La science de la logique de Hegel, le matérialisme dialectique et les mérites de Hegel

Concernant les mathématiques elles-mêmes, Ernst Kolman et Sonia Yanovskaya ont publié un long article au sujet de ce thème, dans la revue philosophique du PCUS(b), Sous la bannière du marxisme, en 1931.

Les auteurs de l’article voient en la position de Hegel – au-delà de son interprétation correcte de ce que sont les mathématiques – une part de pessimisme concernant la possibilité de développer les mathématiques en allant dans le sens d’une modélisation des sauts qualitatifs. Si en effet les mathématiques existent, c’est qu’elles expriment quelque chose en développement réel, qui obéit nécessairement à la loi de la dialectique elle-même par ailleurs.

A la lecture de La science de la logique, Lénine se demande pourquoi Hegel ne voit pas que la logique elle-même qu’il expose pourrait obéir à la dialectique – et être le reflet de la matière. Il en va de même pour les mathématiques, aussi reflet imparfait qu’elles soient, elles possèdent leur dignité du réel, et par conséquent une dimension dialectique.

Voici un long extrait de cet article :

« Je ne peux passer sans commentaire sur le vieil Hegel dont il est dit qu’il n’avait pas d’éducation scientifique mathématique profonde. Hegel en savait tellement sur les mathématiques qu’aucun de ses disciples ne fut en mesure de publier les nombreux manuscrits mathématiques parmi ses papiers. Le seul homme à ma connaissance à en saisir assez quant aux mathématiques et à la philosophie et à même de pouvoir le faire, c’est Marx. » (Engels, Lettre à A. Lange, 29 mars 1865).

Nous matérialistes dialectiques situons les mérites de la philosophie hégélienne dans le domaine des mathématiques dans le fait que Hegel:

1) a été le premier à brillamment définir la genèse objective de la quantité comme résultat de la dialectique de la qualité ;

2) a correctement déterminé l’objet des mathématiques et, de manière correspondante, également leur rôle dans le système des sciences et donné une définition essentiellement matérialiste des mathématiques qui écrase la cadre de la conception bourgeoise avec son fétichisme de la quantité si caractéristique (Kant et le pan-mathématisme) ;

3) a reconnu que le domaine du calcul différentiel et intégral n’est plus un domaine purement quantitatif, mais qu’il contient déjà des moments qualitatifs et des traits qui sont caractéristiques du concept concret (unité des moments en contradiction interne), et que par conséquent,

4) toute tentative pour ramener le calcul infinitésimal à la mathématique élémentaire, pour supprimer le saut qualitatif qui les sépare, doit, d’emblée, être considérée comme sans espoir ;

5) que les mathématiques, sur leurs propres bases, sans l’aide de la pensée philosophique théorique, n’est pas en mesure de justifier les méthodes qu’elle emploie déjà ;

6) que l’origine du calcul différentiel a été déterminé, non pas par les exigences du développement autonome des mathématiques, mais que sa source et son fondement se trouvent dans les exigences de la pratique (le noyau matérialiste!) ;

7) que la méthode du calcul différentiel est analogue à certains processus naturels et par conséquent ne peut pas être saisie à partir d’elle seule, mais, à partir de l’essence du domaine où ces méthodes sont appliquées.

Les faiblesses, erreurs de la conception hégélienne des mathématiques qui découlent de façon implacable de son système idéaliste, reposent, considérées d’un point de vue matérialiste, sur le fait que :

1) Hegel croit que la méthode de calcul différentiel dans son ensemble est étrangère aux mathématiques, de sorte que l’on ne puisse trouver, à l’intérieur des mathématiques, aucune transition entre les mathématiques élémentaires et supérieures ; conséquemment les concepts et les méthodes de ces dernières ne peuvent être introduits dans les mathématiques que d’une façon extérieure et arbitraire, à travers un réflexion extérieure et ne peuvent pas apparaître à travers le développement dialectique comme une unité de l’identité et de la différence de l’ancien et du nouveau ;

2) il pense qu’une telle transition n’est concevable qu’extérieurement aux mathématiques, dans son système philosophique, alors qu’en fait il est forcé de transporter la vraie dialectique du développement des mathématiques dans son système philosophique ;

3) il procède ainsi souvent à cela d’une façon déformée et mystifiante et ce faisant, il remplace les rapports réels alors inconnues par des rapports idéaux, fantastiques et crée ainsi une solution apparente là où il n’aurait du poser de manière plus marquante un problème encore irrésolu, et il entreprend de la démontrer et de la prouver dans les mathématiques de son temps, ce qui, souvent, était simplement faux ;

4) il considérait le développement effectif des mathématiques comme un reflet du développement des catégories logiques, des moments du développement autonome de l’idée et il rejette la possibilité de construire des mathématiques qui appliqueraient consciemment la méthode dialectique et seraient, par conséquent, capable de découvrir la vraie dialectique du développement de leurs propres concepts et méthodes et qui n’intégreraient pas les moments qualitatifs et contradictoires à travers une réflexion extérieure ;

5) c’est pourquoi non seulement, il n’est pas en mesure de définir la reconstruction des mathématiques par la méthode dialectique, mais il est forcé de courir derrière les mathématiques de son époque en dépit des critiques correctes qu’il fait à leurs méthodes et concepts fondamentaux ;

6) il préfère les démonstrations de Lagrange du calcul différentiel non pas parce qu’elle dévoile les rapports réels entre les mathématiques du fini (algèbre) et de l’infini (analyse), mais parce que Lagrange introduit le quotient différentiel dans les mathématiques d’une façon purement externe et arbitraire, en quoi Hegel reste fidèle à l’habituelle interprétation superficielle de Lagrange. ;

7) il rejette la possibilité de mathématiques dialectiques et dans ses efforts pour réduire de manière excessive la signification des mathématiques, plus que cela n’est justifié, il rejette totalement les moments qualitatifs (dialectique) des mathématiques élémentaires (arithmétique). Cependant comme leur présence était manifeste pour un dialecticien comme Hegel, tandis qu’il les élimine d’un endroit (dans le chapitre sur la Quantité) il devait les réintroduire dans un autre (La mesure).

Le mérite de Hegel dans la reconnaissance correcte du sujet des mathématiques mérite de se situer de manière haute dans notre estimation, en particulier eu égard au fait que même aujourd’hui, cette question cause les plus grandes difficultés, dans les courants philosophiques idéalistes et éclectiques les plus variés, parce qu’ils reflètent la réalité matérielle de manière déformée.

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel

La science de la logique de Hegel et la mesure, grande erreur de Hegel

On voit aisément dans quel terrible imbroglio se retrouve Hegel. Pour lui, de manière juste, une chose, prise en elle-même, est en effet la négation du fait d’être en rapport avec autre chose, et inversement dans son rapport avec autre chose, la chose est alors négation d’être simplement elle-même, les choses extérieures faisant intervenir un rapport de négation de la négation.

D’ailleurs, si la finitude était simplement elle-même, sans lien avec l’infini, avec le fini irait au fini et il n’y aurait plus rien, on en arriverait au néant complet, qui est une abstraction. Ce n’est pas le cas, car la finitude porte en elle la finitude de la finitude.

Seulement, comme il n’y a pas la matière chez Hegel, il n’y a rien pour porter cet infini, à part l’infini lui-même. Pour lui, l’infini consiste en la négation de la négation comme forme générale de l’existence, alors que la négation de la négation est déjà en soi présente par le fait que la matière existe (dans son rapport fini/infini).

De là un idéalisme de l’infini, qui ne saisit pas que ce qui porte l’infini, à savoir la matière, de là l’infini comme manière d’avancer et donc d’exister, de là une sorte d’idée suprême expliquant l’être.

Il va de soi que, si on en restait là, alors l’infini se maintient en tant que tel, comme principe de la détermination positive, affirmée, et on ne peut rien dire d’autre. Il ne reste plus que la soumission devant ce qui dépasse, la fascination mystique pour une quête éperdue de l’infini comme absolu.

Surtout que, si l’on regarde bien cela de manière matérialiste historique, les religions s’appuient justement sur les notions de création, de qualitatif, d’absolu.

Or, Hegel entend formuler la possibilité de la connaissance et de la science elle-même.

Il va donc s’y prendre de la manière suivante : puisque l’infini s’exprime par la qualité, qualité sans laquelle l’infini ne serait qu’un horizon jamais atteint, alors il est possible de distinguer trois déterminations aux choses.

Lorsqu’une chose est déterminée en tant que telle, c’est la qualité. La qualité est le point de départ de la logique, car elle est le mouvement.

Si cette détermination est dépassée, alors on a la taille, la quantité. La quantité est la qualité devenue négative. C’est, on l’a compris, le niveau où peuvent opérer les mathématiques ; on est ici plus face à la qualité et au mouvement, mais à leur contraire, la quantité et le non-mouvement. On n’est plus dans le vivant, mais dans le mort.

Enfin, si on définit cette quantité qualitativement, alors on aurait la mesure. C’est absurde, mais Hegel n’avait pas le choix pour maintenir la justification d’un discours possible, censé être la logique. Cette notion de mesure est absolument centrale dans La science de la logique ; elle est, si l’on veut, la tentative pour Hegel de stabiliser son système, étant donné qu’il n’allait pas au matérialisme dialectique.

