peuvent pas saisir le processus, ni sa nature.

Aristote est ici celui qui, le premier, a compris cela et l’a affirmé ; il n’est toutefois pas parvenu à compenser par une lecture réellement matérialiste, par incompréhension (historique) de la dialectique.

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La science de la logique de Hegel, le matérialisme dialectique et les mérites de Hegel

Concernant les mathématiques elles-mêmes, Ernst Kolman et Sonia Yanovskaya ont publié un long article au sujet de ce thème, dans la revue philosophique du PCUS(b), Sous la bannière du marxisme, en 1931.

Les auteurs de l’article voient en la position de Hegel – au-delà de son interprétation correcte de ce que sont les mathématiques – une part de pessimisme concernant la possibilité de développer les mathématiques en allant dans le sens d’une modélisation des sauts qualitatifs. Si en effet les mathématiques existent, c’est qu’elles expriment quelque chose en développement réel, qui obéit nécessairement à la loi de la dialectique elle-même par ailleurs.

A la lecture de La science de la logique, Lénine se demande pourquoi Hegel ne voit pas que la logique elle-même qu’il expose pourrait obéir à la dialectique – et être le reflet de la matière. Il en va de même pour les mathématiques, aussi reflet imparfait qu’elles soient, elles possèdent leur dignité du réel, et par conséquent une dimension dialectique.

Voici un long extrait de cet article :

« Je ne peux passer sans commentaire sur le vieil Hegel dont il est dit qu’il n’avait pas d’éducation scientifique mathématique profonde. Hegel en savait tellement sur les mathématiques qu’aucun de ses disciples ne fut en mesure de publier les nombreux manuscrits mathématiques parmi ses papiers. Le seul homme à ma connaissance à en saisir assez quant aux mathématiques et à la philosophie et à même de pouvoir le faire, c’est Marx. » (Engels, Lettre à A. Lange, 29 mars 1865).

Nous matérialistes dialectiques situons les mérites de la philosophie hégélienne dans le domaine des mathématiques dans le fait que Hegel:

1) a été le premier à brillamment définir la genèse objective de la quantité comme résultat de la dialectique de la qualité ;

2) a correctement déterminé l’objet des mathématiques et, de manière correspondante, également leur rôle dans le système des sciences et donné une définition essentiellement matérialiste des mathématiques qui écrase la cadre de la conception bourgeoise avec son fétichisme de la quantité si caractéristique (Kant et le pan-mathématisme) ;

3) a reconnu que le domaine du calcul différentiel et intégral n’est plus un domaine purement quantitatif, mais qu’il contient déjà des moments qualitatifs et des traits qui sont caractéristiques du concept concret (unité des moments en contradiction interne), et que par conséquent,

4) toute tentative pour ramener le calcul infinitésimal à la mathématique élémentaire, pour supprimer le saut qualitatif qui les sépare, doit, d’emblée, être considérée comme sans espoir ;

5) que les mathématiques, sur leurs propres bases, sans l’aide de la pensée philosophique théorique, n’est pas en mesure de justifier les méthodes qu’elle emploie déjà ;

6) que l’origine du calcul différentiel a été déterminé, non pas par les exigences du développement autonome des mathématiques, mais que sa source et son fondement se trouvent dans les exigences de la pratique (le noyau matérialiste!) ;

7) que la méthode du calcul différentiel est analogue à certains processus naturels et par conséquent ne peut pas être saisie à partir d’elle seule, mais, à partir de l’essence du domaine où ces méthodes sont appliquées.

Les faiblesses, erreurs de la conception hégélienne des mathématiques qui découlent de façon implacable de son système idéaliste, reposent, considérées d’un point de vue matérialiste, sur le fait que :

1) Hegel croit que la méthode de calcul différentiel dans son ensemble est étrangère aux mathématiques, de sorte que l’on ne puisse trouver, à l’intérieur des mathématiques, aucune transition entre les mathématiques élémentaires et supérieures ; conséquemment les concepts et les méthodes de ces dernières ne peuvent être introduits dans les mathématiques que d’une façon extérieure et arbitraire, à travers un réflexion extérieure et ne peuvent pas apparaître à travers le développement dialectique comme une unité de l’identité et de la différence de l’ancien et du nouveau ;

2) il pense qu’une telle transition n’est concevable qu’extérieurement aux mathématiques, dans son système philosophique, alors qu’en fait il est forcé de transporter la vraie dialectique du développement des mathématiques dans son système philosophique ;

3) il procède ainsi souvent à cela d’une façon déformée et mystifiante et ce faisant, il remplace les rapports réels alors inconnues par des rapports idéaux, fantastiques et crée ainsi une solution apparente là où il n’aurait du poser de manière plus marquante un problème encore irrésolu, et il entreprend de la démontrer et de la prouver dans les mathématiques de son temps, ce qui, souvent, était simplement faux ;

4) il considérait le développement effectif des mathématiques comme un reflet du développement des catégories logiques, des moments du développement autonome de l’idée et il rejette la possibilité de construire des mathématiques qui appliqueraient consciemment la méthode dialectique et seraient, par conséquent, capable de découvrir la vraie dialectique du développement de leurs propres concepts et méthodes et qui n’intégreraient pas les moments qualitatifs et contradictoires à travers une réflexion extérieure ;

5) c’est pourquoi non seulement, il n’est pas en mesure de définir la reconstruction des mathématiques par la méthode dialectique, mais il est forcé de courir derrière les mathématiques de son époque en dépit des critiques correctes qu’il fait à leurs méthodes et concepts fondamentaux ;

6) il préfère les démonstrations de Lagrange du calcul différentiel non pas parce qu’elle dévoile les rapports réels entre les mathématiques du fini (algèbre) et de l’infini (analyse), mais parce que Lagrange introduit le quotient différentiel dans les mathématiques d’une façon purement externe et arbitraire, en quoi Hegel reste fidèle à l’habituelle interprétation superficielle de Lagrange. ;

7) il rejette la possibilité de mathématiques dialectiques et dans ses efforts pour réduire de manière excessive la signification des mathématiques, plus que cela n’est justifié, il rejette totalement les moments qualitatifs (dialectique) des mathématiques élémentaires (arithmétique). Cependant comme leur présence était manifeste pour un dialecticien comme Hegel, tandis qu’il les élimine d’un endroit (dans le chapitre sur la Quantité) il devait les réintroduire dans un autre (La mesure).

Le mérite de Hegel dans la reconnaissance correcte du sujet des mathématiques mérite de se situer de manière haute dans notre estimation, en particulier eu égard au fait que même aujourd’hui, cette question cause les plus grandes difficultés, dans les courants philosophiques idéalistes et éclectiques les plus variés, parce qu’ils reflètent la réalité matérielle de manière déformée.

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