Voici comment il procède.

Prenons un exemple de la quête de l’infini de Hegel, qui s’associe à sa considération comme quoi les mathématiques sont un outil formel seulement. Si l’on prend par exemple 4/2 et 4/3, les mathématiques s’intéressent au résultat. Or, Hegel va s’intéresser non pas aux 4, au 2 et au 3, qui sont interchangeables, ni à un résultat plus qu’un autre, bien que l’un ait l’air fini, l’autre pas (4/2 = 2, 4/3 = 1,333333…).

Hegel dit ainsi à ce sujet :

Dans la mesure donc où la fraction est quelque chose de fini, c’est-à-dire un quantum déterminé, la série infinie l’est également et encore plus qu’elle.

Mais dans la mesure où la fraction est infinie, et infinie en elle-même au sens véritable, parce qu’elle a en elle-même l’au-delà négatif, la série infinie est affectée d’un manque, et n’a l’infini que comme un au-delà en dehors d’elle.

Ce qui l’interpelle plutôt, c’est la division elle-même, qui est une connexion entre les deux nombres, et qui par conséquent porte en elle l’infini. Dans 4/2, ce qui l’intéresse, c’est le /.

C’est évidemment un décrochage. Le matérialisme dialectique est d’accord avec Hegel pour que les mathématiques aient une place secondaire, mais elles sont utiles comme modélisation, une fois qu’on a établi de manière matérialiste le 4 et le 2 de l’opération, et qu’on maintienne le cap en se focalisant avant tout sur le saut qualitatif, que les mathématiques ne peuvent pas découvrir, mais modéliser.

Chez Hegel, par contre, le qualitatif est pris en soit ; il est le grand prêtre de l’infini, il est le Jésus-Christ de l’infini divin père de toute choses.

Cela aboutit à la survalorisation de la mesure, qu’il présente donc comme la définition qualitative de la quantité, le véritable Saint-Esprit permettant d’appréhender la réalité.

La mesure est vue par Hegel comme unité de la quantité et de la qualité, unité du moment et de la connexion, en liaison tant avec la négation de toutes les autres mesures qu’avec la négation du principe de mesure lui-même. Toutes les valeurs (poids, masse, vitesse, mouvement, fonction, etc.) se retrouvent dans la mesure.

C’est là évidemment une conséquence inévitable du positionnement de Hegel comme quoi la logique prime : il fallait bien que la logique fournisse une réalité matérielle. La mesure est en quelque sorte la tri-dimensionnalisation de la thèse de Hegel sur l’infini. C’est pourquoi il peut dire :

Tout ce qui est là, a une mesure. Tout être existant a une taille, et cette taille appartient à la nature de quelque chose en tant que tel ; elle fait une nature particulière et sa nature interne pour soi-même.

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel

Hegel et la science de la logique

Le mysticisme a besoin d’un Dieu et chez Hegel, cela va être l’infini. Il devait immanquablement en arriver là, pour compenser l’absence de matière. Ce qu’est la matière pour le matérialisme dialectique consiste en l’infini pour la logique dialectique hégélienne, là est la différence entre le matérialisme marxiste et l’idéalisme hégélien.

De fait, si Hegel pose la question du rapport entre le fini et l’infini de manière productive, il va immanquablement buter sur la question de la réalité. Celle-ci est constituée de l’un et du multiple, c’est-à-dire que la réalité est une, mais qu’il y a plusieurs choses qui y existent.

Le matérialisme dialectique établit un rapport dialectique entre l’un et le multiple, car il pose le caractère unique de l’univers, qui de par le caractère infini de sa nature – la matière – connaît la multiplicité comme expression de l’auto-mouvement.

Hegel est incapable d’en arriver là, car il n’attribue pas à la matière le mouvement lui-même ; il pose la dialectique comme logique du processus. Aussi est-il condamné à errer dans des réflexions sur le « un », sur l’attraction et la répulsion des « uns », c’est-à-dire des unités. Hegel, en penseur bourgeois des Lumières, ne dépasse pas la vision du monde où tout est élément séparé, unique.

En même temps, il voit bien qu’il est alors impossible de maintenir un cadre général. Il constate bien que le un de Spinoza, qui est l’univers, la Nature, mais conçu comme fixé et unifié de manière ossifiée, ne permet pas le mouvement, que le un est ici séparé radicalement de toute multiplicité, même si, en même temps, il est ce multiple de parce qu’il forme une ensemble général.

Cependant, ne parvenant à comprendre le principe d’un univers total et en même temps en mouvement complet – comme le fait le matérialisme dialectique – si Hegel veut préserver le mouvement à tout prix et obtenir un semblant de réalité, il est obligé pour cela de multiplier les uns à l’infini, cet infini devenant réalité, totalité.

Et pour justifier que cet infini soit bien une totalité, Hegel pose que les « uns » ne sont pas des uns, mais des unités formelles, c’est-à-dire des quantités qui vont connaître un saut qualitatif. Il n’y aurait donc plus des uns partout formant le multiple, mais des unités partout, des totalités partout qui vont connaître tous des évolutions ; il n’y a donc pas une infinité de choses, d’uns, mais des phénomènes marqués tous par une unité.

La totalité n’est plus la totalité des uns, mais chaque un devient une totalité, parce que la logique dialectique y fonctionne comme dans tout phénomène. C’est le principe hégélien de la dialectique comme mode d’existence, comme logique.

Ce faisant, un problème émerge forcément. En effet, pourquoi ces unités seraient-elles, finalement différentes des « uns » de type mathématique ? Dans les nombres, une unité peut en remplacer une autre, 5, c’est cinq « un » qu’on peut remplacer l’un par l’autre. En quoi cela serait-il différent pour les unités de Hegel, si finalement toutes ces unités obéissent à la même logique dialectique dans leur processus interne ?

Or, en admettant cela, on perdrait forcément le principe de la qualité, puisque chaque un équivaut à un autre, il n’y aurait donc plus de différence, mais seulement une infinité d’unités toutes identiques, ce qui d’ailleurs justifierait que chacune soit totalité.

Pour s’en sortir, il ne restait alors pour Hegel que la possibilité de « fixer » son approche en prenant comme axe l’infini. Chez Hegel, qualité et infini se superposent, s’assimilent ; en fait c’est une seule et même chose, une seule et même modalité, et c’est en quelque sorte le démiurge de l’univers.

Hegel résume cela de la manière suivante :

L’infini, qui n’a dans le progrès infini que la signification vide d’un non-être, d’un au-delà non atteint mais recherché, n’est dans les faits rien d’autre que la qualité.

L’infini en soi n’est rien, il n’est qu’un horizon toujours repoussé. Par la qualité, il y a par contre le saut au-delà d’une frontière. Le fait de dépasser toujours les frontières donne son sens alors à l’infini, qui sinon serait une simple abstraction.

Le sens du monde devient alors l’infini, par l’intermédiaire de la qualité. C’est la conséquence inévitable de son idéalisme ; en se tournant vers le concret, mais pas la matière, Hegel se coupe du matérialisme et se limite à la logique du processus en tant que tel. Sa philosophie consiste en une science de la logique.

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel

La science de la logique de Hegel et ses errements

Hegel repart donc de là où il était arrivé, par impossibilité de se rapporter à la matière en tant que telle ; il passe des centaines de pages à formuler une sorte de subjectivisme affirmant saisir les modalités dialectiques de l’existence. Les errements dans La science de la logique rendent son étude fastidieuse, malgré les éléments essentiels qu’on y trouve.

Chez Hegel, la vie serait avant tout à considérer du point de vue de l’individu vivant. Hegel revendique l’individualité subjective capable de saisir, au moyen des concepts, des réalités dispersées, dont le fonctionnement répond somme toute à une sorte de mécanique opposition / sujet-objet :

Une telle unité d’essence et de forme, qui s’opposent comme forme et matière, est le fondement absolu, qui se détermine.

La vérité n’est plus le réel, mais le processus logique lui-même. Ce qui compte, ce ne sont pas les choses en tant que tel, mais leurs propriétés, dont l’agencement est compris par une analyse logique – ce qui est basculer dans la démarche analytique que Hegel réfute pourtant.

Tout cela parce que Hegel réduit la matière au matériau ; ici apparaît le principe de la phénoménologie, où des aspects des choses se présentent et établissent des rapports entre elles, dont la délimitation consiste en la philosophie (Husserl, Sartre, etc.).

Ce n’est pas la réalité qui porte le mouvement, mais le fait qu’il y ait mouvement qui amènerait la réalité :

L’identité abstraite avec soi n’est pas encore en soi le caractère d’être vivant, mais que le positif est en soi lui-même la négativité, c’est par là qu’il va en-dehors de lui et qu’il se place en transformation.

Quelque chose est ainsi vivant, seulement dans la mesure où il contient en lui la contradiction, et c’est là la force, de saisir et de maintenir la contradiction en soi.

C’est là le reflet de l’esprit bourgeois de l’entrepreneur, qui donne naissance dans la mesure où il parvient à donner vie à ce qu’il entreprend. C’est également la conception de l’individu dans le capitalisme, faisant des choix qui réussissent, qu’il « parvient » à faire réussir.

Hegel dresse une véritable théorie des « possibles », qui seraient « nécessaires » de par leur liaison dialectique, mais qui en définitive aboutit à une sorte de mysticisme de la logique dialectique, comme compréhension de l’établissement des choses :

La logique est par là à saisir comme le système de la raison pure, le royaume de la pensée pure.

Ce royaume est la vérité, lorsqu’elle est sans enveloppe et pour elle-même.

On peut pour cette raison exprimer le fait que ce contenu est la représentation de Dieu tel qu’il est dans son essence éternelle avant la création de la nature et d’un esprit fini.

Comprendre la logique dialectique serait saisir l’ordre des choses, et non plus les choses. La dialectique de Hegel est dégradée au culte de l’esprit se plaçant au-dessus des phénomènes, des choses, regardant de manière logique les processus. C’est Aristote placé dans le cadre de l’époque de la bourgeoisie, avec par conséquent l’introduction de la notion de mouvement à la place du système de raisonnement du type cause-conséquence.

Lénine, dans ses notes sur La science de la logique, résument de manière absolument impeccable cela, avec une précision impressionnante dans le choix des termes, dans la synthèse des errements de Hegel :

Le fleuve et les gouttes dans ce fleuve. La situation de chaque goutte, son rapport aux autres ; sa liaison avec les autres ; la direction de son mouvement ; la vitesse ; la ligne du mouvement — droite, courbe, circulaire, etc.— vers le haut, vers le bas. La somme du mouvement. Les concepts en tant qu’inventaires des aspects particuliers du mouvement, des gouttes particulières (= « les choses »), des « filets » particuliers, etc. Voilà à peu près le tableau de l’univers d’après la Logique de Hegel — naturellement moins le Bon Dieu et l’absolu.

Heureusement de ce fait, bien loin de cette mentalité où la logique est inventaire, le matérialisme dialectique sut préserver le noyau matérialiste et réaliser un saut qualitatif à l’hégélianisme, par le marxisme, puis le léninisme, puis le maoïsme.

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel

La science de la logique de Hegel et les erreurs idéalistes

Hegel, en ne faisant pas de la matière la base du processus dialectique, est obligé de basculer dans une série d’erreurs idéalistes, qui justement feront que Karl Marx dira de cela qu’il s’agit de tout remettre sur ses pieds.

Selon Hegel, la vitesse est ainsi le rapport direct entre l’espace traversé et le temps passé pour cela. Il voit un rapport entre un aspect positif (l’espace) et un aspect négatif (le temps), les deux existant en soi, là où inversement pour le matérialisme dialectique, qui se fonde sur la matière, le temps est le produit de la contradiction de l’espace avec lui-même, comme mouvement de la matière.

Pareillement, perdant de vue le principe de l’unité totale de l’univers, il est obligé de faire des liaisons des « affinités électives », c’est-à-dire qu’il maintient la dignité du réel, mais de manière simplement romantique, comme Goethe. La phénoménologie de l’esprit de Hegel est d’ailleurs écrite en parallèle strict avec le Faust de Goethe.

Au lieu donc d’avoir un mouvement cohérent et inévitable, déterminé comme processus matériel, on a des affinités qui fournissent la source de la direction du mouvement. L’harmonie en musique s’appuierait ainsi non plus sur un processus déterminé, mais sur le rapport entre les sons, qui auraient des affinités entre eux, qui se choisiraient littéralement, au nom d’une intensité plus grande préférée dans l a liaison. C’est là bien entendu le reflet de l’individualisme bourgeois et de ses choix, dans la philosophie de Hegel.

Cela aboutit forcément à une mise en valeur de l’existence avec des caractères propres, au lieu de la matière. Là aussi c’est un reflet de l’individualisme bourgeois, où chaque individu aurait des traits propres, un caractère unique, le tout étant irréductible, etc.

D’ailleurs, la négation de cette existence avec caractère propre est, chez Hegel, la réflexion. De là l’anthropocentrisme de Hegel, son obsession de « l’esprit », avec cette fascination pour le moment précis où l’on passe de l’être au concept, parce que le fait de se tourner vers soi permet de saisir ce qu’il en est.

En arriver à un esprit saisissant la logique des choses est ici le but absolu. Lénine fait la remarque suivante, à côté de la phrase suivante de Hegel : « mystique ! ».

L’esprit n’est pas seulement infiniment plus riche que la nature, mais l’unité absolue des opposés dans le concept constitue son essence… (264).

Historiquement, le rapport avec Martin Luther est par ailleurs indéniable et il est clair que la démarche de Hegel n’aurait pas pu exister sans l’affirmation protestante tant de l’individu que de la vie intérieure. D’ailleurs, que l’Allemagne ait connu Martin Luther (avec la vie intérieure) plutôt que Calvin (avec l’individu) a permis à Kant et Hegel d’affirmer l’intériorité subjective, la morale intérieure, la dialectique du rapport avec l’extérieur, la dialectique intérieur avec soi-même.

Chez Hegel, cela aboutit, en raison du refus du caractère central de la matière, à une mystique de cette intériorité. L’existence au caractère propre, particulier, se réfléchit intérieurement en elle, se réfléchit face et avec les autres ensuite, puis, enfin, apparaît en tant que tel, émergeant de manière absolue. Il passe alors d’un caractère simple à l’existence visible, puis à la réalité en tant que telle, affirmant son essence.

On retombe là dans une logique dialectique sans connexion avec le mouvement réel, où c’est l’esprit qui ressort, comme auto-considération, auto-affirmation.

L’être se pose comme apparence, ce qui serait une sorte de négation de l’être mais en même temps une affirmation immédiate, la vérité de ce processus étant le devenir, d’où une focalisation complète sur l’infini pour l’infini.

La forme existerait en soi, serait le vrai contenu, affirmation dans la réalité, s’opposant à l’essence afin d’apparaître ; la matière ne serait qu’à concevoir abstraitement, comme une simple identité, et non sensuellement, elle ne serait somme toute de ce fait qu’une composante.

C’est là le reflet de l’esprit bourgeois qui croit exister à travers une certaine composante matérielle, sans être matière en tant que tel. Le but à l’arrière-plan est d’en appeler à un esprit formant la matière.

Le tout est ici techniquement au mieux un simple retour à Aristote, mais dans une période où la bourgeoisie se présente historiquement de manière vigoureuse sur la scène historique ; Hegel n’hésite même pas justement à directement dire que :

La matière a de là besoin d’être formé et la forme doit se matérialiser, se donner avec soi, en rapport à la matière, l’identité ou le fait d’exister.

Hegel dégrade sa dialectique en opposition sujet/objet, son système se dégrade en logique combinatoire dialectique, sans lien avec le réel ; il aboutit inéluctablement à une théorie de la valeur des jugements comme évaluations des choses, exactement comme le stoïcisme qui lui-même pareillement raisonnait sous forme de logique, étant par ailleurs un prolongement déformé de la philosophie d’Aristote.

Tout serait une question de formuler correctement la logique de ce qui est dit, la dialectique étant la méthode correcte pour le faire.

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel

La science de la logique de Hegel et la dialectique de la nature

Au-delà de la critique des mathématiques pour sa nature formaliste – objectiviste et de la physique moderne pour ses conceptions idéalistes la bloquant dans son développement, Lénine puise également la dialectique de la nature dans Hegel, avec Hegel et contre Hegel.

Voici comment il définit la dialectique, reprenant Hegel mais en même temps en ayant conscience de la limite historique de celui-ci :

La dialectique est la théorie de la façon dont les contraires peuvent être et sont habituellement (dont ils deviennent) identiques — des conditions dans lesquelles ils sont identiques en se changeant l’un en l’autre — des raisons pour quoi l’esprit humain ne doit pas prendre ces contraires pour morts, figés, mais pour vivants, conditionnés, mobiles, se changeant l’un en l’autre. En lisant Hegel [en français]…

Lénine note également le passage suivant de Hegel :

148… « C’est la nature du fini lui-même de se dépasser, de nier sa négation, et de devenir infini »… Ce n’est pas une force (Gewalt) extérieure (fremde) (149) qui transforme le fini en infini, mais sa nature (seine Natur) (du fini).

Et à côté il écrit :

La dialectique des choses elles-mêmes, de la nature elle-même, de la marche même des événements .

Voici enfin comment dans ses notes, Lénine arrache les « éléments de la dialectique » à la logique dialectique de Hegel flottant au-dessus de la matière, exposant ce qui constitue une compréhension de celle-ci : « Peut-être est-il possible de présenter ces éléments ainsi, de façon plus détaillée :

  1. objectivité de l’examen (pas des exemples, pas des digressions, mais la chose en elle-même).
  2. tout l’ensemble des rapports multiples et divers de cette chose aux autres.
  3. le développement de cette chose (ou encore phénomène), son mouvement propre, sa vie propre.
  4. les tendances (et # aspects) intérieurement contradictoires dans cette chose.
  5. la chose (le phénomène, etc.) comme somme et unité des contraires.
  6. la lutte ou encore le déploiement de ces contraires, aspirations contradictoires, etc.
  7. union de l’analyse et de la synthèse, séparation des différentes parties et réunion, totalisation de ces parties ensemble.
  8. les rapports de chaque chose (phénomène, etc.) non seulement sont multiples et divers, mais universels. Chaque chose (phénomène, processus, etc.) est liée à chaque autre.
  9. non seulement l’unité des contraires, mais aussi les passages de chaque détermination, qualité, trait, aspect, propriété en chaque autre [en son contraire?]
  10. processus infini de mise à jour de nouveaux aspects, rapports, etc.
  11. processus infini d’approfondissement de la connaissance par l’homme des choses, phénomènes, processus, etc., allant des phénomènes à l’essence et d’une essence moins profonde à une essence plus profonde.
  12. de la coexistence à la causalité et d’une forme de liaison et d’interdépendance à une autre, plus profonde, plus générale.
  13. répétition à un stade supérieur de certains traits, propriétés, etc., du stade inférieur et
  14. retour apparent à l’ancien (négation de la négation)
  15. lutte du contenu avec la forme et inversement. Rejet de la forme, remaniement du contenu.
  16. passage de la quantité en qualité et vice versa, (15 et 16 sont des exemples du 9)
  17. On peut définir brièvement la dialectique comme la théorie de l’unité des contraires. Par là on saisira le noyau de la dialectique, mais cela exige des explications et un développement.

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel

La science de la logique de Hegel et la critique des mathématiques et de la physique moderne

On comprend la situation dans laquelle se sont retrouvées Karl Marx et Friedrich Engels. D’un côté, Hegel rejetait de manière adéquate les mathématiques comme forme figée, de l’autre Hegel basculait dans une logique des choses autonome des choses elles-mêmes.

La science de la logique accorde d’ailleurs une très grande place à l’étude des mathématiques en tant que tel, en rapport avec cette question de l’infini chez elles. Lénine constate à ce sujet, dans ses notes :

Analyse très détaillée du calcul différentiel et intégral avec des citations de Newton, Lagrange, Carnot, Euler, Leibniz, etc., etc., qui prouvent combien Hegel s’intéressait à cette « disparition » des infiniment petits, cet « état intermédiaire entre l’être et le non-être ». Tout cela est incompréhensible si on n’a pas étudié les mathématiques supérieures.

Karl Marx et Friedrich Engels s’intéresseront de manière approfondie à cette question du calcul différentiel et intégral, étant plus optimiste que Hegel dans le développement possible de mathématiques capables de modéliser le saut qualitatif.

En ce qui concerne cependant La science de la logique plus directement, dans son étude du rapport entre le fini et l’infini, dans sa critique des mathématiques comme approche de choses figées, mortes, et de l’autre côté son basculement dans une « logique » dialectique flottant au-dessus des choses, l’aspect principal fut bien pour Karl Marx et Friedrich Engels la critique du cantonnement dans les formes figées, l’affirmation du mouvement.

C’est cela qui permis à Friedrich Engels d’écrire l’Anti-Dühring et la dialectique de la nature, à Lénine décrire Matérialisme et empirio-criticisme, à Staline d’élever le matérialisme dialectique comme vision du monde du Communisme, à Mao Zedong de l’approfondir.

Lénine, dans ses notes sur La science de la logique, souligne comment la compréhension de Hegel remet en cause la physique moderne prisonnière de conceptions erronées, anti-dialectiques :

[Tout ceci est ténèbres et obscurité. Mais il y a visiblement une pensée vivante : le concept de loi est un des degrés de la connaissance par l’homme de l’ unité et de la liaison, de l’interdépendance et de la totalité du processus universel.

L’ « émondage » et le « démontage » des mots et des concepts auxquels se livre ici Hegel est une lutte contre l’absolutisation du concept de loi, contre sa simplification, sa fétichisation.

NB pour la physique moderne ! ! !]

Voici un autre passage, où Lénine aborde également cette question de la loi absolutisée par les sciences lors d’erreurs idéalistes :

« Cette identité, la base du phénomène qui constitue la loi, est son propre moment… La loi n’est donc pas au-delà du phénomène, mais au contraire elle lui est immédiatement présente, le royaume des lois est l’image calme (italique de Hegel) du monde existant ou apparaissant »…

C’est une définition remarquablement matérialiste et remarquablement juste (par le mot « ruhige » [calme]). La loi prend ce qui est calme — et par là la loi, toute loi, est étroite, incomplète, approchée.

On arrive ici à la question de la cosmologie, de la compréhension de la nature de l’univers lui-même. Lénine note par ailleurs :

L’absolu et le relatif, le fini et l’infini=parties, degrés d’un seul et même univers. So etwa ? [Quelque chose comme ça?]

Lénine fait ici une remarque importante, puisqu’elle sera assumée telle quelle par Mao Zedong. Lui et le physicien japonais Shoichi Sakata formeront la conception matérialiste dialectique d’un univers en oignon, avec différentes couches se superposant et se liant les unes aux autres.

Lénine note également le point suivant de Hegel :

158— 159 : … « L’unité du fini et de l’infini n’est pas un rapprochement extérieur de ceux-ci ni une réunion incongrue, qui contredirait à leur détermination, dans laquelle deux indépendants, deux étants en soi séparés et mutuellement opposés, partant incompatibles, seraient réunis ; au contraire chacun est à lui-même, cette unité et l’est seulement en tant qu’abrogé de soi-même, ce en quoi aucun n’a devant l’autre une prééminence de l’être en soi et de l’être-là affirmatif. Comme on l’a montré plus haut la finitude est seulement comme dépassement de soi, et par conséquent l’infinité, l’autre d’elle-même, est contenue en elle.

Et Lénine de noter à ce sujet :

Appliquer aux atomes versus les électrons. En général, l’infinité de la matière en profondeur…

On retrouve là la grande bataille menée par Mao Zedong durant la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, afin d’affirmer que « rien n’est indivisible ».

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel

La science de la logique de Hegel et la logique dialectique séparée de la matière

L’approche de Hegel préfigure le matérialisme dialectique. Il dit ainsi, de manière juste :

C’est un préjugé de base de la logique jusqu’à présente et de la manière habituelle de voir les choses comme quoi la contradiction n’aurait pas une détermination essentielle et immanente comme l’identité.

Or, s’il faut parler de rang, et si on sépare les deux déterminations [qui sont en fait dialectiquement liées], alors la contradiction serait à considérer comme la plus profonde et la plus essentielle.

Car l’identité est face à la contradiction seulement la détermination de l’immédiat simple, de l’être mort ; elle est quant à elle la racine de tout mouvement et de tout caractère vivant ; c’est seulement dans la mesure où quelque chose a en soi une contradiction qu’il se meut, qu’il a de l’impulsion et de l’activité.

Le matérialisme dialectique est ici annoncé, voyant en la contradiction en toutes choses le principe même de l’existence du monde, par le mouvement lui-même. Pourtant Hegel n’y est pas parvenu, sa logique dialectique flotte au-dessus de la matière.

Lénine note bien l’absurdité de cela : qu’est-ce qui empêche ici cette réflexion de l’esprit de n’être qu’un reflet du processus matériel lui-même ? La position de Hegel est donc incohérente.

D’un côté, il y a au moins chez lui le principe de l’activité, de la transformation comme base de la valeur de la réalité ; il préfigure ici le matérialisme historique. Cependant, le sens de cette activité est non pas la réalité en elle-même, mais l’esprit agissant à travers la réalité au moyen de la compréhension de la nature logique, de type dialectique, des processus.

En fait, chez Hegel, qu’une chose soit et ne soit pas revient au même, tant que quelque chose n’a pas été mis en branle en lui, comme transformation, par l’esprit. La logique de Hegel est une logique opérative, elle est un mode de saisie de la réalité.

Pour le matérialisme dialectique, Hegel attribue à l’esprit quelque chose qui en réalité est la propriété de la matière ; son mode opératoire qu’il croit la voie juste de la pensée, de l’esprit, est en réalité le reflet inévitable de la matière.

Hegel est incapable d’appliquer la dialectique à sa propre logique, de voir plusieurs aspects dans sa logique. Il ne voit pas que l’apparence est en liaison dialectique avec le contenu.

C’est pour cette raison que Lénine corrige Hegel de la manière suivante :

« (1)

Die Objektivität [L’objectivité]

# (NB : Pas clair, y revenir !)

des Scheins [de l’apparence]

(2)

Die Notwendigkeit des Widerspruchs selbstbewegende Seele [La nécessité de la contradiction de l’âme auto-mue] , … (« la négativité interne »)… « le principe de toute vie naturelle et spirituelle».

#

N’est-ce pas l’idée que l’apparence aussi est objective, car il y a en elle un des aspects du monde objectif ? Non seulement le Wesen [l’essence], mais aussi le Schein [l’apparence] est objectif. La différence entre le subjectif et l’objectif existe, MAIS ELLE AUSSI A SES LIMITES. »

Il s’agit là de la critique faite à Hegel par Karl Marx et Friedrich Engels comme quoi il considère que la logique, la réflexion sur les choses, l’apparence des choses, tout cela flotterait comme libre en-dehors de la réalité dialectique, alors qu’il ne s’agit en réalité que du reflet du réel.

Chez Hegel, la logique de type dialectique est vrai en soi ; elle ne dépend pas du réel, elle existe parce qu’elle existe et que tout fonctionne de cette manière.

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel

La science de la logique de Hegel et le noyau matérialiste

Lénine a su retrouver dans La science de la logique le noyau matérialiste présentant le caractère dialectique du mouvement ; il a bataillé pour retrouver les éléments adéquats. Voici comment, dans ses notes, il exprime notamment sa joie lorsqu’il est en mesure de le faire :

Le mouvement et « l’automouvement » (ceci NB ! mouvement autonome (indépendant), spontané, intérieurement nécessaire), « le changement », « le mouvement et la vitalité », « le principe de tout automouvement », « la pulsion » (Trieb) vers le « mouvement » et « l’activité » — l’opposé à « l’être mort » — qui croirait que c’est là le fond de « l’hégélianisme », de cet abstrait et abstrus (lourd, absurde ?) hégélianisme ? ? Ce fond il fallait le découvrir, le comprendre, le hinüberretten [le sauver par le haut, comme malgré lui], le décortiquer, l’épurer, et c’est ce que Marx et Engels ont fait.

« Arracher » le noyau matérialiste est vraiment le terme, puisque Lénine, dont on voit bien qu’il ne connaît culturellement pas la démarche particulièrement tortueuse de Hegel, s’interloque à de nombreuses reprises devant les manières de présenter les choses, comme ici par exemple :

[Plus loin le passage de la quantité en qualité exposé de façon abstraitement théorique est si obscur qu’on n’y comprend rien. Y revenir ! ! ]

Le terme « obscur » revient donc forcément à plusieurs reprises, Lénine étant éberlué par la mauvaise présentation, les explications oiseuses, la tendance au scepticisme, la dérive mystique, etc. auxquelles il est confronté.

Ce qui n’empêche pas les moments clefs où justement Lénine constate que Hegel a de l’esprit, qu’il est pénétrant, qu’il expose des choses vraies. Voici par exemple ce qu’il écrit à un moment dans ses notes, pour résumer ce qu’il a compris :

Très important ! Voici ce que cela signifie à mon avis :

  1. Liaison nécessaire, liaison objective de tous les aspects, forces, tendances, etc., du domaine donné de phénomènes ;
  2. « la genèse immanente des différences », la logique interne objective de l’évolution et de la lutte des différences, de la polarité.

Il s’agit là de remarques importantes sur comment Lénine en arrive à une juste interprétation de ce qu’est la dialectique.

Et au sujet de l’introduction à la troisième partie, intitulée L’idée, de la seconde partie intitulée La logique subjective, Lénine affirme que, avec les paragraphes correspondants de L’Encyclopédie des sciences de Hegel, il est possible d’en dire que c’est « certainement la meilleure présentation de la dialectique. Ici est également présenté de manière merveilleusement géniale l’adéquation de fait, pour ainsi dire, de la logique et de la gnoséologie. »

Lorsque Hegel explique que l’identité et la différence sont des moments de la différence de la contradiction, les moments, en tant que reflet, de son unité, il expose également parfaitement les principes de la dialectique, valables pour le matérialisme dialectique.

De même lorsque Hegel affirme que :

Si l’on regarde de plus près les moments de l’opposition

[dialectique]

, alors ils sont en tant que tel le fait d’être placé dans l’existence ou la définition, se réfléchissant en soi. Le fait d’être placé dans l’existence est l’égalité et l’inégalité ; les deux, réfléchis en soi, font les déterminations de la contradiction.

C’est là l’expression du caractère interne de la contradiction. C’est évidemment et d’ailleurs ici la source de la considération de Hegel, selon laquelle les mathématiques ne peuvent atteindre le mouvement, le caractère interne des phénomènes, l’infini dans le fini.

Pareillement, Hegel explique que :

La différence en tant que telle est déjà la contradiction en soi ; il est de fait l’unité de choses qui ne sont que dans la mesure où elles ne sont pas un – et la séparation de choses qui ne sont que dans la mesure où elles sont séparées dans la même relation.

Le positif et le négatif, eux, sont la contradiction posée, parce qu’en tant qu’unités négatives ils se posent eux-mêmes et de là le dépassement de celle-ci et le fait de poser son contraire.

On a là une expression dialectique admirable, si ce n’était que le positif et le négatif se posent dans le processus, de manière logique, au lieu d’être le processus lui-même. Cette erreur de Hegel est d’autant plus frappante qu’en même temps, il pose une phrase censée représenter la vérité plus que les autres qu’il a données, expliquant que cela résume l’essence des choses :

Toutes les choses sont contradictoires en soi.

C’est là indéniablement une affirmation qui mène au matérialisme dialectique. Le fait que Hegel n’ait pas appliqué cette affirmation à sa propre théorie de la logique dialectique est dû à l’époque, à l’absence de prolétariat, de contradiction historique portant à un niveau supérieur la démarche. Mais le noyau dialectique était déjà présent, et une tendance à la compréhension dialectique du monde se formait nettement.

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel

La science de la logique de Hegel et le processus comme dynamique de l’analyse

La connaissance est donc un processus, mais quelle est la nature de ce processus dans son fondement même ?

Comment Hegel parvient-il à intégrer le mouvement, là où Aristote, Avicenne, Averroès, Spinoza, avaient besoin d’un Dieu moteur fusionnant avec ou étant le monde lui-même, ce qui condamnait le mouvement à n’exister qu’à partir d’un démarrage, sans disposer d’une nature autonome ?

Hegel avait deux possibilités :

  • s’il fixe le commencement, il perd la notion de mouvement autonome ;
  • s’il ne le fait pas, il n’a pas de réalité.

Hegel ne part en effet pas du point de vue d’un univers infini et éternel, comme le fait le matérialisme dialectique ; il voit seulement le mouvement dans la logique des choses, et donc pas dans les choses elle-même.

Il est donc obligé de basculer dans le mysticisme où le rien et le non-rien cohabitent :

Il n’est encore rien, et il doit devenir quelque chose. Le début n’est pas le rien pur, mais un rien, dont arriver quelque chose. L’être est ainsi également compris dans le début.

Le début comprend donc les deux, l’être et le rien, c’est l’unité de l’être et du rien, ou bien il est non-être, qui est en même temps être, et être, qui est en même non-être.

De plus : l’être et le rien sont au début disponibles de manière séparée, car ils indiquent quelque chose d’autre ; c’est un non-être, qui est lié à l’être de quelque chose d’autre. Ce qui débute n’est pas encore, il va seulement à l’être.

Le début contient donc l’être d’une telle manière que celui-ci s’éloigne ou dépasse le non-être, comme quelque chose lui étant opposé.

En outre : ce qui commence est déjà ; autant que, au contraire, il n’est pas encore. Les opposés, être et non-être, sont ainsi en lui comme unité immédiate, ou bien il s’agit de leur unité indifférenciée.

L’analyse du début donnerait par là le concept de l’unité de l’être et du non-être, ou bien, dans une forme réfléchie, l’unité de la différenciation et de la non-différenciation, ou l’identité de l’identité et de la non-identité.

Son but est de montrer qu’une chose ne peut être connue que lorsqu’elle est affirmée dans un processus. Or, reconnaître un début, ce serait montrer le contraire et dire comme le font les mathématiques que lorsqu’une chose est, alors elle est déjà là par définition, elle est posée, elle n’est pas dans un processus, on pourrait la prendre telle quelle.

Or, et c’est là son intérêt, Hegel veut à tout prix maintenir le principe du processus. Une chose ne peut chez Hegel émerger que comme mouvement, comme processus, où elle s’affirme, au sens où elle pose la négation de ce qu’elle n’est pas. Le début ne peut être donc que l’émergence d’une chose à partir de ce qu’elle n’est pas.

C’est là son apport historique. Hegel valorise le mouvement, en menant une réflexion profonde sur le rapport contradictoire entre fini et infini, qualité et quantité, continuité et discontinuité ; il expose ce qu’il appelle la science de la logique en confrontant la réalité, l’existence, l’être, à ce qui est protagoniste, agissant, ce qui amène à un rapport entre subjectivité et objectivité permettant la formation de concepts.

Ce qui est fini est en réalité infini, car le fini implique sa propre négation, et en fait son propre dépassement : c’est la base même du principe du mouvement.

On a déjà ici la base du matérialisme dialectique, si Hegel ne voyait pas en le processus de connaissance du processus une logique générale fonctionnant sans la chose elle-même, comme flottant dans l’air, alors qu’en réalité la connaissance n’est que le reflet de la matière en mouvement. Son approche est d’ailleurs souvent incohérente par rapport à son propre idéalisme et tend déjà au matérialisme dialectique, de manière déformée.

Lénine, en prenant des notes sur cet ouvrage, fait d’ailleurs à un moment la réflexion suivante, caractéristique de son attitude à la lecture de l’œuvre :

[Hegel :] « Elles [les choses] sont, mais en vérité leur être est leur fin.

Plein d’esprit et bien trouvé ! Les concepts qui apparaissent d’habitude comme morts, Hegel les analyse et montre qu’il y a du mouvement en eux.

Qui connaît une fin ? Cela signifie, qui est en mouvement vers sa fin !

Quelque chose ? Cela signifie : non pas ce qu’est quelque chose d’autre.

Être en général? Cela signifie une certaine non-détermination, que être = ne pas être.

L’élasticité multi-faces, universelle des concepts, l’élasticité qui va jusqu’à l’identité des contraires – c’est là l’essentiel.

Cette élasticité, employée subjectivement, = éclectisme et sophistique. Cette élasticité, employée objectivement, c’est-à-dire de telle manière à refléter le caractère multi-faces et général du processus matériel et de son unité, c’est la dialectique, c’est l’acte de réfléchir de manière juste l’éternel développement du monde. »

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel

La science de la logique de Hegel et la connaissance comme processus

La lettre de Spinoza est extrêmement intelligente et représente l’un des plus hauts points de la conscience matérialiste humaine, à l’époque déjà cela va de soi, mais y compris aujourd’hui. Elle pose la nature infinie de la réalité, qu’une approche en termes finis ne peut pas saisir.

Hegel prolonge cette affirmation de Spinoza et va souligner qu’il est nécessaire de voir sous quelle forme l’infini est présent dans le fini. Car ce qui est ne se résume pas à être, il y a des processus, qui produisent des choses. Le fini se mobilise, il s’arrache à lui-même. Il y a de l’infini dans le fini.

Karl Marx reprend directement cette perspective, avec Le capital, lorsqu’il dit qu’en apparence le travail est payé, mais qu’en réalité une partie n’est pas payée : il exprime cet infini dans le fini, qui est à la base du développement des forces productives dans le mode de production capitaliste.

C’est ce qui fait dire à Lénine, dans ses notes, de manière mi-amusée, mi-moqueuse :

Aphorisme : On ne peut pas comprendre totalement « le Capital » de Marx et en particulier son chapitre I sans avoir beaucoup étudié et sans avoir compris toute la Logique de Hegel. Donc pas un marxiste n’a compris Marx 1 ⁄ 2 siècle après lui !

Il mentionne cet ouvrage classique de Karl Marx également à une autre occasion. Il écrit une citation de Hegel, avec à côté la mention « cf. le Capital », puis la recopie une seconde fois, en ajoutant un commentaire :

Formule magnifique : « Pas seulement abstraitement un universel, mais l’universel qui englobe en soi la richesse du particulier, de l’individuel, du singulier » (toute la richesse du particulier et du singulier !) ! ! Très bien [en français].

En ce sens, Georg Wilhem Friedrich Hegel, avec La science de la logique publié au début du 19e siècle – l’ouvrage est paru à Nuremberg en deux tomes dans la période 1812-1816, avec trois livres (Théorie de l’être, Théorie de l’essence, Théorie du concept) – joue un rôle historique déterminant dans l’affirmation de la compréhension du mouvement, dans le cadre de l’infinité.

Hegel pose le problème de la manière suivante. Pour lui, un esprit est un esprit saisissant ; la pensée agrippe littéralement un raisonnement qui se fonde forcément sur quelque chose. Cela veut dire que les notions, les concepts, sont produits au cours même du processus de découverte, de compréhension d’une chose.

Hegel remet par conséquent en cause le principe d’une logique qui serait une méthode valable partout et tout le temps, coupée à la fois de la pensée et de la matière. Il n’y a pas de logique qui se balade littéralement au-dessus ou à côté du sujet pensant et de la chose étudiée. Il n’y a pas de méthode logico-mathématique fonctionnant toujours et partout.

De la même manière, si la chose, un phénomène, existe déjà en tant que tel, ce n’est pas le cas de la pensée y faisant face : la pensée connaît un processus où elle se forme comme compréhension, par rapport à la matière, un phénomène, qui sont déjà ce qu’ils sont.

Cette compréhension, si elle va jusqu’au bout, devient chez Hegel connaissance, avec l’utilisation deconcepts. Pour le matérialisme dialectique, cette compréhension devient un reflet adéquat, nullement parfait, mais correct de la matière, sur le plan scientifique.

En tant que tel, cela signifie que Hegel remet en cause non seulement les mathématiques comme méthode pseudo-objective de saisir la réalité, que le principe d’une pensée absolue capable de saisir, littéralement d’engloutir la réalité tout en étant séparée d’elle (comme l’univers-substance de Spinoza).

Il y a selon lui forcément un décalage, une dynamique entre le sujet et l’objet, dont le rapport est un processus. Cela ne veut pas dire pour autant que la vérité ne devient alors que relative, bien au contraire ; Hegel rejette formellement Emmanuel Kant pour qui on ne peut connaître dans les faits que certains aspects des choses, jamais les choses elles-mêmes.

Chez Hegel, la vérité n’est pas un point de vue, elle parvient à l’universel ; dans ses notes sur La science de la logique, Lénine note à de très nombreuses reprises le rejet par Hegel de la conception d’Emmanuel Kant d’une chose en soi et d’une chose pour soi, de la conception kantienne de l’impossibilité de connaître les choses telles qu’elles sont, mais seulement un rapport à elles.

Afin de parvenir à ce saut dans la connaissance, Hegel oppose la compréhension à une forme plus élevée de celle-ci, la raison. Ce niveau supprime la dimension éventuellement subjective, et a fortiori une réduction de la compréhension à une lecture subjectiviste, où chacun voit les choses à sa manière.

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel

La lettre dite «sur l’infini» de Spinoza

Vous me demandez ce que la réflexion m’a conduit à penser de l’Infini ; je vous le communiquerai très volontiers.

Le problème de l’Infini a toujours paru à tous très difficile et même inextricable, parce qu’on n’a pas distingué ce qui est infini par une conséquence de sa nature ou par la vertu de sa définition et ce qui n’a point de limite non par la vertu de son essence mais par celle de sa cause.

Et aussi pour cette raison qu’on n’a pas distingué entre ce qui est dit infini parce que sans limites, et une grandeur dont nous ne pouvons déterminer ou représenter les parties par aucun nombre, bien que nous en connaissions la valeur la plus grande et la plus petite.

Et enfin parce qu’on n’a pas distingué entre ce que nous pouvons seulement concevoir par l’entendement, mais non imaginer, et ce que nous pouvons aussi nous représenter par l’imagination.

Si l’on avait tenu compte de toutes ces distinctions, on n’aurait pas été accablé sous le poids de tant de difficultés.

On aurait clairement connu quel Infini ne peut être divisé en parties ou est sans parties, quel au contraire est divisible, et cela sans qu’il y ait contradiction. On aurait connu, en outre, quel Infini peut être sans difficulté conçu comme plus grand qu’un autre Infini, quel au contraire ne peut l’être, et c’est ce que je vais montrer clairement ci-après.

Auparavant toutefois il me faut traiter en quelques mots de quatre sujets : la Substance, le Mode, l’Éternité, la Durée.

Au sujet de la Substance, voici ce que je veux que l’on considère :

1° l’existence appartient à son essence, c’est-à-dire qu’il suit qu’elle existe de sa seule essence et définition ; si ma mémoire ne me trompe, je vous ai démontré cela de vive voix et sans le secours d’autres propositions.

2e point qui découle du premier : il n’existe pas plusieurs substances de même nature, mais une substance unique.

3e point enfin : une substance ne peut être conçue autrement que comme infinie.

J’appelle Modes, d’autre part, les affections d’une Substance, et leur définition, n’étant pas celle d’une substance, ne peut envelopper l’existence.

C’est pourquoi, bien que les Modes existent, nous pouvons les concevoir comme n’existant pas, d’où suit que, si nous avons égard à la seule essence des modes et non à l’ordre de toute la nature, nous ne pouvons conclure de ce que présentement ils existent, qu’ils existeront par la suite ou qu’ils n’existeront pas, qu’ils ont existé antérieurement ou n’ont pas existé.

On voit clairement par là que nous concevons l’existence des Modes comme entièrement différente de celle de la Substance.

D’où se tire la différence entre l’Éternité et la Durée ; sous le concept de Durée nous ne pouvons concevoir que l’existence des modes, tandis que celle de la Substance est conçue comme Éternité, c’est-à-dire comme une jouissance infinie de l’existence ou de l’être.

De tout cela il ressort clairement que si, comme il arrive bien souvent, nous avons égard à la seule essence des modes et non à l’ordre de la nature, nous pouvons fixer à volonté et cela sans porter la moindre atteinte au concept que nous en avons, l’existence et la durée, la concevoir plus grande ou plus petite et la diviser en parties.

Sur l’Éternité au contraire et sur la Substance puisqu’elles ne peuvent être conçues autrement que comme infinies, aucune de ces opérations ne saurait s’exécuter, sans que le concept même que nous avons d’elles fût détruit.

Ceux-là donc tiennent de vains propos, pour ne pas dire qu’ils déraisonnent, qui pensent que la Substance étendue est composée de parties, c’est-à-dire de corps réellement distincts les uns des autres.

C’est comme si, en joignant des cercles, en les accumulant, l’on s’efforçait de composer un triangle ou un carré ou n’importe quoi d’une essence tout opposée à celle du cercle.

Tout ce fatras d’arguments par lesquels les philosophes veulent habituellement montrer que la Substance étendue est finie, s’effondre de lui-même : tous ces discours supposent une Substance corporelle composée de parties.

De la même manière d’autres auteurs, après s’être persuadés que la ligne se compose de points, ont pu trouver beaucoup d’arguments pour montrer qu’une ligne n’est pas divisible à l’infini.

Si cependant vous demandez pourquoi nous sommes si naturellement portés à diviser la substance étendue, je répondrai : c’est parce que la grandeur est conçue par nous de deux façons : abstraitement ou superficiellement ainsi que nous la représente l’imagination avec le concours des sens, ou comme une substance, ce qui n’est possible qu’au seul entendement.

C’est pourquoi, si nous considérons la grandeur telle qu’elle est pour l’imagination, ce qui est le cas le plus fréquent et le plus aisé, nous la trouverons divisible, finie, composée de parties et multiple.

Si, en revanche, nous la considérons telle qu’elle est dans l’entendement, et si la chose est perçue comme elle est en elle-même, ce qui est très difficile, alors, ainsi que je vous l’ai suffisamment démontré auparavant, on la trouve infinie, indivisible et unique.

Maintenant, du fait que nous pouvons à volonté délimiter la Durée et la Grandeur, quand nous concevons celle-ci en dehors de la Substance et faisons abstraction en celle-là de la façon dont elle découle des choses éternelles, proviennent le Temps et la Mesure.

Le Temps sert à délimiter la Durée, la Mesure à délimiter la Grandeur de telle sorte que nous les imaginions facilement, autant que la chose est possible.

Puis, du fait que nous séparons de la Substance même les affections de la Substance et les répartissons en classes pour les imaginer aussi facilement qu’il est possible, provient le Nombre à l’aide duquel nous arrivons à des déterminations précises.

On voit clairement par là que la Mesure, le Temps et le Nombre ne sont rien que des manières de penser ou plutôt d’imaginer.

Il n’est donc pas étonnant que tous ceux qui ont entrepris de concevoir la marche de la nature à l’aide de notions semblables et encore mal comprises, se soient embarrassés dans des difficultés inextricables dont ils n’ont pu se tirer qu’en brisant tout et en admettant les pires absurdités.

Comme il y a beaucoup de choses, en effet, que nous ne pouvons saisir que par le seul entendement, non du tout par l’Imagination, et telles sont, avec d’autres, la Substance et l’Éternité, si l’on entreprend de les ranger sous des notions comme celles que nous avons énumérées, qui ne sont que des auxiliaires de l’Imagination, on fait tout comme si l’on s’appliquait à déraisonner avec son imagination.

Les modes mêmes de la Substance ne pourront jamais être connus droitement, si on les confond avec ces Êtres de raison que sont les auxiliaires de l’imagination.

Quand nous faisons cette confusion, en effet, nous les séparons de la Substance et faisons abstraction de la manière en laquelle ils découlent de l’Éternité, c’est-à-dire que nous perdons de vue les conditions sans lesquelles ces modes ne peuvent être droitement connus.

Pour le voir plus clairement, prenez cet exemple : dès que l’on aura conçu abstraitement la Durée et que, la confondant avec le Temps, on aura commencé de la diviser en parties, il deviendra impossible de comprendre en quelle manière une heure, par exemple, peut passer.

Pour qu’elle passe, en effet, il sera nécessaire que la moitié passe d’abord, puis la moitié du reste et ensuite la moitié de ce nouveau reste, et retranchant ainsi à l’infini la moitié du reste, on ne pourra jamais arriver à la fin de l’heure [Spinoza reprend ici la thèse de Zénon d’Elée].

C’est pour cela que beaucoup, n’ayant pas accoutumé de distinguer les êtres de raison des choses réelles, ont osé prétendre que la Durée se composait d’instants et, de la sorte, pour éviter Charybde, ils sont tombés en Scylla. Car il revient au même de composer la Durée d’instants et de vouloir former un nombre en ajoutant des zéros.

On voit encore par ce qui vient d’être dit, que ni le nombre ni la mesure ni le temps, puisqu’ils ne sont que des auxiliaires de l’imagination, ne peuvent être infinis, sans quoi le nombre ne serait plus le nombre, ni la mesure, la mesure, ni le temps, le temps.

D’où l’on voit clairement pourquoi beaucoup de gens, confondant ces trois êtres de raison, avec les choses réelles dont ils ignoraient la vraie nature, ont nié l’Infini.

Mais pour mesurer la faiblesse de leur raisonnement, rapportons-nous-en aux mathématiciens qui ne se sont jamais laissé arrêter par des arguments de cette qualité, quand ils avaient des perceptions claires et distinctes.

Outre, en effet, qu’ils ont trouvé beaucoup de grandeurs qui ne se peuvent exprimer par aucun nombre, ce qui suffit à montrer l’impossibilité de tout déterminer par les nombres, ils connaissent aussi des grandeurs qui ne peuvent être égalées à aucun nombre mais dépassent tout nombre assignable.

Ils n’en concluent pas cependant que de telles grandeurs dépassent tout nombre par la multitude de leurs parties ; cela résulte de ce que, à leurs yeux, ces grandeurs ne se prêtent, sans une contradiction manifeste, à aucune détermination numérique.

Par exemple, toutes les inégalités de l’espace compris entre deux cercles AB et CD et toutes les variations que la matière mue en lui doit admettre, surpassent tout nombre.

illustration de l 'article

Et cela ne se conclut pas de l’extrême grandeur de cet espace car, aussi petite que nous en prenions une portion, ses petites portions inégales surpasseront cependant tout nombre.

Et, pour la même raison, cela ne se conclut pas non plus, comme il arrive dans d’autres cas, de ce que nous n’avons ni maximum ni minimum, car dans notre exemple, nous avons les deux : un maximum, AB, et un minimum, CD , dont nous pouvons conclure seulement que la nature de l’espace compris entre les deux cercles, à centre différent, ne peut rien admettre de tel.

Et par là, si quelqu’un voulait déterminer toutes ces inégalités par un nombre précis, il devrait en même temps faire qu’un cercle ne soit plus un cercle.

De même, pour revenir à notre sujet, si l’on voulait déterminer tous les mouvements de la matière qui ont eu lieu jusqu’à l’instant présent, en les ramenant ainsi que leur durée à un nombre et à un temps déterminés, ce serait comme si l’on s’efforçait de priver de ses affections la Substance corporelle que nous ne pouvons concevoir autrement que comme existante, et de faire qu’elle n’ait pas la nature qui est la sienne. Je pourrais démontrer cela clairement, ainsi que beaucoup d’autres points que j’ai touchés dans cette lettre, si je ne le jugeais inutile.

Dans tout ce qui précède on voit clairement que certaines choses sont infinies par leur nature et ne peuvent être conçues en aucune façon comme finies ; que certaines choses le sont par la vertu de la cause dont elles dépendent, et que toutefois, quand on les conçoit abstraitement, elles peuvent être divisées en parties et être regardées comme finies, que certaines autres enfin peuvent être dites infinies ou, si vous l’aimez mieux, indéfinies, parce qu’elles ne peuvent être égalées par aucun nombre, bien qu’on les puisse concevoir comme plus grandes ou plus petites ; il n’est donc pas nécessaire que des choses qu’on ne peut égaler par un nombre soient égales, comme on le voit assez par l’exemple donné ci-dessus et par beaucoup d’autres.

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel

La notion d’infini chez Spinoza que Hegel veut parfaire

La grande référence mise en avant par Hegel dans La science de la logique est la lettre dite « sur l’infini », écrite par Spinoza à Louis Meyer, le 20 avril 1663. Hegel fait de nombreuses références à Spinoza et son objectif est clairement d’approfondir le système de celui-ci, de lui fournir ce qu’il considère être comme manquant. Hegel se place en disciple et en continuateur de Spinoza.

Il dit par ailleurs :

Le caractère défini est la négation posé de manière affirmative, – c’est la phrase de Spinoza : Omnis determinatio est negatio (Toute détermination est négation). Cette phrase est d’une importance infinie ; seule la négation en tant que telle est l’abstraction sans forme.

C’est chez Spinoza que Hegel trouver la question de la négation et c’est chez lui qu’il trouve également la notion adéquate d’infini. La référence à la lettre dite « sur l’infini » doit donc être considérée comme essentielle pour la compréhension de la démarche de Hegel. Elle est la clef de voûte de La science de la logique.

Dans cette lettre, Spinoza affirme que les mathématiques ratent la notion d’infini, parce qu’elles n’atteignent pas la substance des choses, ayant une conception opératoire depuis l’extérieur.

L’idée est la suivante : il est possible d’étudier le contenu du temps et de l’espace au moyen de mesure, de nombre, etc. Mais ce faisant, on rate une dimension, celle de l’infini. En effet, à partir du moment où on dit qu’on compte, qu’on calcule, qu’on mesure, etc., on pose un cadre fini, ce qui est le contraire de l’infini.

Les mathématiques ne sont donc qu’une description ; elles ne parviennent pas au système qu’est l’univers lui-même, seulement à certains aspects pris à part, comme pris en instantanés. Ces aspects ne sont cependant pas la totalité elle-même, qui est infinie ; ce qu’on a, ce sont des moments finis, des éléments de la totalité. La totalité reste par contre forcément inatteignable si l’on raisonne en termes finis.

Spinoza manie ici la dialectique en posant la contradiction entre infini et fini, entre ensemble et particulier. Seule la totalité existe, comme ensemble et en se posant par définition même comme infini ; ce qu’on appelle le temps, la mesure, la grandeur, ne sont que des outils employés pour étudier des modes d’existence de la totalité, pas la totalité elle-même.

En quelque sorte, on ne peut pas rattraper l’infini. Spinoza, dans sa lettre, fait référence également à Zénon d’Élée à ce niveau.

C’est là-dessus que va directement se fonder Hegel pour exposer la dialectique dans La science de la logique, en la considérant comme ce qui va apporter à Spinoza ce qui lui manquait pour parfaire son système en tant que tel.

Hegel admet en effet tout cela sans souci. Il a cependant un problème avec la séparation totale que cela implique entre la totalité, porteuse d’infini, et les phénomènes qui sont eux finis. Ceux-ci ne sont que des modes d’existence de l’infini ; en fait, chez Spinoza, tout ce qui est fini existe dans un nombre infini, et consiste en la totalité. L’univers est ici, si l’on veut, l’ensemble des possibles (et nécessaires).

Or, Hegel considère que c’est là un panthéisme qui peut être dépassé, et même qui doit l’être si l’on veut établir un rapport correct entre le fini et l’infini.

Un tel rapport ne peut pas exister avec l’univers-substance de Spinoza, radicalement séparé des modalités d’existence de ses aspects. Cela revient pour lui à la même conception, somme toute, que l’hindouisme, où la succession de Brahman le créateur, Vishnou le stabilisateur et de Shiva le destructeur amène une répétition ininterrompue des mêmes mondes.

Il y a là une opposition du fini et de l’infini ; leur rapport est extérieur. Tout le but de Hegel va être d’en faire un rapport intérieur. Karl Marx et Friedrich Engels reprendront directement cette conception, plaçant ce rapport intérieur entre le fini et l’infini dans la matière elle-même. Ce sera alors le matérialisme dialectique.

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel

Hegel et l’apport de l’espace au temps d’Emmanuel Kant

Hegel se situe dans le prolongement d’Emmanuel Kant ; son mérite historique, avec cette notion d’infini qu’il apporte, est d’affirmer l’espace, là où Emmanuel Kant avait déjà affirmé le temps.

Kant et Hegel permettent l’affirmation de l’espace-temps comme réalité concrète, base pour l’émergence du matérialisme dialectique ; il va de soi que cette affirmation et cette émergence ne sont que le reflet dans les sciencesdu processus historique où la bourgeoisie renverse la féodalité et établit déjà les bases pour l’existence du prolétariat.

Friedrich Engels avait salué l’immense mérite historique d’Emmanuel Kant, qui a valorisé le temps comme moment de transformation, rejetant le principe d’un monde fini qu’il suffirait d’étudier. Emmanuel Kant terminait le travail ouvert par Galilée et développé par Isaac Newton, même si en fait Kepler avait, sur le plan théorique, élaboré un travail d’une importance déjà fondamentale à ce sujet.

Cependant, cela avait comme prix chez Emmanuel Kant la survalorisation du temps, aux dépens de l’espace. Le temps se montrait lieu de la transformation, au lieu que cela soit l’espace lui-même. L’idéalisme était encore fort et le protagoniste de la connaissance était encore le référentiel, au lieu que cela soit l’objet de la connaissance lui-même.

Selon Emmanuel Kant :

Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L’espace, en tant que forme pure de l’intuition extérieure, est limité, comme condition a priori, simplement aux phénomènes externes.

Ou encore :

Dans l’espace, considéré en lui-même, il n’y a rien de mobile ; il faut donc que le mobile soit quelque chose qui n’est trouvé dans l’espace que par l’expérience, et par conséquent une donnée empirique.

L’espace ne se voit pas attribuer de valeur dynamique en soit. Cela allait de paire avec la conception d’une « chose en soi », c’est-à-dire l’impossibilité pour le chercheur de savoir ce qu’est la chose en elle-même. On ne pourrait connaître que la chose dans la mesure où il y a un rapport avec elle. Ce qu’elle est vraiment resterait un mystère.

C’est précisément cela que va révolutionner Hegel, en attribuant l’infini à l’espace lui-même, ou plus exactement en faisant de l’espace le lieu de l’infini.

Lénine, qui a pris de nombreuses notes sur La science de la logique, se focalise particulièrement sur le résultat de cette affirmation de l’infini, c’est-à-dire la remise en cause la chose en soi d’Emmanuel Kant.

Ces notes ont écrites durant les mois de septembre, octobre et décembre 1914 et consistent en trois cahiers (Hegel, Logique I, II et III). Elles furent publiées en 1929 en Union Soviétique, époque du début de la valorisation des œuvres de Lénine à ce sujet et de l’affirmation en tant que telle du matérialisme dialectique comme vision du monde du Communisme.

On y trouve des citations de Hegel, des très courts résumés synthétiques de certains de ses raisonnements, ainsi que des remarques qui montrent que Lénine n’analyse pas l’œuvre en soi, mais en arrache la « substance » ou de manière plus juste le noyau matérialiste, afin de parvenir à une maîtrise authentique du matérialisme dialectique.

Pour cette raison, il note surtout les très nombreuses critiques d’Emmanuel Kant que fait Hegel : cela se déroule dans le contexte de lutte menée par Lénine contre le néo-kantisme qui nie la possibilité de la science comme totalité et comme synthèse, au nom du caractère prétendument inaccessible de la véritable nature des choses.

De la même manière, Lénine porte toute son attention sur la question de la possibilité de la connaissance, lorsque Hegel parle de l’activité pratique. C’est pourquoi il écrit en note :

Le matérialisme historique comme une des applications et développements des idées géniales, des graines, qui sont disponibles chez Hegel à l’état de germination.

C’est que, au sujet de l’infini en tant que tel, Lénine profite déjà des analyses de Karl Marx et de Friedrich Engels sur Hegel, qu’il a déjà parfaitement saisi et sa perspective concrète alors n’est pas d’étudier le passage en soi de Hegel à Marx, par cette notion d’infini justement, lui-même l’ayant déjà saisi et mis en pratique dans sa démarche politique et dans sa compréhension des sciences.

Il fera cependant évidemment des remarques significatives à ce sujet.

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel

La science de la logique de Hegel et la notion d’infini

Essayons de résumer, dès le départ, la démarche de Hegel, qui est difficile à saisir de par son haut niveau de problématisation. Cela est nécessaire pour comprendre son approche, qui consiste à affirmer que le fini s’auto-transforme, et par conséquent porte en lui la notion d’infini.

C’est là la grande thèse de La science de la logique et son intérêt historique essentiel.

Qu’implique cette thèse ? Concrètement, elle veut dire que poser une équivalence, c’est fausser la réalité, car celle-ci n’est pas statique, elle porte en elle le mouvement lui-même, en tant que tel.

Cela revient ainsi à donner une définition statique et formelle, morte, de quelque chose de vivant, en mouvement, en développement.

Disons par exemple qu’il soit dit que :

1 + 1 = 2,

On entend par là une simple équivalence, c’est-à-dire qu’on aurait pu tout aussi bien écrire :

2 = 1 + 1.

Or, Hegel remet en cause cette approche, pour deux raisons. D’abord, parce que le « 1 » n’est pas défini et qu’on applique une méthode extérieure à lui, ce qui sépare le processus d’interprétation du phénomène. C’est là se décaler par rapport à la vérité, qui veut que le processus de transformation n’ait pas une source externe, mais interne.

Hegel porte donc un regard critique, tout à fait correct, sur les mathématiques en tant que mode opératoire, mode qui rate par définition la substance des choses.

Ensuite, parce que « 1 » n’est pas « 1 », au sens où il n’est pas seulement « 1 », il est aussi « -1 » et même « O », car il en porte en lui sa propre finitude. Il n’est pas de choses, en effet, qui ne soient finis ; aucune chose n’est éternelle.

Qui plus est, cette finitude est aussi un dépassement, car tout se transforme.

Les mathématiques ratent donc le principe du processus, de par leur formalisme, de par ce qui est un objectivisme, leur démarche se focalisant sur l’accumulation (ou son inverse) ; elles se résument à une approche quantitative, ratant le qualitatif.

Voilà pourquoi, si l’on suit le raisonnement de Hegel, on devrait reprendre les gens disant :

1 + 1 = 2

car si l’on regarde bien, ils ont en tête déjà le résultat, ils présupposent le résultat à la base même du calcul ; ce qu’ils veulent dire, en réalité, c’est que :

2 = 1 + 1.

Ils ne posent donc pas la question du processus, ils ne raisonnent pas en termes de développement à partir de la nature interne des choses. Ils photographient un moment de la réalité, le moment où le rien a laissé la place à quelque chose, quelque chose qui lui-même a perdu sa dynamique et se pose une fois son saut qualitatif passé.

Les mathématiques montrent le passage entre l’être et le rien, le moment du passage de la possibilité, potentialité, à la réalité temporaire, cependant on n’est ici que dans le temporaire, le figé.

Or, les mathématiques font l’erreur de définir cela comme un moment absolu, éternel, toujours et partout valable, alors que le processus de transformation est en réalité infini. Ce raisonnement logico-mathématique est que font Pythagore et Platon, puis Descartes, avec un monde mathématique idéal situé au-delà de la matière, ayant façonné celle-ci.

On est là dans quelque chose de statique, avec une absence de mouvement de la réalité elle-même, qui est figée dans des nombres, nombres eux-mêmes absolument figés et n’étant pas leur contraire, ni placés dans un processus contradictoire qui est la vie elle-même.

>Retour au sommaire du dossier sur La science de la logique de Hegel